2. La poursuite de la défense des libertés de l’Eglise

Si les relations entre le gouvernement du régime de Juillet et l’Eglise de France ont été tendues au début des années 1830, par la suite, les libéraux au pouvoir ont convenu de la nécessité d’un accord entre eux et la religion catholique pour lutter contre l’instabilité sociale. Pour l’Eglise et les catholiques militants, il fallait regagner la bourgeoisie et donner à ses fils une éducation religieuse, ce qui amena leur campagne pour la liberté de l’enseignement 779 . Les ministres de Louis-Philippe ne sont pas hostiles à la liberté de l’enseignement, mais ils ne lui donnent pas le même sens que les évêques : pour les premiers, c’est un moyen de faire sortir l’école de la dépendance de l’Eglise alors que, pour les seconds, c’est un moyen de lutter contre le monopole universitaire.

Le premier projet de loi concernant la liberté de l’enseignement, présenté par Guizot en 1836, rendait solidaires l’action de l’Eglise et celle de l’Etat, mais les deux projets Villemain de 1841 et 1844 maintenaient le contrôle de l’Université et provoquèrent l’hostilité des évêques à cause des titres exigés pour les directeurs de petits séminaires 780 . Pour sa part, Mgr de Bonald, qui avait déjà défendu les droits de l’Eglise quand il était évêque du Puy, en protestant, en particulier, en 1828, contre la remise en cause de la surveillance des écoles primaires par les évêques, écrivit au ministre Villemain, dès le 5 mars 1841. Il essaya de le convaincre en soulignant que la liberté complète qu’il réclamait, serait tout de même “sous la surveillance de l’autorité qui en réprimerait les abus 781 ”. Dans cette lettre, l’archevêque précisait qu’il était favorable au modèle de la liberté de l’enseignement adopté en Belgique où l’université catholique de Louvain dépendait des évêques et où l’Eglise était à peu près indépendante de l’Etat 782 . Mgr de Bonald suivit la même ligne que son suffragant, Mgr Parisis, évêque de Langres, qui alla consulter en 1843, l’évêque de Liège, Mgr Van Bommel, pour trouver une stratégie efficace face au gouvernement français 783 . Les catholiques engageaient alors, en France, toutes leurs forces dans la campagne pour la liberté de l’enseignement. Après le dépôt du second projet de loi Villemain, l’archevêque de Lyon adressa à la Chambre des Pairs des “observations” sur ce projet qui, disait-il, tuait la liberté qu’il avait la prétention de réaliser 784 et le 15 février 1844, il adressa avec tous ses suffragants, une lettre de protestation au ministre des cultes, contre ce projet 785 . Mais il se désolidarisa du violent pamphlet anonyme paru à Lyon en 1843 et intitulé “Le monopole universitaire destructeur de la religion et des lois ou la Charte et la liberté de l’enseignement 786 ”. Si, dans sa lettre au recteur de l’académie de Lyon du 11 octobre 1843, il affirme ne pouvoir laisser un aumônier dans un collège où la foi de ses jeunes diocésains catholiques serait en danger, il affirme également qu’il ne veut pas la destruction de l’Université, ni que le clergé ait seul le privilège d’enseigner et il “demande la libre concurrence d’un enseignement religieux et savant 787 ”. C’est également au nom de la pleine liberté de l’Eglise que son mandement du 21 novembre 1844 condamna le manuel du droit public ecclésiastique français de Dupin, député de la Nièvre, qui se disait catholique gallican. Mgr de Bonald reprocha surtout à ce dernier de ne pas respecter le pouvoir spirituel de l’Eglise : “Et de quelle permission le pontife romain a-t-il besoin s’il juge à propos de publier une liturgie et un catéchisme ? Le pape … peut faire des lois qui obligent l’Eglise universelle et chaque Eglise en particulier 788 ”. Or, le manuel réédité d’André Dupin stipulait le contrôle des relations entre l’épiscopat et la papauté. La condamnation de l’ouvrage fut approuvée par 53 évêques mais le gouvernement déféra le mandement devant le Conseil d’Etat qui déclara qu’il y avait abus et l’ordonnance royal du 9 mars 1845 supprima le dit mandement 789 . De son côté, le 5 avril, la congrégation de l’Index donna raison à Mgr de Bonald et condamna le “Manuel” de Dupin. Quand arriva le nouveau projet de loi Salvandy sur l’enseignement secondaire le 12 avril 1847, Mgr de Bonald renouvela l’argumentation qu’il avait fournie lors des précédents projets de loi en demandant de “laisser s’établir à côté de l’Université une concurrence sans entraves 790 ”.

