2. Pourquoi Mgr de Bonald fut-il proposé comme nouvel archevêque de Lyon ?

Nous avons vu précédemment pourquoi l’archevêché de Lyon n’était pas revenu à Mgr de Pins, qui avait rencontré beaucoup d’hostilité au cours de ses quinze années d’administration apostolique du diocèse, même si de nombreux prêtres, en particulier ceux du département de la Loire, regrettaient qu’il n’ait pu poursuivre sa tâche 343 . Si le remplacement de Mgr de Pins ne constituait donc pas une surprise, par contre la désignation, pour le siège de Lyon, du cardinal d’Isoard, archevêque d’Auch, en juin 1839, pouvait paraître curieuse, dans la mesure où ce dernier était très âgé et d’une faible santé. Le ministre des cultes justifia cette nomination à l’ambassadeur de France à Rome, le 3 juillet 1839, de la façon suivante : “Sa majesté ne s’est pas dissimulé ce que cette détermination pouvait avoir de pénible pour Mgr de Pins. Mais il fallait consulter avant tout les intérêts de la religion, et Mgr de Pins, quoique doué de vertus épiscopales fort recommandables, a prouvé qu’il n’était pas toujours à la hauteur de l’importante mission qui lui était confiée 344 ”. Mgr Garibaldi, internonce à Paris, pensait, pour sa part, qu’on avait nommé le cardinal d’Isoard “pour que le soufflet fût moins dur pour Mgr de Pins 345 ”.L’internonce n’avait pas pu s’opposer à cette nomination, car il pensait qu’il était urgent qu’il y en eût une25 et, Mgr de Bonald fut sollicité une première fois pour un archevêché par M. Teste, ministre des cultes, afin de succéder à l’archevêque d’Auch 346 . Seulement, tout fut remis en question par le décès du cardinal d’Isoard à Paris le 7 octobre 1839.

Dans les milieux catholiques lyonnais, on pensait que Mgr de Bonald pouvait devenir le successeur du cardinal Fesch. Johannes Blanchon, qui fut, par la suite, un proche du cardinal de Bonald, indique dans la biographie qu’il lui a consacré, que, lors du sacre de l’évêque de Saint-Dié dans l’église primatiale de Lyon, en 1835, les fidèles, poussés par un mystérieux pressentiment, admirant la jeunesse et la dignité de l’évêque du Puy, se disaient les uns aux autres : “Si c’était là notre futur archevêque ! 347 ” A Lyon, les journaux et l’opinion publique évoquaient aussi , à partir de l’été 1839, les mérites et la possible nomination d’autres ecclésiastiques : Mgr Donnet 348 , archevêque de Bordeaux depuis 1837, qui avait été missionnaire diocésain des Chartreux, à Lyon et curé de Villefranche-sur-Saône ; Mgr Mioland 349 , évêque d’Amiens depuis l’année précédente et ancien supérieur des Chartreux ; M.Olivier, curé de Saint-Roch à Paris29 ; le cardinal de la Tour-d’Auvergne, évêque d’Arras ; Mgr Gousset, évêque de Périgueux 350 . A défaut de Mgr de Bonald pour Lyon, l’internonce à Paris avait pensé aussi à Mgr Giraud, évêque de Rodez 351 .

