2. Des paysans liés souvent à la Fabrique

En 1846, les trois quarts des 35 402 000 Français sont des ruraux en majorité paysans 868 . Si la proportion des ruraux est moins forte dans les départements du Rhône et de la Loire, on y retrouve, dans les campagnes, le même dynamisme démographique. Dans des cantons où la vocation agricole est prédominante, comme ceux de Beaujeu, Saint-Symphorien sur Coise ou Mornant dans le Rhône, la densité de la population a augmenté de 10% à 20% entre 1820 et 1841 869 . Dans la Loire, s’il y a stagnation du chiffre de la population dans l’arrondissement de Montbrison, les communes de montagne, dans la région du Pilat, ont vu leur chiffre de population augmenter de 23% entre 1820 et 1851 870 . Les campagnes supportent des densités de population élevées car la plupart des familles paysannes pratiquent des activités variées hors du cadre de l’exploitation agricole, laquelle présente une grande souplesse. Les paysans sont capables de reconvertir leurs activités et si besoin, d’effectuer une émigration temporaire ou définitive 871 .

L’agriculture des deux départements est assez routinière avec une pratique fréquente de la jachère, malgré quelques innovations introduites par des grands propriétaires sous le second Empire. L’exploitation en faire valoir direct est la plus répandue sauf dans la plaine du Forez où les grandes fermes sont exploitées en fermage ou en métayage et dans le Beaujolais, où le vigneronnage est une forme de métayage à mi-fruits avec une association entre le propriétaire et le vigneron 872 . Sur le plateau lyonnais et dans la plaine de Saône, on cultive surtout les céréales et les pommes de terre. L’arboriculture se développe autour de Lyon. Les monts du Lyonnais, de Tarare et du Beaujolais ne peuvent pratiquer qu’une médiocre polyculture céréalière 873 . Dans le département du Rhône, l’agriculture montre un nouveau visage dans l’arrondissement de Villefranche en Beaujolais avec une augmentation des surfaces plantées en vigne. L’enquête agricole de 1866 montre que la culture de la vigne est devenue source d'aisance car l'essor démographique de l’agglomération lyonnaise assure des débouchés et parce que l’achèvement de la voie ferrée Paris-Lyon, en 1854, a ouvert le marché national 874 .

Dans le département de la Loire, la vigne occupe une place beaucoup plus limitée, sur la “Côte roannaise”, les versants du Forez et du Jarez. On retrouve, comme dans le Rhône, la culture des pommes de terre, des céréales, dont du blé seulement sur les meilleures terres, avec un élevage bovin très limité à cause du manque de fourrage 875 . Toutefois, l’herbe est beaucoup plus abondante sur les sommets des monts du Forez, dans la zone des hautes chaumes, où les vaches sont conduites en période estivale et la transformation de leur lait permet la fabrication de la fourme. Des marchands appelés coquetiers viennent acheter ce fromage dans les loges foréziennes et le vendre ensuite sur les marchés de Montbrison, Saint-Etienne et Ambert 876 . Cette activité pastorale n’est qu’une des multiples activités des habitants des montagnes haut-foréziennes qui connaissent un dynamisme démographique puisque le chiffre de leur population passe de 50 000 à 60 000 habitants entre le début et le milieu du XIXe siècle 877 . Comment un peuplement aussi important était-il possible ? Si on prend l’exemple du canton de Saint-Bonnet-le-Château, au sud-est du département de la Loire, qui, parti de 13 700 habitants en 1806, atteint 16 500 habitants en 1846, on constate que sa vie agricole est restée banale, sans changement notable, et que les hommes et les femmes ont trouvé de quoi vivre grâce aux ressources d’appoint : émigration saisonnière et activité artisanale ou industrielle, en particulier celle de la serrurerie 878 . La plaine du Forez retenait, quant à elle, beaucoup moins de monde, au début du XIXe siècle, à cause surtout du mauvais état sanitaire de la population qui souffrait de fièvres paludéennes endémiques. Mais, sous l’impulsion des Sociétés d’agriculture de Roanne et de Montbrison, créées respectivement en 1816 et 1818, quelques grands propriétaires favorisèrent l’assainissement de la plaine avec l’assèchement des étangs insalubres et la modernisation de son agriculture avec le développement de l’élevage d’autant plus que sous le second Empire, des Foréziens comme le vicomte de Meaux et le duc de Persigny devinrent ministres 879 . Dans les fermes de ces grands propriétaires, le degré de pénibilité du travail et de misère variait suivant le type de travail attribué à chacun, depuis les domestiques gagés à l’année jusqu’aux journaliers loués pour une durée et un travail déterminés sans oublier les enfants qui devaient s’occuper des oies, des dindes ou des porcs. Au-dessus de toute cette main d’œuvre, le maître-valet conduisait les opérations 880 . Ce dernier était le fermier ou le “granger”, sorte de métayer, du bourgeois ou du châtelain propriétaire et ses revenus n’étaient pas non plus très élevés 881 .