Il n’est pas surprenant que l’archevêque de Lyon ait choisi comme thème de son Instruction pastorale de carême l’année précédente, celui de la liberté de l’Eglise : il y soulignait la pleine souveraineté de l’Eglise dans le domaine des choses spirituelles et les conséquences qui en découlaient : indépendance de l’Eglise dans son enseignement, liberté de l’Eglise dans ses rapports avec le pape, liberté de l’Eglise dans l’exercice de son autorité législative et liberté de l’Eglise dans l’établissement des ordres religieux 791 . Le pouvoir politique n’avait pas, pensait-il, à contrarier l’Eglise dans l’exercice de toutes ces libertés. Mgr de Bonald ne se départira jamais de ce souci jaloux de la liberté de l’Eglise puisqu’en 1864, il protestera contre la limitation que le ministère Billault voulait imposer à la diffusion des écrits épiscopaux 792 .

Dans son Instruction pastorale de carême de 1846, le cardinal de Bonald réclamait avec insistance la possibilité pour les évêques de se réunir et de se concerter en rappelant que la tenue des conciles provinciaux était, dans l’antiquité, une pratique ordinaire de la religion. Or, le nouveau régime de la IIe République, en 1848, pouvait lui donner satisfaction car il voulait se démarquer des gouvernements précédents en instituant les grandes libertés. L’ancien préfet du Puy, Mahul, qui avait continué à correspondre avec Mgr de Bonald, l’incita d’ailleurs à prendre une initiative en ce sens, moins de deux semaines après la proclamation de la République. Il lui proposa de profiter “des doctrines de liberté absolue pour tous professées par le gouvernement provisoire 793 ”, pour convoquer un concile provincial dont la liberté serait acquise si les Pères du concile montraient leur soumission sincère au gouvernement de la République et leur adhésion aux libertés légitimes que cette forme de gouvernement comporte 794 . Dans sa réponse, l’archevêque se montre évidemment favorable à ces “réunions provinciales” qui auraient à régler quatre ou cinq questions capitales et il prévoit de s’entendre dès qu’il le pourra avec ses suffragants. Mais la tonalité de sa lettre est particulièrement pessimiste car il vient d’être confronté, à Lyon, aux conséquences des violences contre les providences, contre son séminaire, occupé, et même contre son archevêché, menacé d’être incendié. Son pessimisme apparaît particulièrement quand il affirme que l’Eglise finira “par n’avoir aucune part à cette liberté que nous poursuivons depuis si longtemps 795 ”.

