2. Des évêques favorables à une rénovation religieuse et ouverts à la modernité

A partir des années 1840, la sensibilité religieuse change au sein du catholicisme français, à cause d’un nouvel esprit pastoral qui veut rapprocher ce que l’Eglise prescrit de ce que le peuple vit et cela, avec les encouragements de Rome 406 . Depuis la Révolution, à cause des changements politiques, le clergé s’est beaucoup plus tourné vers le pape, influencé en cela par Lamennais et ses disciples. Les prêtres les plus savants ont contribué à faire progresser les idées romaines au sein du clergé et, entre autres, ils ont facilité le ralliement à la théologie morale de Saint Alphonse de Liguori 407 , qui incitait les fidèles à la communion fréquente, ce qui a beaucoup contribué à modifier la sensibilité religieuse.

Dès 1805, Eugène de Mazenod, futur évêque de Marseille, qui n’était pas encore entré au séminaire de Saint-Sulpice, cherchait à se procurer les ouvrages de Liguori 408 . Plus tard, sous la Restauration, devenu prêtre à Aix-en-Provence et supérieur des missionnaires de Provence, les Oblats de Marie Immaculée, il commença à propager en France, aidé par ces derniers, le culte liguorien 409 .En 1823, l’abbé de Mazenod avait lu l’ouvrage du prêtre piémontais Bruno Lanteri, publié à Lyon, Réflexions sur la sainteté et la doctrine du bienheureux Alphonse de Liguori, et la même année, il était devenu vicaire général de l’évêque de Marseille, Fortuné de Mazenod, son oncle, qui le premier, établit canoniquement en France le culte de Saint Alphonse de Liguori 410 . Eugène de Mazenod remplaça son oncle, démissionnaire à cause de son âge, à la tête de l’évêché de Marseille en 1837. D’autres évêques ou futurs évêques ont participé à la diffusion de la pensée d’Alphonse de Liguori. L ‘abbé Gousset, futur archevêque de Reims, découvrit, alors qu’il était professeur de théologie morale au séminaire de Besançon, au hasard d’une visite à un libraire, les livres de l’évêque italien. Après une étude plus poussée de la doctrine liguorienne à Rome, il fit paraître en 1832, alors qu’il était devenu vicaire général de l’archevêque de Besançon, les Justifications de la théologie morale du Bienheureux Alphonse-Marie de Liguori 411 . Deux ans plus tard, l’abbé Villecourt, devenu peu de temps après évêque de la Rochelle, publiait une traduction des Lettre spirituelles d’Alphonse de Liguori aux religieuses et autres personnes vivant en communauté et Mgr Bouvier, évêque du Mans, diffusait largement les idées de Liguori avec ses Institutiones Theologicae 412 . Pour sa part, Mgr de Bonald assista à Rome, en 1839, comme nous l’avons vu précédemment, à la canonisation du bienheureux napolitain, et, cinq ans plus tard, l’office de Saint Alphonse de Liguori figurait, comme celui d’autres saints qui avaient été, eux aussi, ajoutés, dans la nouvelle édition du bréviaire lyonnais 413 .