Abordons maintenant les deux raisons majeures expliquant la nomination de Mgr de Bonald sur le siège de Lyon : la bienveillance du milieu catholique libéral et surtout l’esprit de conciliation qu’avait manifesté l’évêque du Puy à l’égard du pouvoir. Il y avait un décalage entre le point de vue de la plupart des journaux lyonnais 352 qui percevaient Mgr de Bonald comme un champion de la légitimité et celui de l’administration locale comme celui des légitimistes lyonnais bien informés, qui savaient que celui-ci avait considérablement amélioré ses relations avec le pouvoir. Le milieu légitimiste lyonnais préférait conserver Mgr de Pins. Si Mgr de Bonald a eu le soutien des catholiques libéraux, surtout influents à Paris, comme Montalembert ou Lacordaire, c’est parce que, comme ces derniers, il souhaitait une ouverture au monde et manifestait un fond d’idéalisme social 353 . De plus, il était devenu, lui aussi, un homme de juste milieu et de sage raison 354 . Donc, on ne peut être surpris que Montalembert ait apprécié sa nomination à Lyon : “Nous espérons quelque chose de Mgr de Bonald dont la promotion est une vraie bénédiction 355 ”. De plus, Montalembert précise dans la “Chronique catholique de mon temps”, que sa nomination est “vraiment un événement heureux et important parce qu’elle exclut à tout jamais M. de Pins et sa clique oppressive 356 ”. Il ajoute que “M. de Bonald est de tous les évêques de France celui qui comprend le mieux les besoins nouveaux 357 ”. Il s’agit là d’une appréciation on ne peut plus flatteuse et son beau-père, M. de Mérode, qui avait eu l’occasion de converser avec l’évêque du Puy, en juillet 1839, en revenant de Rome, avait rassuré son gendre concernant les options politiques du prélat : ce dernier a manifesté, disait-il, “les dispositions les plus sages et les plus antipathiques au système adopté par le légitimisme37”. Montalembert a-t-il véritablement influencé la nomination de Mgr de Bonald sur le siège de Lyon ? Il avait proposé à M. Teste, ministre des cultes, de remplacer Mgr de Pins par Mgr Gousset 358 , mais, malgré les espérances que le ministre lui avait laissées à ce sujet, le cardinal d’Isoard avait été choisi. De toute façon, il ne semble pas qu’il ait autant influencé les nominations épiscopales à cette époque que dix ans plus tard sous la Seconde République 359 . Mais il était dans la mouvance de ceux qui avaient fréquenté le château de La Roche-Guyon, résidence du cardinal de Rohan, ami de Mgr Mathieu et qui souhaitait, comme l’écrivait Ozanam le 26 août 1839, la nomination d’évêques susceptibles de “consommer l’œuvre de conciliation entre le passé et l’avenir, la réunion de tous ceux qui croient et qui aiment sous une même bannière où ne brilleront plus les devises d’une école ni les couleurs d’un parti 360 ”. Mgr Mathieu, dont on a évoqué la correspondance avec l’internonce Mgr Garibaldi dont il était ami, était le jeune archevêque de Besançon depuis 1834 et exerçait alors une influence notable sur les nominations épiscopales. Il a surtout promu à l’épiscopat ceux qui avaient été bien perçus par ses prédécesseurs sur le siège de Besançon, le cardinal de Rohan et Mgr Dubourg, décédés tous les deux en 1833 361 . Si Mgr Mathieu était influent, c’est parce qu’il avait été le confesseur de la reine Marie-Amélie 362 . Le deuxième archevêque le plus influent à cette époque pour les nominations épiscopales, Mgr Donnet, archevêque de Bordeaux, en relation avec l’internonce Garibaldi et Mgr Mathieu 363 , avait lui aussi ses entrées à la cour puisqu’il était reçu souvent et amicalement par la pieuse reine 364 . Finalement, le roi, qui décidait en dernier ressort, tenait compte alors des points de vue des archevêques de Besançon et de Bordeaux, prélats conciliants 365 , et il souhaitait pour l’accession aux autres archevêchés avoir affaire au même type d’évêque. Son administration des cultes, réorganisée en 1839 avec un directeur des cultes 366 établissant des rapports argumentés, lui permettait de faire un choix en toute connaissaance de cause. Ce choix s’est porté naturellement sur Mgr de Bonald, car non seulement il apportait un beau nom mais il sut, dans son diocèse du Puy, “après les changements qui s’opérèrent dans ses opinions, avoir une heureuse influence sur son clergé grâce à des idées plus saines 367 ”. L’internonce Garibaldi, dans une lettre au secrétaire d’Etat Lambruschini à Rome, le 29 octobre 1839, confirme le désir du roi de récompenser l’évêque du Puy d’avoir tenu son clergé en dehors des intrigues politiques : le roi, dit-il, désire nommer de Bonald à Lyon car celui-ci est “généralement connu pour sa sagesse en tout ce qui concerne les choses politiques 368 ”.

Notes
343.

Lettre des curés de l’arrondissement de Montbrison et des curés de tous les chefs-lieux du canton au nm de tout le clergé de l’arrondissement au ministre de la justice et des cultes, à la suite de la mort du cardinal Fesch à Rome (Archives Nationales, dossier de Bonald, F19/2531).

344.

Cité par P. POUPARD, Correspondance inédite entre Mgr Garibaldi et Mgr Mathieu …, p. 217).

345.

P. POUPARD …, p. 216.

346.

Ibid., p. 241.Dans une lettre du 20 septembre 1839 à l’archevêque de Besançon, Mgr Mathieu, Mgr Garibaldi indique que le ministre des cultes devait écrire à l’évêque du Puy pour savoir s’il accepterait et que lui-même désirerait qu’il ne refuse pas.

347.

J. BLANCHON, Le cardinal de Bonald - archevêque de Lyon – Sa vie et ses œuvres …, p. 11. Dans un article du 5 décembre 1839, consacré à l’archevêché de Lyon, le journal bi-hebdomadaire “L’homme de la Roche. Chronique lyonnaise”, citait en premier Mgr de Bonald pour l’archevêché de Lyon et le présentait come le plus jeune et le plus méritant de nos évêques.

348.

Editorial du “Courrier de Lyon”, du 7 juin 1839.

349.

Lettre du préfet du Rhône au ministre de la justice et des cultes du 18 juillet 1839 (A.N., dossier de Bonald, F19/2531). Le préfet citait aussi l’évêque du Puy.

350.

Ibid., lettre du même au même du 22 octobre 1839. Le préfet du Rhône fait aussi allusion, dans sa lettre au ministre des cultes, aux intrigues des partisans de Mgr de Pins, à la suite du décès de Mgr d’Isoard. Ils voulaient profiter du passage prochain du duc d’Orléans, pour lui présenter une pétition en faveur de l’administrateur apostolique du diocèse (A.N., dossier de Bonald, F 19/2531).