Mgr Affre, à Paris, avait été un des premiers à relancer l’idée des conciles provinciaux : en 1846, il avait réuni ses suffragants et en février 1848, il projetait une libéralisation du régime des cultes et adressa à ce sujet un mémoire à tous les évêques de France 796 . Son successeur, Mgr Sibour, et les autres archevêques demandèrent au début de 1849 la réunion d’un concile plénier, à l’image de la conférence épiscopale allemande qui s’était tenue à Würzburg quelques mois avant. Mais, dans sa réponse du 17 mai 1849, le pape n’accepta que les conciles provinciaux 797 . Celui de Lyon fut ouvert le 30 juin 1850 dans l’église primatiale Saint-Jean et se déroula aux Chartreux jusqu’au 13 juillet 1850. Depuis 300 ans, Lyon n’avait pas vu se réunir un concile provincial. Les membres du concile furent divisés en cinq commissions 798  : la première, qui avait pour objet d’étude l’Eglise, était présidée par Mgr d’Héricourt, évêque d’Autun ; les autres commissions, qui se préoccupaient du dogme, du clergé, des affaires ecclésiastiques et enfin des études, étaient présidées respectivement par Mgr Parisis, évêque de Langres, Mgr Rivet, évêque de Dijon, l ‘abbé de Ferroul-Montgaillard, procureur de l’évêque de Saint-Claude et l’abbé Bertier, procureur de l’évêque de Grenoble. Pour sa part, le cardinal de Bonald présida les congrégations privées des évêques et les congrégations générales. Les évêques de Toronto, du Puy, de Valence, de Nevers, de Toulouse et d’Auch assistèrent également à ce concile 799 . Le discours d’ouverture du cardinal fut à l’image des décrets du concile, révélateur des craintes des participants concernant les incertitudes politiques et du désir de s’appuyer sur un pouvoir fort pour permettre à l’Eglise de continuer sa mission : “la société toute entière attendait dans l’épouvante l’avènement de l’anarchie qui voulait la précipiter dan l’abîme avec la famille, la propriété, l’autorité … la main d’un prince qui met son titre de chrétien au-dessus de tous ces titres a brisé les chaînes de l’Eglise … Nous nous réunissons dans ce saint concile pour fortifier surtout … le principe d’autorité 800 ”. Si les décrets prévoient la future Ecole des Hautes Etudes que nous avons évoquée et l’institution d’un examen après les premières années de prêtrise, ils contiennent le plus souvent des condamnations : condamnation du panthéisme ; condamnation des idéaux de 1789, dont une liberté sans limites qui plongerait le monde dans le chaos, une égalité qui détruirait les divers pouvoirs de l’ordre social, une fraternité synonyme de licence ; condamnation par la même occasion d’un socialisme au nivellement destructeur 801 . Par ailleurs, un décret soumet à la censure des évêques les ouvrages se rapportant aux sciences et arts purement humains et, dans chaque diocèse de la province, les livres et les écrits des ecclésiastiques traitant de la religion seront déférés à une commission composée de personnes savantes, pour être soumis, après examen, au jugement de l’Ordinaire 802 . Les actes du concile de Lyon furent publiés après avoir été approuvés à Rome et le cardinal en fit la promulgation solennelle dans un synode diocésain du 16 octobre 1851. Parmi les décrets 803 , un portait également sur l’Immaculée Conception. Le 13 juillet 1850, lors de la clôture du concile, les Pères émirent le vœu qu’on poursuivît à Rome le procès de la canonisation de la bienheureuse Marguerite-Marie. Cette religieuse de la Visitation à Paray-le-Monial, avait eu, à la fin du XVIIe siècle des apparitions qui jouèrent un rôle important pour la diffusion du culte envers le Sacré-Coeur 804 . Aussi, ne fut-il pas surprenant que le cardinal de Bonald consacrât la province de Lyon au Sacré-Cœur de Jésus 805 .

Sous le second Empire, Mgr de Bonald a continué à défendre les libertés de l’Eglise et il a protesté contre le gouvernement de Napoléon III, toutes les fois que ces dernières ont été entravées, en particulier, après qu’il ait décidé, en 1863, d’adopter la liturgie romaine, comme le souhaitait le pape. La remise en question de la liturgie lyonnaise rencontra l’hostilité du clergé qui y était très attaché ; elle provoqua aussi l’affrontement entre l’archevêque et le gouvernement qui lui reprocha d’avoir communiqué un Bref du pape à son clergé, concernant la modification de la liturgie lyonnaise sans son autorisation 806 .

Il nous reste maintenant, avant d ‘évoquer le monde du travail dans le diocèse, à parfaire notre connaissance du cardinal en examinant quelles furent ses relations avec son clergé et comment il a été perçu par ceux qui l’ont connu.

Notes
779.

Georges WEILL, Histoire du catholicisme libéral en France – 1828-1908 - , Alcan, 1909, 312 p. (p. 70)

780.

J. GADILLE, “Les catholiques (en France)”, in J. M. MAYEUR, CH. ET L. PIETRI, A. VAUCHEZ, M. VENARD (dir.), Histoire du christianisme, T. 11 …, p. 173.

781.

Passage cité par H. FISQUET, La France pontificale …, p. 649.

782.

Georges WEILL, Histoire du catholicisme libéral en France …, p. 72.

783.

Ibid., p. 72.

784.

H. FISQUET, La France pontificale …, p. 663. Au même moment, la lettre pastorale de carême de l’archevêque, du 2 février 1844, affirmait que la religion est véritablement la base de l’éducation dans les seuls établissements où les maîtres ne “mettent pas l’infaillibilité de leur raison au-dessus de l’infaillibilité de l’Eglise” (A.A. de Lyon).

