3. Les autres formes de pluriactivité à la campagne

La pluriactivité a permis des liens entre le travail du paysan et celui de nombreuses autres professions au XIXe siècle, même celle d’instituteur lorsque le maire n’était pas très généreux à son égard 895 . Dans le pays de Saint-Bonnet-le-Château, au sud-ouest du département de la Loire, la pluriactivité s’est manifestée, également, pour le paysan-ouvrier, au sein d’une industrie originale, celle de la serrurerie dont l’organisation correspondait à une sorte de Fabrique. Cette industrie, très prospère au milieu du XIXe siècle, d’abord établie au bourg de Saint-Bonnet, puis infiltrée dans les villages et les hameaux voisins, avait ses marchands ou fabricants de serrures, ses ouvriers serruriers permanents qui possédaient un atelier où travaillaient une ou plusieurs personnes et ses ouvriers saisonniers, agriculteurs qui employaient les mois d’hiver à faire quelques serrures, ou journaliers qui, lorsque le travail des champs avait cessé, s’adonnaient au montage de quelques pièces 896 .

Si on pénètre dans le monde artisanal des villages de la Loire et du Rhône, il est difficile de distinguer le monde artisanal du monde paysan. Chaque cultivateur devient artisan pour ses propres besoins, avec par exemple la fabrication de ses sabots et l’artisan, qui peut être aussi maréchal-ferrant, tailleur etc. est fréquemment paysan. Ainsi, dans le village de montagne de Roche en Forez, à l’ouest de Montbrison, tout le monde travaillait la terre 897 , les tisserands, les maçons, les menuisiers etc. qui, grâce à la terre qu’ils cultivaient à la belle saison et à l’usage des communaux, pouvaient se procurer pain, laitage et viande de porc. Comme ils étaient payés en argent, ils disposaient de petits capitaux qu’ils prêtaient aux cultivateurs 898 . Parmi les secteurs qui procuraient des emplois à la main d’œuvre rurale, figuraient bien sûr au premier rang les textiles : dentellerie et broderie dans les cantons de Saint-Bonnet-le-Château et de Feurs qui occupaient à la fin des années 1840 plusieurs milliers d’ouvrières, chapellerie autour de Chazelles-sur-Lyon, travail du chanvre et du coton autour de Panissières avec fabrication du linge de table, tissage du chanvre dans les cantons de Thizy, Lamure, l’Arbresle 899 … etc. . Les toiles étaient blanchies et expédiées à dos de mulet vers Villefranche et Lyon 900 . Les blanchisseries étaient au bord des rivières.

Le village de Craponne, à l’ouest de Lyon, s’est spécialisé dans cette activité du blanchissage au XIXe siècle, laquelle faisait vivre la moitié des 1 500 habitants, en 1861, dispersés en 165 ateliers 901 . Il s’agissait de laver le linge des bourgeois lyonnais et des communautés religieuses. La cendre de bois était employée comme détersif et l’eau des sources comme celle de la rivière de l’Yzeron, dénuées de calcaire, faisaient bien mousser le savon. L’été, lorsque l’Yzeron était à sec, on entassait le linge à dos de chevaux et, par les traverses, on rejoignait la Rhône à Oullins. Le travail des femmes dans les pièces où on faisait bouillir le linge était très pénible, car la température montait à trente degrés 902 . Leurs maris abandonnaient parfois leur travail sur le lopin de terre qu’ils cultivaient si les gains réalisés dans la blanchisserie étaient suffisants ; dans ce cas, ils se contentaient d’aller chercher le linge à Lyon et d’aider leurs femmes pour le blanchissage et l’étendage des draps 903 .

Dans les monts du Lyonnais, les blanchisseries étaient souvent les annexes d’une grande ferme ou d’un moulin. Les moulins à eau étaient particulièrement nombreux au XIXe siècle : 182 dans le seul canton de Saint-Jean-Soleymieux, à l’ouest de Montbrison 904 . Le moulin à huile qui permettait de faire de l’huile avec toutes sortes de graines, noix dans le Beaujolais, colza sur le plateau lyonnais 905 etc., était le complément du moulin à blé. Mais les moulins avaient d’autres usages, comme ces moulins qu’on appelait mailleries, à cause du maillet de bois dur qui retombait sur les matières qu’on voulait écraser. Ils pouvaient servir à recueillir les graines du trèfle et à broyer les tiges de chanvre pour dissoudre la substance gommeuse afin de détacher plus facilement les fibres 906 . Il y avait peu de meuniers professionnels. Dans le Forez, le moulin à blé rentrait dans le cadre de l’activité complémentaire du paysan.