351.

Lettre de l’internonce, Mgr Garibaldi, à Mgr Mathieu, du 30 octobre 1839 (P. POUPARD, Correspondance inédite entre Mgr Garibaldi et Mgr Mathieu …, p. 246). On peut noter que tous ces ecclésiastiques susceptibles d’être nommés à Lyon sont ou deviendront plus tard des archevêques, à l’exception de Mgr Olivier, qui restera évêque d’Evreux.

352.

Le “Courrier de Lyon” qui soutenait le régime de Juillet s’est toujours montré hostile à la venue à Lyon de l’évêque du Puy : articles des 6, 7 juin et 2 juillet 1839.

353.

Marcel PRELOT souligne ainsi les traits communs du catholicisme libéral, in Encyclopédie Catholicisme, 1972, T. 29, col. 563-564.

354.

Jacques GADILLE et Jean Marie MAYEUR, “Les milieux catholiques libéraux en France : continuité et diversité d’une tradtion”, in Jacques GADILLE (dir.), Les catholiques libéraux au XIX e siècle. Actes du colloque international de Grenoble de 1971, 1974, 595 p. (p. 203). A Lyon, deux prêtres, surtout, manifestent alors un esprit catholique libéral, l’abbé Dauphin, fondateur du collège d’Oullins et l’abbé Noirot, professeur de philosophie au collège royal, puis au lycée. L’ancien élève de l’abbé Noirot, Frédéric Ozanam, devenu professeur de droit commercial à Lyon en 1839 et proche de Lacordaire, était également un catholique libéral.

355.

Lettre de Montalembert à Lacordaire du 7 décembre 1839 in André TRANNOY, Le romantisme politique de Montalembert avant 1843, Bloud et Gay, 1942, 624 p. (p. 535). Dix jours plus tard, dans une lettre à Paul CHERUEL, ancien saint-simonien converti au catholicisme, un autre catholique libéral, ami de Montalembert, Lacordaire, affirmait, lui aussi, que la nomination de Mgr de Bonald à Lyon était “un excellent choix dont nous devons bien attendre”. [Répertoire établi par Guy BEDOUELLE et Chritoph-Aloïs MARTIN, Henri-Dominique Lacordaire, Correspondance, T.1,(1816-1839), Le Cerf, 2002, 1429 p. (p. 119)].

356.

Montalembert fait allusion au parti carliste qui, d’après lui, “opprimait à Lyon l’intelligence et le dévouement du clergé” : jugement exprimé dans la “Chronique catholique de mon temps” de septembre 1839, commencée par Montalembert en septembre 1838 et interrompue en 1842, in A. TRANNOY, Le romantisme politique de Montalembert avant 1843…, p. 563.

357.

“ Chronique catholique de mon temps” de Montalembert, décembre 1839, in A. TRANNOY, Le romantisme politique de Montalembert avant 1843 …, p. 567.Montalembert appréciait aussi l’importance accordée par Mgr de Bonald au respect des monuments religieux : “ Chronique catholique de mon temps” du 24 novembre 1838 …, pp. 554-555.

358.

“Chronique catholique de mon temps” de septembre 1839, in A. TRANNOY, Le romantisme politique de Montalembert avant 1843 …, p. 563.

359.

J.O. BOUDON, L’épiscopat français à l’époque concordataire (1802-1905) …, pp. 345 à 347.

360.

Il s’agit du parti légitimiste. Lettre d’Ozanam à Lacordaire. Le jeune catholique lyonnais se félicitera par la suite de l’arrivée de Mgr de Bonald sur le siège de Lyon (G. CHOLVY, Frédéric Ozanam. L’engagement d’un intellectuel catholique au XIX e siècle, Fayard, 2003, 783 p., [p. 360]).

361.

J.O. BOUDON, L’épiscopat français à l’époque concordataire (1802-1905) …, p. 402.

362.

Maurice REY, Histoire des diocèses de France, T. 6, Besançon et Saint-Claude, Beauchesne, 1977, 318 p. (p. 170).

363.

J.O. BOUDON, L’épiscopat français à l’époque concordataire (1802-1905) …, p. 404.

364.

François COMBE, Histoire du cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux, Périsse, 1888, 402 p. (p.186).

365.

L’histoire de leur long épiscopat montre qu’ils se sont bien adaptés à tous les régimes politiques.

366.

J.O. BOUDON, L’épiscopat français à l’époque concordataire (1802-1905) …, p. 334.

367.

Lettre du préfet du Rhône au ministre de la justice et des cultes non datée (probablement du début des années 1840) : A.N., dossier de Bonald, F19/2531.

368.

Lettre citée par Paul DROULERS, “Le cardinal de Bonald et la grève des mineurs de Rive-de Gier en 1844”, Cahiers d’histoire, T. VI, 1961, p. 279.