1. La région lyonnaise

Nous évoquerons d’abord une ancienne industrie qui a conservé son dynamisme au XIXe siècle et qui était très présente aux confins de la Loire et du Rhône, celle de la verrerie. Rive-de-Gier est devenu un des principaux centres verriers de France et même d’Europe et ses verreries ont été gérées à partir de la fin des années 1850, selon le modèle du “monopole” expérimenté pour les houillères de la Loire ; en 1840, il y avait une dizaine de firmes faisant travailler 2 400 ouvriers, et en 1870, 3 600 ouvriers travaillaient autour des 37 fours du “monopole” 922 , qui adopta la forme d’une société anonyme en 1867, et des 14 fours de la société Neuvesel. Les verreries ripagériennes dont la production s’est modernisée au début des années 1860, avec l’adoption de générateurs à gaz, fabriquaient surtout des vitres et des bouteilles 923 . Les verreries de Givors, moins importantes, comptaient tout de même 9 établissements au milieu du siècle, contrôlés en partie par les deux sociétés déjà citées et rassemblant près de 200 verriers. Hormis la cristallerie d’Oullins, les autres verreries de Lyon, Saint-Etienne et Saint-Just-sur-Loire, avaient des effectifs beaucoup plus modestes.

Pour ce qui est des nouvelles industries, il en est une qui trouve son origine dans la principale industrie lyonnaise, celle de la soie : il s’agit de l’industrie chimique. Au début du XIXe siècle, s’étaient développées à Lyon des vitrioleries et soudières fournissant les savonneries, les fabriques de lessive et les verreries de la région, mais aussi, des artisans fournissaient des produits pour les opérations liées à la chaîne de la soie et une centaine de teinturiers travaillaient pour la Fabrique 924 . Il s’agissait d’une sorte d’artisanat chimique dispersé dans la ville de Lyon et ses faubourgs, dont vont émerger quelques entreprises qui, pour certaines d’entre elles, laisseront leur nom dans l’histoire de l’industrie chimique française. On peut d’abord remarquer à propos des fondateurs d’entreprise, marquant les débuts de la chimie lyonnaise, leur audace dans l’innovation, aboutissant dans l’exploitation de procédés industriels ingénieux : ainsi, les frères Renard surent s’attacher les services de Verguin en 1858, qui mit au point le rouge d’aniline, lequel reçut le nom de “fuchsine 925 ” ; le teinturier en soie Gillet, pour sa part, collabora, à partir de 1846, avec le fabricant Bonnet dont un des chefs de service avait réussi la mise au point de “noirs cuits” 926 . Ces entreprises de la chimie qui connurent le succès, auxquelles il faut ajouter les noms des Maisons Coignet et Guimet, employèrent de 100 à 500 ouvriers. L’entreprise Perret atteignit, quant à elle, une plus grande envergure, puisque, devenue la deuxième entreprise chimique de France et le premier producteur français d’acide sulfurique, elle occupait, en 1869, 2 000 ouvriers répartis en 7 usines 927 . Mais la Chimie lyonnaise connut une prospérité éphémère : le tournant des années 1870 est marqué par la dissolution de la “Société La Fuchsine”, la fusion des Perret avec Saint-Gobain et le déplacement du siège social de Coignet à Paris 928 .

La révolution industrielle a aussi donné naissance à une sidérurgie rhodanienne, en symbiose avec la sidérurgie stéphanoise. D’origine lyonnaise, Louis Frèrejean a construit, à la fin des années 1810, le second haut-fourneau au coke du pays, près de Vienne, au carrefour du charbon ripagérien et du fer ardèchois 929 . Par la suite, ses successeurs, à la tête de la “Compagnie des fonderies et forges de Terrenoire, la Voulte et Bersèges”, née en 1859, vont diriger la première entreprise sidérurgique française 930 . A Givors, d’autres entreprises sidérurgiques s’installèrent dont la principale, celle d’Eustache Prénat, originaire de Saint-Chamond, qui construisit, de 1843 à 1848, 5 hauts-fourneaux et 3 fonderies de fer. En 1870, le centre métallurgique givordin employait plus de 1 500 ouvriers 931 .