785.

H. FISQUET, La France pontificale …, p. 663.

786.

Ce pamphlet était dû au jésuite Nicolas Deschamp, originaire de Villefranche-sur-Saône et il était préfacé par l’abbé Desgarets, chanoine de la cathédrale de Lyon. (Dictionnaire du monde religieux, T. 6, Le Lyonnais …, pp. 76 et 158).

787.

Citée par J. MIGNE, Collection intégrale et universelle des orateurs sacrés, T. 81, col. 917.

788.

Ibid., col. 890.

789.

H. FISQUET, La France pontificale …, pp. 666-667.

790.

Lettre de Mgr de Bonald au ministre de l’instruction publique du 27 avril 1847, citée par H. FISQUET, La France pontificale …, pp. 672-673. Seule une émancipation par rapport à l’Université aurait pu satisfaire Mgr de Bonald mais le projet Salvandy prévoyait tout de même l’entrée du clergé dans les conseils chargés de surveiller l’enseignement. (J. GADILLE, “Les catholiques (en France)”, in J. M. MAYEUR (dir.), Histoire du christianisme, T. 11 …, p. 175)

791.

Instruction pastorale du 2 février 1846 (A.A. de Lyon)

792.

J. GADILLE, Le diocèse de Lyon …, p. 242

793.

Lettre de Mahul à Mgr de Bonald du 6 mars 1848 (Portefeuille de Mahul … Voir la note 184 du chapitre 2)

794.

Mahul pense qu’il vaut mieux ne pas attendre la réunion de l’Assemblée constituante, au sein de laquelle pourraient surgir les préjugés du gallicanisme. Mahul se montre, dans sa lettre, très favorable aux libertés catholiques et sans doute, a-t-il constaté quand il était au Puy que son point de vue personnel rejoignait celui de Mgr de Bonald, très attaché aux libertés de l’Eglise.

795.

Lettre de Mgr de Bonald à Mahul du 11 mars 1848 (Portefeuille de Mahul)

796.

J.O. BOUDON, L’archevêque de Paris au XIX e siècle, primat des Gaules ? Communication faite à l’Institut d’histoire du christianisme à Lyon, le 7 janvier 1998.

797.

J. GADILLE,“Les catholiques français”, in J. M. MAYEUR (dir.), Histoire du christianisme, T.11 …, p. 175

798.

H. FISQUET, La France pontificale …, pp. 676-677

799.

Ibid., pp. 676-677

800.

B.M. Lyon, Fonds Coste : 350 140. A noter que le discours de Mgr Parisis était du même registre lorsqu’il évoquait les gouvernements humains bien autrement en péril que l’Eglise et qui, s’ils doivent être sauvés, ne le seront que par elle. (Fonds Coste . 350 140)

801.

Lettre synodique faisant, le 1er août 1851, le compte-rendu du concile de Lyon (A.A. de Lyon, 4 / II / 1 : dossier 4B3)

802.

Décret sur l’approbation des livres (lettre synodique du 1er août 1851, p. 18). L’Ordinaire est le nom donné à l’autorité diocésaine.

803.

Le 13e et dernier décret, qui portait sur la convocation du Concile provincial pour 1853, ne fut jamais appliqué. Napoléon III, comme les monarques précédents, ne tolérait pas la réunion des évêques en concile. Il ne brisa donc pas complètement les chaînes de l’Eglise, comme l’espérait le cardinal de Bonald.

804.

Les écrits de la religieuse contiennent 30 récits de l’apparition du Christ, lui découvrant son cœur. Marguerite-Marie se servit de deux Jésuites qui correspondaient avec elle pour accomplir la mission qui lui avait été confiée de propager la dévotion au Cœur de Jésus. (J. LADAME, “Marguerite-Marie Alacoque”, in Encyclopédie catholicisme, T. 34, 1977, col. 447-450).

805.

H. FISQUET, La France pontificale …, p. 678.

806.

J. MULLER, Les charmes trompeurs du second Empire : Mgr de Bonald et le gouvernement de Napoléon III …, pp. 374-386.