1. Les évêques suffragants de Mgr de Bonald

Les deux évêchés de Langres et de Saint-Claude, situés au nord et à l’est de l’archidiocèse de Lyon sont beaucoup moins peuplés que ceux de Grenoble, Autun et Dijon 462 . Ce dernier, comme celui de Saint-Claude, n’ont été créés qu’au XVIIIe siècle alors qu’à Autun, Langres et Grenoble, un évêché existait dès le IVe siècle.

Mgr du Trousset d’Héricourt, évêque d’Autun de 1829 à 1851 et Mgr de Chamon, évêque de Saint-Claude de 1823 à 1851, ne correspondent pas au type d’évêque novateur dont on a parlé précédemment. Ils ont, entre autres, des relations difficiles avec une partie de leur clergé. Montalembert, qui durcit le trait, sans doute, parce que les deux évêques sont de fervents légitimistes, accuse l’évêque de Saint-Claude de diriger son diocèse de manière brutale. Ce dernier a un différend avec des prêtres libéraux comme Pélier-Delacroix, dont les écrits, comme ceux des frères Allignol, plaident pour la liberté du clergé inférieur 463 .Montalembert reproche, d’autre part, à l’évêque d’Autun, Mgr du Trousset d’Héricourt, d’employer arbitrairement l’interdit contre de jeunes prêtres qui quittent le diocèse d’Autun pour aller dans le diocèse de Dijon et de déplacer immédiatement tous les curés qui plaisent à leurs paroissiens 464 . Les relations entre l’évêque d’Autun et Mgr Rivet, évêque de Dijon de 1838 à 1884, devaient être délicates dans la mesure où Mgr du Trousset d’Héricourt avait refusé de rendre 465 à Mgr Rivet les prêtres les plus distingués, qui avaient quitté le diocèse de Dijon pour se rendre dans son diocèse au cours de l’épiscopat difficile de Mgr Rey de 1832 à 1838, lequel avait d’ailleurs démissionné. Mais, la grande courtoisie de Mgr Rivet facilita sans doute la solution du problème. Le long épiscopat de l’évêque de Dijon, qui permit la restauration administrative du diocèse, fut par ailleurs l’occasion pour Mgr Rivet de nouer trente-cinq années de relations d’amitié 466 avec son voisin, Mgr Mathieu, archevêque de Besançon, de 1834 à 1875, après avoir été évêque de Langres de 1833 à 1834.

Lors du concordat de 1801, le diocèse de Langres avait disparu car la Haute-Marne était passée dans le diocèse de Dijon ; puis le diocèse fut rétabli en 1822 467 . Parmi les suffragants de Mgr de Bonald, Mgr Parisis, évêque de Langres de 1835 à 1851, est certainement celui qui a la plus forte personnalité et le plus grand rayonnement. Il l’a montré tout particulièrement au cours de la campagne pour la liberté de l’enseignement et à l’occasion du concile de Lyon en 1850. En 1843, les catholiques engagèrent en France le grand débat pour la liberté de l’enseignement, par l’action de l’épiscopat avec une grande implication de l’évêque de Langres, par celle des orateurs au parlement avec surtout Montalembert, et par celle de la presse catholique. Après avoir pris conseil auprès de l’évêque de Liège qui était un des fondateurs de l’Université catholique de Louvain, Mgr Parisis fit paraître en décembre 1843 sa première brochure : “Liberté de l’enseignement. Examen de la question au point de vue constitutionnel et social”. Il y déclarait qu’il agissait non seulement comme évêque, mais comme citoyen, et revendiquait simplement les droits accordés par la charte 468 . Cette brochure fut suivie de beaucoup d’autres sur les libertés nécessaires aux catholiques, comme sur les rapports de la société moderne avec l’Eglise et, en 1850, ses collègues de l’épiscopat le choisirent pour les représenter au Conseil supérieur de l’Instruction publique. Ainsi, l’évêque de Langres acquit une audience nationale et sa notoriété devint politique lorsqu’il fut élu, sous la IIe République, au printemps 1848, et par soixante mille voix, représentant du Morbihan à l’Assemblée législative.

Mgr Parisis occupa aussi une place importante au concile provincial de Lyon, ouvert le 30 juin 1850, où il présida la Commission du dogme 469 , assisté par l’abbé Plantier, futur évêque de Nîmes. Il y prononça un discours, comme Mgr de Bonald, président de cette assemblée des évêques de l’archidiocèse de Lyon. Dans ses paroles, Mgr Parisis souligna surtout la vigueur et la fécondité de l’Eglise, qui, malgré les attaques qu’elle avait subies depuis un siècle, était beaucoup moins en péril que les gouvernements humains qui ne pouvaient être sauvés que par elle 470 .