Même chez les viticulteurs qui ne devaient pas pratiquer, d’après leur contrat de vigneronnage, les activités professionnelles non viticoles, on trouvait des exemples de pluriactivité : le chantier de la construction de la voie ferrée Paris-Dijon-Châlon embaucha des vignerons beaujolais de 1846 à 1854 et des viticulteurs se sont faits charretiers ou rouliers, des villages du vignoble jusqu’à la Saône ou jusqu’à la voie ferrée, après 1854 907 . La viticulture était à l’origine, dans le Beaujolais, d’un travail du bois très diversifié : fabrication de tonneaux, de baquets et de robinets par les boisseliers qui fabriquaient aussi pour l’artisanat textile les fuseaux de fileuses et les navettes des métiers à main 908 . En montagne, le travail du bois jouait, naturellement, un rôle très important : en dehors de la fabrication des sabots très répandue, on trouvait dans les communes d’Usson, d’Apinac et d’Estivareilles, à l’extrémité sud-ouest du département de la Loire, une exploitation originale de la forêt avec la production de poix ; celle-ci était obtenue en faisant brûler la résine des bûches de pin dans des fours, bâtis dans la forêt 909 . La poix, matière liquéfiée récupérée, servait au goudronnage des bateaux.

Le travail du bois donnait également la possibilité au paysan de la région d’Usson-en-Forez de devenir scieur de long, travail manuel dur et dangereux, occupant deux personnes pour scier des troncs d’arbre. Cette activité va occuper une place importante jusqu’à la disparition de la batellerie sur la Loire à la fin des années 1850, car le bois servait surtout à fabriquer les planches des bateaux. En dehors de ceux qui étaient propriétaires d’une scierie, il y avait deux principaux types de scieurs de long, originaires des monts du Forez, les itinérants et les émigrants. Les itinérants allaient par deux dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres autour de leur village. Ils travaillaient à façon chez des particuliers, dans les scieries des artisans. On leur offrait le gîte et le couvert. Généralement, ils étaient scieurs à la mauvaise saison et paysans à la belle saison 910 . Les scieries étaient employées par des constructeurs de bateaux, qui achetaient les arbres sur pied aux propriétaires forestiers, les faisaient scier sur place et transportaient les planches par chars au bord du fleuve pour y fabrique les barques 911 . Les chantiers se trouvaient à Saint-Rambert, port d’attache de 720 “barquaires” et à Roanne où travaillaient une centaine de charpentiers et 280 mariniers. On fabriquait à Saint-Rambert de grandes barques appelées “Saint-Rambertes” qui, chargées de marchandises, descendaient la Loire jusqu’à Nantes ou jusqu’à Paris en empruntant le canal de Briare. Les bateaux n’étaient utilisés qu’à l’aller : certains étaient déjà mis en pièce à Roanne et vendus au prix du bois de chauffage. Les charpentiers de Roanne remettaient aussi en état des “Saint-Rambertes” qui poursuivaient leur route vers Paris 912 . La marine de Loire a connu un développement sans précédent grâce à l’ouverture du premier chemin de fer français, Andrézieux-Saint-Etienne, en 1828. Le charbon de la région de Saint-Etienne était chargé à Saint-Just et à Andrézieux, d’où sont partis en moyenne, 2 360 bateaux par an, entre 1844 et 1848. Au total, plus de 2 200 personnes demeuraient au service du trafic sur la Loire 913 . A la fin des années 1850, le chemin de fer deviendra véritablement une menace pour la navigation ligérienne et rhodanienne, après l’ouverture des grandes lignes en direction de Paris. Les scieurs de long, quant à eux, devenaient émigrants lorsqu’ils ne trouvaient pas suffisamment de travail dans les montagnes foréziennes. Beaucoup d’entre eux, scieurs professionnels ou paysans, émigraient temporairement dans d’autres départements forestiers, entre autres, dans le Var. En général, ils partaient à l’automne et revenaient au printemps : leur absence durait huit à neuf mois 914 .