Dans la région lyonnaise, les industries nouvelles furent surtout celles des industries mécaniques en relation avec la révolution des transports. La fabrication de matériel ferroviaire s’est installée pour l’essentiel dans l’agglomération lyonnaise mais sa prospérité fut liée jusqu’aux années 1880 à celle des aciéries et hauts-fourneaux foréziens 932 . Les ateliers de la Buire, nés à la Guillotière en 1847, sont les plus importants. Ils sont contrôlés progressivement par Frossard de Saugy, originaire de Lausanne et actionnaire du chemin de fer Lyon-Avignon. Dans ces ateliers, on construit 700 wagons en moyenne par an de 1857 à 1867 933  ; en 1866, les chantiers de la Buire furent achetés par les frères Mangini 934 , à l’origine de plusieurs liaisons ferrées régionales centrées sur Lyon. La société des chantiers de la Buire aura jusqu’à 1 650 ouvriers en 1867, fabriquant le matériel ferroviaire et les chassepots commandés par le gouvernement 935 . Les ateliers d’Oullins furent créés à la même époque que ceux de la Buire par le parisien Désormes qui, auparavant, s’occupait des ateliers de réparation du chemin de fer. Son usine, comme celle de la Buire, frappe par sa modernité et sa taille, puisqu’elle peut employer 1 000 ouvriers ; entre 1850 et 1854, on y répare une soixantaine de locomotives ; on y fabrique également des axes de roues motrices pour les bateaux. Les ateliers d’Oullins furent rachetés en 1854 par la Compagnie du Chemin de fer du Grand Central et furent intégrés dans le système PLM en 1861 936 . L’agglomération lyonnaise s’est donc spécialisée dans l’entretien du matériel ferroviaire alors qu’au départ, les frères Seguin, originaires d’Annonay, avaient sorti de leurs établissements de Perrache, au début de la monarchie de Juillet, les premières locomotives de fabrication totalement française 937 . La brève épopée de la navigation à vapeur fluviale, des années 1830 aux années 1850 a provoqué aussi l’installation d’entreprises fabriquant des coques métalliques, des chaudières et des machines à vapeur : la principale d’entre elles, la Maison Breton et Danto 938 s’est installée en 1838 à Gerland. Comme le marché de la construction navale fut vite saturé, les deux associés se consacrèrent surtout aux machines à vapeur, très demandées par les industries mécaniques et chimiques naissantes ; en 1855, ils fabriquaient le quart des machines à vapeur et chaudières de la ville et employaient 140 personnes 939 .

Nous avons surtout souligné la place des industries nées de la première révolution industrielle dans la région lyonnaise mais d’autres fabrications, dont l’énumération serait fastidieuse, faisaient aussi la réputation de Lyon, depuis celle des balances de l’entreprise Trayvou 940 , des aiguilles et des corsets de la société Teste jusqu’aux brasseries et fabrications de pâtes alimentaires 941 . Il importe maintenant de s’interroger sur les relations entre patrons et ouvriers dans les nouvelles industries en les comparant avec celles qui prévalaient dans la Fabrique et en se demandant, entre autres, si leur mentalité et leur état d’esprit favorisaient le paternalisme.

Nous avons vu précédemment qu’il n’y avait pas de relations directes entre le fabricant de soieries et le chef d’atelier et pour le premier, il n’était donc pas question d’exercer un paternalisme lui permettant d’avoir des relations plus pacifiées avec le second. Toutefois, certains soyeux qui fondèrent des manufactures purent pratiquer un paternalisme très poussé, comme Bonnet à Jujurieux, dans les usines-internats que nous évoquerons dans le chapitre dix. Le paternalisme suppose un lien de dépendance hors les nécessités du travail entre le patron 942 et ses employés et un réseau d’institutions sociales et d’aides sociales pour répondre à des besoins de protection, d’éducation, d’épargne et de loisirs. Ce paternalisme, terme auquel on substitue plutôt celui de patronage au XIXe siècle, permet au patron de s’attacher une main d’œuvre instable et il est aussi inspiré, pour les patrons catholiques, nombreux dans la région lyonnaise, par le message évangélique. Dès 1841, le sidérurgiste Eustache Prénat, à Givors, accorde à ses ouvriers fondeurs une allocation logement, les soins gratuits d’un médecin attaché à l’établissement, et les secours d’une caisse maladie financée par une cotisation mixte. Une dizaine d ‘années plus tard, Frossard, aux chantiers de la Buire, à Lyon, met en place une caisse de secours à laquelle tous ses ouvriers sont obligatoirement affiliés 943 . Les industriels de la chimie eurent une pratique similaire : ainsi, chez les Gillet, les ouvriers profitent d’une infirmerie et d’une salle d’asile, quant aux ouvrières en couches, elles reçoivent un mois de salaire, mais avec l’obligation de rester dans leur ménage. De plus, les ouvriers qui ont travaillé de longues années dans l’usine, ne sont pas renvoyés : ils sont occupés à l’atelier et s’ils sont incapables de remplir un emploi, ils reçoivent une pension. Ainsi, les Gillet peuvent se flatter de n’avoir connu leur première grève, à Serin, qu’en 1903 944 . Effectivement, dans les grands établissements sidérurgiques, dans les verreries où le logement était généralement fourni, dans les grandes usines en général, les tensions entre employeurs et salariés furent moins fortes qu’ailleurs et les revendications plus faibles 945 . Les travailleurs adhéraient probablement à ce paternalisme 946 même si, d’après le commissaire spécial de Lyon, il n’y a pas dans le département d’industries notoirement connues à raison de la bonne entente entre patrons et ouvriers 947 . Ils y adhéraient d’autant plus, si le patron était présent dans l’usine et s’il manifestait un souci d’instruction pour des ouvriers qui, en 1848, ont réclamé des cours pour adultes.