Si Mgr de Bonald s’entendit fort bien avec Mgr Parisis pour défendre l’Eglise et ses libertés, il n’en fut pas de même avec Mgr de Bruillard, qui était évêque de Grenoble depuis 1825. L’archevêque de Lyon n’a pas apprécié les décisions de son suffragant à la suite de l’apparition du 19 septembre 1846, à La Salette 471 , paroisse de montagne à l’extrêmité sud du diocèse de Grenoble. Les deux jeunes bergers qui disaient avoir vu la Vierge et reçu d’elle un message soulignant le non respect du dimanche et les blasphèmes proférés à l’égard de son fils, ne furent interrogés par quelqu’un parlant leur patois natal qu’en février 1847, ce qui posa un problème d’interprétation pour les premiers rapports reçus auparavant à l’évêché. Que devait faire l’évêque en pareille circonstance ? Le droit canon de l’époque s’appuyait sur l’interprétation du pape Benoît XIV concernant les directives du concile de Trente : les évêques avaient le droit d’approuver et de publier les miracles attribués à un saint canonisé, ici la Vierge Marie, sainte jouissant d’un culte reconnu par l’Eglise. Mais les évêques devaient consulter des experts, attendre l’avis du métropolitain et du concile provincial et mettre le Saint-Siège au courant si nécessaire 472 .L’évêque de Grenoble penchait, à titre personnel, pour la réalité de l’apparition mais il évita d’engager son autorité. Toutefois, les annonces de guérisons et les polémiques entre l’administration et certains journaux concernant l’apparition, l’amenèrent, le 15 juillet 1847, à désigner deux prêtres diocésains pour enquêter sur le fait de La Salette 473 . L’enquête dura trois mois.

Entre temps, Mgr de Bonald avait montré son scepticisme par rapport à l’apparition puisque dans une lettre adressée à Mgr Bouvier, évêque du Mans, il affirmait qu’il n’avait rien pu obtenir “de bien clair et de bien satisfaisant” sur le fait miraculeux et qu’il ne comprenait pas pourquoi le secret confié par la Vierge aux enfants ne pouvait pas être dévoilé alors qu’il aurait pu servir au bien spirituel des hommes. De plus, il avait plusieurs motifs d’irritation causés par ce besoin de s’attacher “au merveilleux avec une avidité extrême” 474  : un de ses prêtres de Lyon, probablement l’abbé Bez, avait publié un livre sur l’apparition, sans demander sa permission ; l’évêque de La Rochelle, Mgr Villecourt, avait dit en chaire, dans une église de Lyon, qu’il croyait en l’apparition et une lettre sur La Salette parue dans la “Voix de l’Eglise” du 1er septembre 1847, présentait l’archevêque de Lyon comme un croyant convaincu 475 .

Après l’enquête, le rapport fut soumis, le 4 novembre, à une commission de seize prêtres de Grenoble, qui se réunirent huit fois à l’évêché sous la présidence de Mgr de Bruillard. Mgr de Bonald intervint à plusieurs reprises en faisant de nombreuses objections et observations : il craignait surtout que la reconnaissance officielle de l’apparition de La Salette ne soit provoquée et exploitée par des spéculateurs comme ceux pour qui l’eau de la fontaine, sur les lieux de l’apparition était déjà devenue l’objet d’un commerce lucratif 476 .

L’évêque de Grenoble avait prévu de rendre son jugement à l’issue des huit séances de la commission, mais malgré douze avis favorables à l’apparition, les réticences de Mgr de Bonald et la Révolution de février 1848 retardèrent sa décision 477 . De plus, la rétractation de Maximin, l’un des deux voyants, devant le curé d’Ars, le 25 septembre 1850, jeta le trouble et amena Mgr de Bonald à tenter de mettre un point final à l’affaire de La Salette 478 .

