1. Moyens et rayonnement des évêques

Nous devons remarquer en premier lieu la jeunesse des évêques nommés au début des années 1840 et plus généralement sous la monarchie de Juillet. Même les nouveaux titulaires des trois principaux archevêchés en 1840, Mgr Affre à Paris, Mgr de Bonald à Lyon et Mgr Gousset à Reims n’ont qu’une cinquantaine d’années, le plus âgé étant Mgr de Bonald, qui avait cinquante-trois ans. D’ailleurs, un nombre important de ces évêques commence un long épiscopat qui, pour une dizaine d’entre eux, se terminera sous la IIIe République : citons entre autres Mgr Donnet, archevêque de Bordeaux de 1837 à 1882, Mgr Mathieu, archevêque de Besançon de 1834 à 1875 et Mgr Rivet, évêque de Dijon de 1838 à 1884. IL faut dire que le gouvernement de Louis-Philippe a renouvelé presque entièrement l’épiscopat napoléonien et celui de la Restauration.

Nous pouvons remarquer aussi qu’après 1830, le recrutement social de l’épiscopat s’est beaucoup modifié : si Mgr de Bonald avait été choisi dans la noblesse comme la grande majorité des évêques nommés sous la Restauration, il se retrouva sous la Monarchie de juillet de plus en plus avec des prélats d’origine bourgeoise, recrutés dans les milieux aisés fidèles à l’Eglise : propriétaires fonciers, bourgeoisie industrielle et commerciale 392 . Il y avait aussi des évêques issus des milieux populaires, de la petite paysannerie et du petit commerce. Ce changement de milieu social dans le recrutement des évêques faisait dire à l’abbé Clavel, dans “Le Bien social”, qu’il était à l’origine des conflits grandissants entre prêtres et évêques, car ces derniers “apportaient à l’épiscopat l’âpreté des manières qu’ils avaient prises dans leur domesticité 393 ”. Le pouvoir des évêques à l’égard des prêtres et plus généralement dans leur diocèse était-il donc aussi important ?

Le concordat de 1801 a effectivement donné aux évêques la possibilité de contrôler l’ensemble de leur clergé : ils nomment et révoquent les vicaires généraux honoraires et proposent au gouvernement la nomination du ou des vicaires généraux titulaires. Ils nomment les chanoines titulaires et le doyen du chapitre, de même que les chanoines honoraires. D’ailleurs, les chanoines ont perdu tout pouvoir si ce n’est celui d’élire le vicaire capitulaire lors du décès de l’évêque 394 . Les évêques choisissent également à leur gré leurs secrétaires et leurs directeurs de séminaires. Ils nomment les vicaires, les curés-desservants et les curés de cantons. Certes, ces derniers sont inamovibles mais les évêques peuvent déplacer comme ils veulent tous les autres prêtres : le clergé paroissial, les professeurs de séminaires et les aumôniers 395 .Il y a donc une différence de statut importante entre les curés de canton, inamovibles, et les autres prêtres des paroisses, les desservants succursalistes et les vicaires, qui sont amovibles. Les tensions entre certains succursalistes et leurs évêques ont ainsi amené les premiers à prendre parfois position publiquement, comme l’abbé Clavel 396 ou les frères Allignol du diocèse de Viviers qui, dans leur ouvrage publié en 1839, De l’état actuel du clergé en France, demandaient la constitution d’un jury ecclésiastique pour régler les conflits, l’inamovibilité de tous les curés et même l’élection de l’évêque par le clergé 397 . Le livre éveilla les inquiétudes des évêques dont l’évêque du Puy, Mgr de Bonald et l’évêque de Saint-Flour, Mgr de Marguerye, qui ont écrit à l’“Univers” pour dire que s’il en était ainsi, ils renonceraient à administrer un diocèse quelconque en France 398 . Quant à l’évêque concerné, à Viviers, Mgr Guibert, il condamna bien sûr cette contestation en manifestant surtout la crainte d’un début de démocratisation dans l’Eglise, ce qui conduirait à mettre en cause la structure hiérarchique du catholicisme 399 . D’une manière générale, les évêques ont-ils abusé de leur pouvoir ? Montalembert, qui connaissait bien l’état d’esprit ecclésiastique puisqu’il fréquentait les prêtres franc-comtois et parisiens et avait des amis parmi les curés dans le reste de la France, signale des preuves de l’abus que plusieurs évêques font de leur pouvoir à la suite du voyage qu’il a effectué en Champagne, Bourgogne et Franche-Comté au cours de l’été 1839 400 . Sans doute a-t-il entendu des critiques à l’adresse de Mgr Mathieu, archevêque de Besançon, dont même un de ses suffragants se plaignait de “l’espèce de patriarcat que l’archevêque voulait exercer sur ses collègues 401 ”. D’autres prélats avaient cette réputation d’exercer un épiscopat de type autoritaire et paternel comme l’évêque de Luçon, Mgr Baillès ou Mgr Clausel de Montals, évêque de Chartres qui défendait ses curés devant le monde laïc mais n’admettait nullement que ces derniers se défendissent contre lui-même 402 .