S’il y a un type de profession dans monde rural qui se prêtait bien à la pluriactivité, c’est celui de domestique, car dans les petites exploitations, le domestique devait tout son temps au maître et pour tous les travaux commandés. Les domestiques employés aux travaux des champs étaient loués à l’année ou pour une durée de 3, 4, 6 ou 8 mois 915 . Ainsi, ces sabotiers du village de Sauvain, à l’ouest de Montbrison, qui, à la belle saison, devenaient des domestiques à gages chez les plus grands exploitants 916 . L’obligation de consacrer tout son temps au maître donnait aux gages promis un caractère forfaitaire, surtout quand il s’agissait d’une première louée : le domestique ne pouvait savoir la somme de travail qu’on exigerait de lui ni la qualité des avantages en nature qui lui seraient accordés 917 . Les domestiques étaient des salariés beaucoup plus liés au maître que les journaliers et les tâcherons, mais ils formaient un groupe social très hétérogène au sein duquel on trouvait aussi bien les bonnes à tout faire, dans les fermes, et les domestiques d’auberge que les servantes du curé qui aidaient également au catéchisme et faisaient la distribution des aumônes 918 . Dans les villes, les domestiques originaires souvent de la campagne, pouvaient être valets de chambre, cochers, dames de compagnie etc. au service d’institutions, de commerçants ou de maisons bourgeoises. Dans ce dernier cas, la condition ancillaire pouvait changer d’une période à l’autre de l ‘année, car, dans le logement urbain, une alcôve auprès de la cuisine était affectée à la servante qui partageait l’intimité de la famille, alors qu’à la campagne, comme les maîtres recevaient davantage, le personnel était relégué dans les combles, à l’exception des gardes d’enfants 919 .

Parmi les multiples solutions qui pouvaient être adoptées par le travailleur rural qui voulait compléter ses revenus, il y avait un type de travail qui lui était complètement étranger, celui de la mine de charbon dans le bassin houiller de Saint-Etienne 920 . Mais il ne s’agissait pas pour lui, du moins dans un premier temps, de s’intégrer socialement au nouvel univers créé par la Révolution industrielle, que nous allons évoquer maintenant avec les nouvelles industries apparues autour de Lyon et de Saint-Etienne.

Notes
895.

Pierre ZIND, “L’enseignement primaire sous la Restauration dans l’arrondissement de Saint-Etienne”, Cahiers d’histoire, T. III (partie 1), 1958, p. 369.

896.

La serrurerie faisait travailler 2 500 hommes dans le canton de Saint-Bonnet au milieu du XIXe siècle. Cette industrie tomba en décadence à la fin du XIXe siècle lorsque les pièces de la serrure furent fabriquées mécaniquement en usine. (Gérard BERGER, Le pays de Saint-Bonnet-le-Château de 1775 à 1975 …, pp. 204-215).

897.

A l’exception du curé, de son vicaire, des religieuses et de l’instituteur.

898.

Antoine LUGNIER, Cinq siècles de vie paysanne à Roche-en-Forez (1440-1940), Saint-Etienne, 1962, 414 p. (pp. 25-27).

899.

Il arrivait que le cultivateur soit aussi manufacturier comme à Ecoches, au nord-est de la Loire où le propriétaire d’une filature de coton, Glatard, avait également une exploitation de cinquante hectares (Jacques VALSERRES, Les industries de la Loire, Saint-Etienne, 1862, 503 p. (p. 460).

900.

G. GARRIER, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais …, pp. 197-201.

901.

H. DE FARCY, Paysans du Lyonnais – La vie agricole dans la vallée de l’yzeron …, p. 120. Une partie de la population des autres localités de la vallée de l’Yzeron, en particulier à Francheville, vivait aussi du blanchissage.

902.

Ibid., p. 122.

903.

Les degrés étaient multiples entre le paysan qui ne lavait que quelques jours par an et celui qui y consacrait la plus grande partie de son temps.