Avec la morale liguorienne, les confesseurs étaient enjoints à moins de sévérité et les fidèles étaient invités à une communion plus fréquente. Ainsi, on est passé insensiblement du Dieu redoutable à un Dieu d’amour 414 . C’est cette religion d’amour que prêchait l’abbé Donnet, missionnaire des Chartreux et futur archevêque de Bordeaux, à la retraite de première communion de Frédéric Ozanam à Lyon, en mai 1826 415 . Le jeune lyonnais a noté ces paroles du prêtre : “La loi du Christ est une loi d’amour et de charité, elle a civilisé le monde. Ô jeunes gens, apprenez donc à aimer le joug du Seigneur, il est aisé à porter, il est plein de douceur 416 ”. L’abbé Donnet faisait partie de cette minorité de prêtres savants, à l’esprit large et tolérant et au cours de son long épiscopat à Bordeaux de 1836 à 1882, il est resté missionnaire en accordant beaucoup de temps à la prédication 417 . Mgr Donnet et beaucoup d’autres évêques des années 1840 voulaient associer une rénovation intellectuelle à une rénovation religieuse car il s’agissait de christianiser le savoir humain. Au moment où le débat religieux s’élargissait aux dimensions de l’humanité avec le développement des missions hors d’Europe, il était important de s’ouvrir à la totalité des connaissances et de mettre en évidence les implications intellectuelles, politiques et sociales du dogme catholique qui pouvait seul apporter des réponses aux problèmes de l’humanité 418 . Un grand nombre d’évêques favorisèrent l’approfondissement des études ecclésiastiques avant, pendant ou après le grand séminaire : ainsi, Mgr Thibaut, évêque de Montpellier de 1835 à 1861, envoya des élèves des petits séminaires affronter le baccalauréat et il payait les inscriptions en Faculté de certains étudiants 419  ; pour sa part, Mgr Giraud, archevêque de Cambrai, diversifia l’enseignement de son grand séminaire en introduisant l’hébreu, le droit canon, l’histoire , les sciences physiques et naturelles 420  ; quant à Mgr Fayet, évêque d’Orléans de 1843 à 1849, pensant que les prêtres devaient posséder les sciences ecclésiastiques au moins au même degré où les laïcs avaient porté les sciences humaines et que leurs connaissances acquises au séminaire ne suffiraient plus, décida de soumettre pendant cinq ans les jeunes prêtres à des examens annuels portant sur la théologie, l’Ecriture Sainte, la liturgie et les règlements d’administration du temporel des paroisses 421 . L’archevêque de Paris avait, lui, de plus grandes ambitions pour la formation intellectuelle de son clergé : en 1845, il concrétisa le projet d’établir à Paris une Ecole des hautes études ecclésiastiques dans l’ancien couvent des Carmes, projet lancé dès 1825 par Mgr Frayssinous, ministre des affaires ecclésiastiques en accord avec Mgr de Quelen, prédécesseur de Mgr Affre 422 . Nous verrons que Mgr de Bonald devra attendre la fin de son archiépiscopat à Lyon pour mener à son terme un projet similaire.

Si l’épiscopat de Louis-Philippe s’est impliqué dans une rénovation religieuse et intellectuelle, il s’est aussi ouvert à la modernité en faisant l’éloge, dans sa grande majorité, des inventions techniques. Les évêques purent manifester leur admiration devant les progrès de la science et de la technique lorsqu’ils bénirent les nouveaux objets et installations industriels, des chemins de fer aux manufactures, en passant par les canaux, à l’occasion des inaugurations officielles qui comportaient alors des cérémonies religieuses. Ainsi, Mgr de Mazenod, évêque de Marseille, en inaugurant le canal de la Durance, soulignait la collaboration entre Dieu et les hommes et une meilleure communication entre ces derniers ; il établissait un lien entre la mer maîtrisée par les travaux d’aménagement du port, le chemin de fer pouvant transporter rapidement beaucoup de voyageurs et les eaux des Alpes amenées par le canal de la Durance 423 . L’archevêque de Bordeaux, Mgr Donnet, était pour sa part omniprésent pour la bénédiction d’ouvrages publics ou d’usines ou d’ateliers, que ce soit la bénédiction de la première écluse du canal des Landes, l’inauguration du premier chemin de fer de Bordeaux à la Teste, en 1841, la bénédiction, en 1845, à Bordeaux, de l’hôtel de la Caisse d’Epargne ou la bénédiction de la manufacture de rubans dans son pays natal à Bourg-Argental au cours de laquelle il affirma voir “le doigt de Dieu” dans la révolution industrielle 424 . Mgr Giraud, archevêque de Cambrai, faisait aussi partie de ceux qui adressaient des louanges à l’industrie ; toutefois, non seulement il appréciait, au moment des inaugurations, l’hommage rendu par les hommes “à la Divinité et l’acte de foi à sa Providence 425 ”, mais dans une approche humaniste de la révolution industrielle, vouée à poursuivre la création, il affirmait que Dieu était présent dans les “opérations de l’homme” et qu’il “se servait de lui comme d’un premier ministre 426 ”. Dns ces conditions, il n’est pas surprenant qu’il ait accordé une éminente dignité au travail industriel 427 et qu’il ait fait partie des quelques évêques, comme Mgr de Bonald, comme nous aurons l’occasion de le voir, qui se sont préoccupés de toutes les conséquences des changements intervenus dans le monde du travail.