Mais si l’évêque peut gouverner son clergé, il doit être aussi un fonctionnaire soumis puisqu’il fait serment de fidélité au roi. Il ne peut s’éloigner de son diocèse qu’en demandant une autorisation et doit en visiter les paroisses, activité qui occupe en théorie trois ou quatre mois par an mais souvent, l’évêque ne se rend que dans les doyennés et fait faire la visite des paroisses succursales par le curé du canton 403 . Le gouvernement intervient-il dans les conflits entre les prêtres et leurs évêques ? Il n’intervient pas dans des affaires proprement religieuses : les nominations de curés de canton ou les déplacements de desservants n’intéressent le préfet que si des motifs politiques rentrent en jeu. En fait, le gouvernement ne peut déplacer les évêques contre leur gré et il les tient surtout par les possibilités de promotion 404 . Finalement, les évêques disposent de moyens importants mais les prérogatives du gouvernement et les instances qui échappent à leur contrôle limitent leur rayonnement et leur influence : le quatrième article organique conditionne la réunion d’un concile national à la permission expresse du gouvernement et Rome est également hostile à la tenue de ce type de concile ; les évêques sont donc plus ou moins isolés même s’ils ont l’occasion de se rencontrer au cours des cérémonies importantes. De plus, les congrégations religieuses établies à l’intérieur et hors du centre diocésain, le développement des mouvements de laïcs et de la presse catholique représentent les autres limites de leur rayonnement pastoral.

Il n’empêche que la valeur de l’épiscopat sous Louis-Philippe, supérieure à celle d e l’époque de la Restauration 405 , va permettre à celui-ci d’entamer une rénovation religieuse et intellectuelle.

Notes
392.

François LE BRUN (dir.), Histoire des catholiques en France du XV e siècle à nos jours, Privat, 1980,588 p. (p.323).

393.

Cité par François LEBRUN, Histoire des catholiques en France …, p. 323. “Le Bien social, organe du clergé secondaire” était un journal fondé en 1844 par l’abbé Clavel, ancien succursaliste dans le Périgord , qui était monté à Paris (Denis PELLETIER, Les catholiques en France depuis 1815, La Découverte, 1997, 125 p. (p. 17).

394.

Gérald CHAIX (dir.), Le diocèse – Espaces, représentations, pouvoirs en France du XV e AU XX e siècle, Le Cerf, 2002, 445p. (pp. 89-90).

395.

François LEBRUN (dir.), Histoire des catholiques en France du XV e siècle à nos jours …, p. 324.

396.

Voir la note 73.

397.

François LEBRUN (dir.), Histoire des catholiques en France …, p. 329.

398.

“Chronique catholique de mon temps” d’août-septembre 1839, in A. TRANNOY, Le romantisme politique de Montalembert avant 1843 …, p. 565. Montalembert pense pour sa part que la solution serait de rétablir les officialités (tribunaux épiscopaux).

399.

François LEBRUN (dir.), Histoire des catholiques en France …, p. 329.

400.

“Chronique catholique de mon temps” d’août-septembre 1839, in A. TRANNOY, Le romantisme politique de Montalembert avant 1843 …,pp. 432-564. Il semble toutefois que Montalembert exagère un peu lorsqu’il parle “d’abus perpétuel” et de “pouvoir sans bornes” des évêques.

401.

Maurice REY (dir.), Histoire des diocèses de France – Besançon et Saint-Claude, Beauchesne, 1977, 318 p. (p. 178).

402.

ErnestT SEVRIN, Un évêque militant et gallican au XIX e siècle – Mgr Clausel de Montals, évêque de Chartres (1769-1857), Vrin, 1955, T. I, 337 p. (pp. 231-251).

403.

François LEBRUN (dir.), Histoire des catholiques en France …, pp. 325-326. D’après les lois canoniques, l’évêque doit aussi effectuer sa visite ad limina auprès du pape à Rome, mais on a vu que cette visite est restée peu habituelle avant le Second Empire. L’évêque doit aussi instruire les fidèles : sous la monarchie de Juillet, les lettres pastorales se font nombreuses et les évêques prennent l’habitude de traiter dans le traditionnel mandement de carême une question qu’ils jugent importante, d’apologétique ou de théologie.

404.

Ibid., p. 324.

405.

Charles POUTHAS, “Le clergé sous la monarchie constitutionnelle (1814-1848)”, Revue d’Histoire de l’Eglise de France, T. XXIX, 1943, p. 52.