Finalement, au sein de la société paysanne, on trouvait des genres de vie très divers, avec la possibilité de cultiver sa terre, cultiver la terre d’autrui avec un bail ou en salaire mais aussi la pratique de l’artisanat et d’un travail industriel à domicile en utilisant les temps morts du calendrier agricole. La nouvelle stratégie des soyeux qu’on a déjà évoquée, fut pour la main d’œuvre rurale l’occasion d’intensifier les activités de complément. La Fabrique, encouragée par le gouvernement et relayée par les sociétés d’agriculture a même incité les propriétaires du Forez, région où, nous venons de le constater, la vie paysanne était précaire, à développer la sériciculture qui a connu un essor important, mais bref, à cause d’une maladie du ver à soie et du climat, des années 1830 aux années 1860 882 . De plus, les fermiers étaient hostiles à ces plantions de mûriers.

Mais c’est surtout avec l’installation des métiers à la campagne que les intérêts du fabricant et du paysan ont pu se rejoindre. La soie a pris la place du coton 883 à partir des années 1840 dans les campagnes lyonnaises où vers 1850, battaient 13 000 métiers. Le tissage rural produisait du velours, tissu grossier fabriqué avec des soies de qualité inférieure. En 1861, les veloutiers de 6 localités de 1 000 à 2 000 habitants de la vallée de l’Yzeron, de Saint-Laurent-de-Vaux à Francheville, à l’ouest de Lyon, possédaient au total 172 métiers 884 . Après s’être installée sur le plateau lyonnais, la soie a remonté les vallées de la Brévenne, de la Turdine et surtout de l’Azergues. Ainsi, l’enquête de 1848 sur le travail agricole et industriel pour le canton de l’Arbresle, révèle que 3 500 métiers au moins, pour la fabrication des étoffes de soie, étaient dispersés dans les diverses communes du canton. A l’amont de la vallée de la Turdine, les nombreux ouvriers tisseurs de la région de Tarare, disséminés dans la campagne, étaient en même temps cultivateurs, domestiques ou garçons de ferme et de juin à novembre, les neuf dixièmes d’entre eux quittaient le métier pour les travaux des champs 885 . Dans ce canton de Tarare et plus au nord dans celui de Thizy, le travail rural des textiles occupait plus de la moitié de la population masculine active. Mais, dépendantes de la Fabrique de Tarare, on trouvait également des milliers de brodeuses dans la Loire et le Rhône, dont moins d’un dixième s’occupait continuellement de broderies 886 . Le département de la Loire n’était pas seulement le fief de la Fabrique de Saint-Etienne avec l’installation de rubaneries dans des cantons proches de la ville, ou plus éloignés, comme celui de Saint-Bonnet-le-Château. La Fabrique lyonnaise était également présente, avec l’installation de métiers pour le tissu de soie proprement dit, dans le canton de Charlieu, de Bourg-Argental, puis plus tard, dans le canton de Pélussin et même dans certaines communes des monts du Forez 887 .

Quel type de rapport la Fabrique avait-elle avec le paysan ? Des contremaîtres étaient les intermédiaires locaux des soyeux qui les payaient à façon. Le contremaître résidait sur place, faisait les trajets de Lyon, plaçait la soie et reprenait les pièces tissées 888 . Le fabricant payait l’étoffe au contremaître et le paysan achetait le métier dont il était propriétaire. Sa femme assurait le dévidage de la trame et ce travail lui était payé au kilogramme, en fin de mois, par le contremaître, alors que le tissage était payé au mètre 889 . Les rapports du paysan-ouvrier tisseur avec le représentant du fabricant étaient parfois difficiles. Fiers et indépendants, les passementiers ruraux toléraient mal les inspections de leurs pièces en cours de tissage par les commis placiers des fabricants de rubans de Saint-Etienne, surtout, lorsqu’à cette occasion ils subissaient des vexations, comme le révèle l’enquête de 1848 sur le travail agricole et industriel. De plus, il arrivait que le passementier dût attacher un veau à sa porte pour obtenir du travail 890 . Toutefois, il y avait aussi de bons commis, et l’enquête de 1848 indique également que dans le canton de l’Arbresle, l’entente était parfaite entre l’ouvrier cultivateur et le contremaître.