Le 20 juin 1851, dans une lettre écrite à Mgr de Bruillard, Mgr de Bonald affirma qu’il avait été “chargé par sa Sainteté d’envoyer le secret” confié par la Vierge à chacun des deux enfants 479 . Mais, comme il avait tardé à répondre à l’évêque de Grenoble qui lui avait demandé si les procès-verbaux 480 de l’enquête envoyés à Lyon avaient été transmis à Rome, ce dernier en avait envoyé une copie à Pie IX et il lui fit porter aussi, plus tard, directement les deux “secrets”. 481 Alors que l’affaire suivait son cours à Rome, Mgr de Bonald continua à s’opposer à son suffragant : il intervint en août 1851, auprès du nonce Garibaldi, à Paris, en lui demandant de faire savoir à Rome que “l’évêque du diocèse de Grenoble avait quatre-vingt six ans et qu’un avis de lui avait bien besoin d’être pesé avec soin”. D’autre part , il fallait, disait-il, “qu’on fasse attention que les partisans du baron de Richemont étaient derrière tout cela 482 ”. Mais, finalement, après un projet de mandement accepté par Rome, Mgr de Bruillard fit lire, en novembre 1851, dans les églises de son diocèse, un mandement, daté du 19 septembre, qui déclarait que l’apparition de la Sainte Vierge à La Salette “…était indubitable et certaine … et recevait un nouveau degré de certitude par le concours immense et spontané des fidèles sur les lieux de l’apparition … 483 ”. L’évêque envoya à Mgr de Bonald un exemplaire de son mandement en faisant part dans la lettre d’accompagnement d’un regret qu’il éprouvait dans l’accomplissement de son devoir. L’évêque de Grenoble avait raison de penser que le cardinal de Bonald ne donnerait pas son approbation puisque ce dernier lui reprocha de ne pas avoir soumis l’affaire de La Salette au concile provincial avant de se prononcer 484 , comme le stipulait une disposition du concile de Trente. Mgr de Bruillard, de son côté, pensait que, de toute façon, la décision en dernier ressort relevait de l’évêque chargé du dossier de l’affaire, comme le précisait également le texte du concile 485 . En réalité, le rapport de force évolua en faveur de l’évêque de Grenoble parce que le pape Pie IX s’était rangé dans son camp, à la lumière des procès-verbaux concernant l’apparition, qui lui paraissaient suffisamment probants et, en tenant compte, à la fois, de l’acquiescement de plusieurs évêques à la véracité de l’apparition, et du grand succès populaire du nouveau lieu de pèlerinage. Toutefois, l’archevêque de Lyon ne désarma pas puisqu’il transmit à Rome, en juillet 1854, un mémoire d’un curé de Grenoble qui attaquait la décision de Mgr de Bruillard 486 , décédé l’année précédente. Mgr de Bonald ne cessa son opposition qu’après que le curé d’Ars ait modifié son point de vue sur le fait de La Salette 487 , au vu de signes particuliers, peu de temps avant sa mort en 1859.

A partir de convictions opposées, concernant l’apparition de La Salette, entre lui et son suffragant, l’évêque de Grenoble, Mgr de Bonald a donc essayé d’utiliser les atouts que lui donnait sa position de métropolitain, mais ce fut sans succès. Il pouvait aussi arguer des avantages que pouvait lui conférer son titre de cardinal et en particulier de celui de primat des Gaules.

Notes
462.

L’évêché de Langres correspond au département de la Haute-Marne, celui de Saint-Claude, au département du Jura, celui de Grenoble, au département de l’Isère, celui d’Autun, au département de la Saône et Loire et celui de Dijon, au département de la Côte d’or.

463.

“Chronique catholique de mon temps” de Montalembert, août-septembre 1839, in A. TRANNOY, Le romantisme politique de Montalembert avant 1843 …, p. 565 et MauriceREY (dir.), Histoire des diocèses de France – Besançon et Saint-Claude, Beauchesne, 1977, 378 p. (p. 240)

464.

“Chronique catholique de mon temps” d’août-septembre 1839 …pp. 564-565

465.

Ibid., pp. 564-565

466.

J. GADILLE , La pensée et l’action politiques des évêques français au début de la III e République (1870-1883), T.1, 351 p. (p. 44)

467.

P. VIARD, Langres, in Encyclopédie Catholicisme …,1967, T. 27, col. 1801.

468.

Georges WEIL, Histoire du catholicisme libéral en France (1828-1908), Alcan, 1909, 312 p. (pp. 71-73). On verra dans le chapitre 4 que Mgr de Bonald participa aussi à sa façon à la campagne pour la liberté de l’enseignement en s’opposant, entre autres, aux projets des ministres Villemain et Salvandy.

469.

J. CLASTRON, Vie de sa grandeur, Mgr Plantier, évêque de Nîmes, Oudin, 1882, T. 1,669 p. (p. 210).

470.