Notes
406.

G. CHOLVY et Y.M. HILAIRE (dir.), Histoire religieuse de la France (1800-1880) …, pp. 177-178.

407.

Ibid., p. 179. Pour la morale liguorienne, voir la note 40 du chapitre 2.

408.

Idem, p. 180.

409.

MGR RICARD, Les grands évêques de l’Eglise de France au XIX e siècle, Desclée de Brouwer, 1893, T. 2, 303 p. (p. 125).

410.

Ibid., p. 98 et G. CHOLVY et Y.M. HILAIRE (dir.), Histoire religieuse de la France (1800-1880) …, p. 180.

411.

J.O. BOUDON, L’épiscopat français à l’époque concordataire (1802-1905) …, p. 270.

412.

Ibid., p. 270 et G. CHOLVY et Y.M. HILAIRE (dir.), Histoire religieuse de la France (1800-1880) …, p. 182.

413.

H. FISQUET, La France pontificale …, pp. 661et 663.

414.

G. CHOLVY et Y.M. HILAIRE (dir.), Histoire religieuse de la France (1800-1880) …, p. 199.

415.

G. CHOLVY, Frédéric Ozanam. L’engagement d’un intellectuel catholique au XIX e siècle, Fayard, 2003, 783 p. (p. 72). Ferdinand Donnet, missionnaire alors détaché à Tours, à la demande de l’archevêque de la ville, était revenu prêcher la retraite dans la paroisse Saint-Pierre à Lyon.

416.

Ibid., p. 72.

417.

G. CHOLVY et Y.M. HILAIRE (dir.), Histoire religieuse de la France (1800-1880) …, p. 100. Le cardinal Donnet pensait que l’évêque était le principal évangélisateur de son diocèse ; il a prêché jusqu ‘à quatre fois par jour dans quatre églises différentes.

418.

François LEBRUN (dir.), Histoire des catholiques en France …, p. 376.

419.

Gérard CHOLVY (dir.), Histoire des diocèses de France. Le diocèse de Montpellier, Beauchesne, 1976, 331 p. (p. 200).

420.

Pierre PIERRARD ( dir.), Histoire des diocèses de France – Cambrai et Lille, Beauchesne, 1978, 352 p., (p. 227).

421.

Christiane MARCILHACY, Le diocèse d’Orléans au milieu du XIX e siècle – Les hommes et leurs mentalités, Sirey, 1964, 501 p. (p. 472).

422.

G.CHOLVY et Y.M. HILAIRE (dir.), Histoire religieuse de la France (1800-1880) …, p. 96 et J.O. BOUDON, Paris, capitale religieuse sous le second Empire, Le Cerf, 2001, 557 p., (p. 399).

423.

Michel LAGREE, La bénédiction de Prométhée – Religion et technologie, Fayard, 1999, 438 p. (pp. 47 et 51)

424.

Ibid., p. 54 et François COMBES, Histoire du cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux – Sa vie et ses œuvres, son influence et son rôle, sous Louis-Philippe, sous l’Empire et sous les deux Républiques, d’après sa correspondance et son journal (1834-1882), Périsse, 1888, 402 p. (pp. 193-196).

425.

Paroles prononcées par Mgr Giraud à l’occasion de l’inauguration en juin 1846, à Lille, du chemin de fer du Nord, Paris-Lille, citées par M. LAGREE, La bénédiction de Prométhée …, p. 53.

426.

Paroles de l’archevêque de Cambrai lors de l’inauguration du chemin de fer de Douai, en 1844, citées par M. LAGREE … p. 54.

427.

M. LAGREE, La bénédiction de Prométhée …, p. 53.