904.

Mireille BUSSEUIL et Catherine RENOU, “De la meule au moulin – L’industrie meunière dans le canton de Saint-Jean-Soleymieux”, Village de Forez, supplément au n°87-88 d’octobre 2001, 56 p. (p. 14).

905.

G. GARRIER, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais …, pp. 197-201.

906.

Mireille BUSSEUIL et Suzanne POMMIER, “La vallée des Moulins – En suivant la Mare de Gumières à Saint-Marcellin-en-Forez”, Village de Forez, supplément au n°77-78 d’avril 1999, 58 p. (p. 11.

907.

G. GARRIER, “Des vignes sans vignerons ? Limites à la pluriactivité dans la viticulture française” in G. GARRIER et R. HUBSCHER (dir.), Entre faucilles et marteaux, P.U. de Lyon, 1988, 242 p. (p. 125).

908.

G. GARRIER, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais …, pp. 197-201.

909.

G. BERGER, Le pays de Saint-Bonnet-le-Château …, pp. 227-228. L’auteur indique que cette fabrication de la poix pouvait être le résultat du travail de paysans occupant leurs moments libres ou de journaliers employés par les négociants en bois et en bateaux.

910.

Annie ARNOULT, La grande histoire des scieurs de long, Feurs, 1996, T. 1, 231 p. (pp. 24-32).

911.

G. BERGER, Le pays de Saint-Bonnet-le-Château …, p. 224.

912.

Philippe GRANCHAMP, Roanne sous le second Empire, mémoire de maîtrise, Université Jean Monnet de Saint-Etienne, 1997, 151 p. (pp. 76-77). Les charpentiers de Roanne construisaient des “Roannaises” pour la navigation sur la Loire et des “Bâtards” pour la navigation sur le canal de Roanne à Digoin, ouvert en 1839. Charpentiers et mariniers souvent originaires d’une même famille, avaient des salaires assez élevés.

913.

Y. LEQUIN, Les ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914). La formation de la classe ouvrière régionale …, p. 19. La navigation fluviale rassemblait aussi des mariniers à Perrache, Vaise et à Givors, au débouché du canal Rive-de-Gier – Givors.

914.

Un chef d’équipe recrutait la main d’œuvre, cherchait le travail, traitait avec le marchand de bois ou l’exploitant forestier qui se chargeait des conditions de travail, des rémunérations, de la nourriture et de l’hébergement (Annie ARNOULT, La grande histoire des scieurs de long …, T.1, pp. 33-68).

915.

Yvonne CREBOUW, “Droits et obligations des journaliers et des domestiques, droits et obligations desmaîtres” ? in R. HUBSCHER et J.C. FARCY (dir.), La moisson des autres. Les salariés agricoles aux XIX e et XX e siècles, Créaphis, 1996, 361 p. (p. 185).

916.

R. HUBSCHER, “La pluriactivité : un impératif ou un style de vie ?”, p. 78.

917.

Yvonne CREBOUW “Droits et obligations des journaliers et des domestiques”…, p. 186.

918.

Pierre GUIRAL et Guy THUILLIER, La vie quotidienne des domestiques en France au XIX e siècle, Hachette littérature, 1978, 280 p. (pp. 12 et 172). Les statuts synodaux interdisaient au curé de prendre ses repas avec sa servante et de veiller avec elle le soir à la cuisine ; on a réglementé sévèrement l’âge des servantes qui devaient avoir au moins quarante ans (ibid., p. 170).

919.

Nicole VERNEY-CARRON, Le ruban et l’acier. Les élites économiques de la région stéphanoise au XIX e siècle (1815-1914), Saint-Etienne, 1999, 448 p. (p. 370). Il faut remarquer que les domestiques chargés de l’éducation des enfants avaient un rôle culturel important.

920.

Le cinquième environ des cultivateurs de Sorbiers employés une grande partie de l’année aux mines de la Chazotte, obtiennent un congé pour les fenaisons et la moisson. L’hiver, des paysans de Planfoy deviennent aussi mineurs (R. HUBSCHER, “ La pluriactivité : un impératif ou un style de vie ?” …, p. 78).