Notice sur le concile provincial de Lyon avec les discours de Mgr de Bonald et Mgr Parisis, évêque de Langres (B.M. de Lyon, Fonds Coste : 350140).

Mgr Parisis fut transféré sur le siège d’Arras en août 1851, pour succéder au cardinal de La Tour d’Auvergne.

471.

Mgr Parisis est aussi intervenu l’année qui a suivi l’apparition en écrivant à l’évêque de Grenoble le 11 septembre 1847, mais pas à propos de la réalité de l’apparition. Comme il avait érigé une confrérie “réparatrice des blasphèmes et de la violation du dimanche”, reconnue comme archiconfrérie par un bref de Pie IX, il tenait à ce que son œuvre soit bien distinguée d’autres œuvres similaires, non officielles, qui gênaient son développement et se multipliaient, en lien avec des révélations comme celle de La Salette : Jean STERN, La Salette, documents authentiques – Fin mars 1847-avril 1849, T. 2, Le Cerf, 1984, 385 p. (pp. 126-129)

472.

Jean STERN, La Salette … T. 2, pp. 3-4

473.

Ibid., pp. 7-9

474.

Idem, pp. 147-148. Il s’agit d’une lettre écrite à Millau, le 25 septembre 1847.

475.

Idem, pp. 147-148

476.

Idem., pp. 240-245. J. STERN s’appuie sur une lettre de Mgr de Bruillard au cardinal de Bonald répondant aux objections de ce dernier formulées dans plusieurs lettres qu’il avait écrites à l’évêque de Grenoble en novembre 1847. Nous pouvons faire deux remarques à propos de la réaction de Mgr de Bonald : d’une part, il emploie à plusieurs reprises les mots spéculation et spéculateur, termes qu’on retrouvera dans sa bouche quand il se prononcera sur le monde du travail. D’autre part, il semble avoir été méfiant à propos des phénomènes de vision et d’apparition, puisque dans une de ses réponses à Mgr de Bruillard du 21 novembre 1847, il affirme qu’il n’a jamais cru aux visions et aux révélations qu’avait faites une de ses diocésaines du Puy (Lettre citée p. 215 : J. STERN, La Salette, T. 2).

477.

Idem, p. 246.

478.

J. STERN, La Salette – Documents authentiques – 1 er mai 1849-4 novembre 1854, T. 3, Le Cerf, 1991, 373 p. (pp. 15 et 28).

479.

Idem, p. 35. J. STERN doute de la mission reçue par Mgr de Bonald car ce dernier avait simplement fait savoir au pape que, comme les deux jeunes voyants n’acceptaient de confier leur secret qu’à une personne qui aurait été autorisée par le Saint-Père, il priait ce dernier de lui accorder cette autorisation. La réponse affirmative transmise par le nonce ne contenait pas d’ordre pontifical demandant aux deux enfants de révéler leurs secrets et elle supposait que les voyants acceptaient de parler spontanément, ce qui n’était pas le cas.

480.

Mgr de Bonald n’avait pas transmis les procès-verbaux à Rome car, disait-il, il s’agissait seulement de conversations entre les enfants et les prêtres (idem, p. 35).

481.

Idem, p. 36.

482.

Le baron de Richemont était un aventurier qui se faisait passer pour Louis XVII et essayait d’utiliser les secrets de La Salette comme des prophéties politiques en sa faveur : J. STERN, La Salette T. 3 …, p. 60, cite ici une lettre du nonce Garibaldi au cardinal Antonelli, secrétaire d’Etat.

483.

Louis BASSETTE, “La Salette”, in Encyclopédie Catholicisme, Letouzey et Ané, 1967, T. 27, col. 1875.

484.

J. STERN, La Salette, T. 3 …, p. 72.

485.

Le texte législatif du concile de Trente affirme que “dès que l’évêque parviendra à une conviction au sujet des miracles, il fera ce qu’il estimera être conforme à la réalité et à la piété” : cité par J. STERN, La Salette, T. 2 …, p. 3.

486.

J. STERN, La Salette, T. 3 … , pp. 91-94. J. STERN précise que, début août 1854, Mgr de Bonald a avoué à Mgr Ginoulhiac, le nouvel évêque de Grenoble, que, s’il avait lu ce mémoire, dont un passage était injurieux pour Mgr de Bruillard, il ne l’aurait pas envoyé.

487.

Louis BASSETTE, LaSalette, in Encyclopédie Catholicisme, Letouzey et Ané, 1967, T. 27, col. 1875.