Cette diffusion rurale de l’artisanat textile a-t-elle eu des effets négatifs ou positifs ? Il semble bien que la satisfaction l’a emporté, aussi bien du côté du fabricant que du côté du tisseur rural, même s’il y eut parfois une pression à la hausse sur le salaire agricole. Pour le fabricant, le but recherché a été atteint puisque, en 1848, le tarif des veloutiers dépendant de la Fabrique lyonnaise était de 2,2 francs pour les ruraux et de 3,25 francs pour les citadins 891 . En cas de difficulté économique, le fabricant donnait un salaire plus faible, comme ce fut le cas à la fin des années 1840. Or, l’enquête de 1848 montre que, dans le canton de l’Arbresle, le tisseur rural, qui chôme peu, a une situation acceptable, au moment où règne la misère. En général, les parents restaient agriculteurs et employaient au besoin des domestiques tandis que les grands enfants faisaient marcher les métiers. Ces derniers pouvaient alternativement passer du métier au travail agricole 892 . Or, les mousseliniers de la ville de Tarare et les tisseurs de coton de la ville de Thizy, qui avaient abandonné la terre, étaient réduits au chômage total. Les fabricants trouvaient également avantageuse, la multiplication des métiers à la campagne, car celle-ci favorisait la moralité et la vie de famille 893 et aussi pour des raisons idéologiques, car elle empêchait la diffusion des idées pernicieuses favorisées par la concentration urbaine 894 .

La pluriactivité des paysans de la Loire et du Rhône ne s’est pas seulement manifestée dans ses liens avec la Fabrique ; elle a montré aussi ses multiples facettes dans des secteurs de l’industrie textile autres que celui de la soie et dans beaucoup d’autres professions, comme nous allons le vérifier.

Notes
868.

Ronald HUBSCHER, “La France paysanne : réalité et mythologies”, in Yves LEQUIN (dir.), Histoire des Français – XIX e -XX e siècles, T. II, La société, Colin, 1983, 623 p. (p. 10). C’est lors du recensement de 1846, que la population rurale est définie pour la première fois comme celle des communes ayant moins de deux mille habitants agglomérés au chef-lieu.

869.

Gilbert GARRIER, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais – T. 1 (1800-1970) …, pp. 46-52.

870.

Jacques SCHNETZLER, Un demi-siècle d’évolution démographique dans la région de Saint-Etienne (1820-1876), “Etudes foréziennes I”, Mélanges, 1968, 292 p. (p. 172).

871.

Jean-Luc MAYAUD, “Les campagnes et la question sociale au milieu du XIXe siècle”,in Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848. Actes du colloque international du cent cinquantenaire tenu à l’assemblée nationale à Paris les 23- 25 février 1998, Créaphis, 2002, 583 p. (p. 231).

872.

G. GARRIER, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais …, pp. 145-153. En fait, le type d’exploitation est parfois assez complexe comme dans l’arrondissement de Saint-Etienne où les domaines s’afferment en argent avec des redevances en nature ajoutées au prix de location (Lettre du maire de Bourg-Argental du 6 mars 1855, au sous-préfet de Saint-Etienne : A.D. de la Loire, 7M24, différentes enquêtes agricoles, 1810-1913). Dans les monts du Lyonnais, le métayer ne doit pas seulement laisser au propriétaire la moitié des fruits de son travail ; il doit approvisionner la table du maître, transporter les meubles d’une maison à l’autre, entretenir le parc et envoyer sa femme faire les gros ménages (Yves LEQUIN (dir.), Histoire des Français, XIX e -XX e siècles, T. 2, La société, Armand Colin, 1983, 623 p. (p. 39).

873.

Gilbert GARRIER et Yves LEQUIN, “Deux siècles de transformations économiques et sociales”, in G. GARRIER (dir.), Le Rhône et Lyon de la préhistoire à nos jours, Bordessoules, 1987, 427 p. (pp. 280-285).

874.

Ibid., p. 291 et Richard SCEAU, Lyon et ses campagnes – Héritages historiques et mutations contemporaines, P.U. de Lyon, 1995, 375 p. (p. 283).

875.

Ronald HUBSCHER, “La pluriactivité : un impératif ou un style de vie ? L’exemple des paysans ouvriers dudépartement de la Loire au XIXe siècle”, in La pluriactivité dans les familles agricoles, Association des ruralistes français éditions, 1984, 343 p. (p. 76).

876.

Francoise BERLANDE, Les hommes et la terre à Saint-Bonnet-le-Courreau au XIX e siècle, Mémoire de maîtrise, Université Jean Monnet, Saint-Etienne, 1998, 158 p. (pp. 63-67). Notons que cette exploitation de la montagne concerne la couche paysanne la plus aisée de la commune de Saint-Bonnet. Ce travail saisonnier était ,pour les hommes surtout ,celui de la fenaison et pour les femmes, celui de la fabrication de la fourme.

877.

Gerard BERGER, “Les grandes lignes de l’évolution démographique du versant oriental des monts du Forezaux XIXe et XXe siècles”, in Les Monts du Forez – Le milieu et les hommes, Centre d’études foréziennes, avril 1990, 226 p. (pp. 119-127).

878.

Gerard BERGER, Le pays de Saint-Bonnet-le-Château de 1775 à 1975. Flux et reflux d’une société, Université de Saint-Etienne, centre d’histoire régionale, 1985, 453 p. (pp. 177-200).

879.

Francois THOMAS, La création du paysage forézien in Paysages et milieux naturels de la plaine du Forez, Centre d’études foréziennes, 1984, 310 p. (pp. 49-65). Certains grands propriétaires comme Balaÿ à Sourcieux (Chalain-le-Comtal) et d’autres comme de Neufbourg à Beauvoir (Arthun) suivirent de plus près l’exploitation de leurs métairies ou de leurs fermes.

880.

Jean VERCHERAND, Un siècle de syndicalisme agricole – La vie locale et nationale à travers le cas du département de la Loire, Centre d’études foréziennes, 1994, 443 p. (chapitre préliminaire).

881.

Tous les frais de culture sont à sa charge ; si les produits de la basse-cour et des écuries lui sont abandonnés ainsi que la récolte de pommes de terre, le blé, le froment, l’orge, l’avoine et les colzas sont les récoltes soumises au partage. (D’après la “Feuille du cultivateur forézien” de 1845, p. 5, publication de la Société d’Agriculture de Montbrison).

882.

Francois THOMAS, “La sériciculture en Forez”, Bulletin de la Diana, 1964, pp. 160-171. En 1841, plus de 50 000 mûriers ont été plantés et 5 000 kg de cocons ont été recueillis (p. 166).

883.

Entre 1800 et 1845, les fabriques d’indiennes en coton qui ont fait travailler 600 à 1 000 personnes dans la région de Villefranche ont connu l’échec à cause de la médiocrité des tissus et de la cherté de la main d’œuvre (Gilbert GARRIER, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais …, pp. 202-205).

884.

Henri DE FARCY, Paysans du Lyonnais. La vie agricole dans la vallée de l’Yzeron, Audin, 1950, 161 p. (p. 124).

885.

Lettre de la chambre consultative de Tarare au ministre du commerce du 12 mars 1859. (Registre de la chambre consultative de Tarare n°4, avec les comptes-rendus pour la période 1848-1862, p. 200 : Archives de la chambre de commerce de Lyon). Les membres de la chambre de Tarare précisent que la productivité de ces ouvriers est cinq fois moins élevée que celle des ouvriers qui sont réunis en ateliers.

886.

Ibid.

887.

Jacques SCHNETZLER, Les industries et les hommes dans la région stéphanoise, 1975, Saint-Etienne, 485 p. (p. 75).

888.

Ronald HUBSCHER,“La France paysanne : réalité et mythologies”, in Yves LEQUIN (dir.), Histoire des Français, T. 2 …, p. 90.

889.

G. GARRIER, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais …, pp. 206-207.

890.

B. PLESSY et L. CHALLET, La vie quotidienne des canuts …, p. 95.

891.

R. HUBCHER, “ La pluriactivité : un impératif ou un style de vie ?” …, p. 82.

892.

G. GARRIER, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais …, pp. 208-213. Pour le paysan, le tissage était une ressource d’appoint qui permettait de faire survivre des populations relativement denses dans des campagnes pauvres. A l’inverse, l’industrie du ruban disparaissait, dans la plaine, au nord-ouest de Saint-Etienne, dès que les rendements agricoles s’élevaient. (J. LORCIN, La région de Saint-Etienne de la grande dépression à la deuxième guerre mondiale …, T.1, pp. 66-72).

893.

Lettre des membres de la chambre consultative de commerce de Tarare au juge de paix de la ville, le 12 mai 1860 (Registre n° 4, Archives de la chambre de commerce de Lyon).

894.

R. HUBSCHER, “La pluriactivité : un impératif ou un style de vie ?”, p. 82. G. Garrier fait remarquer à ce sujet qu’aucune agitation ne s’est produite dans les campagnes lyonnaises lors de la Révolution de 1848, malgré les efforts des “voraces” givordins ou lyonnais alors que le Beaujolais a été beaucoup plus agité. (Paysans du Beaujolais et du Lyonnais …, p. 213).