Nous aurons plus loin l’occasion d’évoquer les conditions de vie des travailleurs de diverses industries et de tenter de cerner la notion d’ouvrier, mais nous devons déjà, au niveau des mentalités, faire une distinction , dans les grandes usines , entre une aristocratie d’ouvriers qualifiés et des travailleurs d’origine rurale ou étrangère, sans qualification. Les premiers que Jean Lorcin appelle les “grosses culottes”, étaient les verriers, les forgerons et les ajusteurs dans les aciéries, qui dirigeaient les seconds à la tête de véritables équipes suivant une structure hiérarchique pyramidale 948 . La mentalité des premiers s’apparentait à celle des chefs d’atelier de la Fabrique au niveau de leur pratique professionnelle et du désir de s’identifier à la classe moyenne.

Doit-on aussi opérer des distinguos parmi les membres du patronat qui tous, par ailleurs, accordaient une grande valeur au travail et étaient très précautionneux à l’égard de la concurrence ? En dehors des clivages politiques ou religieux dont nous aurons l’occasion de reparler, la défense des intérêts de leur profession opposait des marchands-fabricants libre-échangistes, dont la Chambre de commerce de Lyon, où ils étaient majoritaires, se faisait le porte-parole, à des sidérurgistes protectionnistes 949 .

Il nous reste à poser le même type de questions concernant les hommes et les activités industrielles qui se sont maintenues ou développées, dans une région stéphanoise où la révolution industrielle a bien porté son nom.

Notes
922.

Il s’agissait de P. Hutter et Compagnie devenue en 1856 Charles Raabe et Compagnie – Le “monopole” rassemblait 16 compagnies. (Y. LEQUIN …, pp. 59-60)

923.

Ibid., pp. 59-60. La production de bouteilles est passée de 17 millions en 1854 à 25 millions en 1865.

924.

B. ANGLERAUD et C. PELLISSIER, Les dynasties lyonnaises – Des Morin-Pons aux Mérieux du XIX e siècle à nos jours …, p. 45.

925.

Ibid., p. 46

926.

François Gillet avait installé son entreprise au bord de la Saône ; celle-ci bénéficia d’une solide réputation pour la qualité et la diversité de ses noirs ; en 1865, il édifia une usine à Izieux, près de Saint-Chamond et en 1871, les Gillet créèrent à Vaise la Société des Produits chimiques Gillet et Fils avec une usine fabriquant les produits nécessaires à la teinture des soies noires. (Idem, pp. 52-53)

927.

Idem, pp. 54-56

928.

Idem, p. 57.

929.

Y. LEQUIN, Les ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914). La formation de la classe ouvrière régionale …, p. 38.

930.

En 1846, la Compagnie de Terrenoire a 6 machines à vapeur, 2 hauts-fourneaux et emploie 550 ouvriers. Elle deviendra, en 1868, le plus gos producteur d’acier français et elle fournira les 2/5 des rails français. (B. ANGLERAUD et C. PELLISSIER , Les dynasties lyonnaises … , p. 60).

931.

Gilbert GARRIER et Yves LEQUIN,“ Deux siècles de transformations économiques et sociales”, in G. GARRIER (dir.), Le Rhône et Lyon de la préhistoire à nos jours …, p. 288. Ce sont les établissements Prénat qui ont réalisé en 1860, à partir de la fonte des canons pris à Sébastopol, la statue de la Vierge du Puy.

932.

Y. LEQUIN, Les ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914). La formation de la classe ouvrière régionale …, p. 58.

933.

Ibid., p. 59.

934.

Leur père, originaire du Piémont et entrepreneur de travaux publics, avait travaillé pour les frères Seguin lors de la construction du chemin de fer Lyon-Saint-Etienne (B. ANGLERAUD et C. PELLISSIER, Les dynasties lyonnaises … , pp. 76-77).

935.

Ibid., p. 77.

936.

Maurice BERNADET et Yves LEQUIN, “Des nautes du Rhône au T.G.V”., in Yves LEQUIN (dir.), Rhône-Alpes. Cinq cents années lumière –Mémoire industrielle …, pp. 448-449.

937.

Ibid., p. 448.

938.

Danto était forgeron et Breton chaudronnier à Lyon.

939.

B. ANGLERAUD et C. PELLISSIER , Les dynasties lyonnaises … , pp. 66-67.

940.

L’entreprise employait 350 personnes en 1860 (B. ANGLERAUD et C. PELLISSIER, Les dynasties lyonnaises …, pp. 66-67).

941.

En 1866, la ville compte neuf fabricants de pâtes dont Rivoire et Carret qui se spécialisent dans les pâtes de qualité supérieure (Ibid., pp. 83-84).

942.

Le mot maître, plus utilisé avant 1860, est remplacé par la suite par le mot patron. [Jean FOMBONNE, Personnel et DRH – L’affirmation de la fonction Personnel dans les entreprises – France ( 1830-1990), Vuibert, 2001, 777 p. (p. 53 et p. 162)].

943.

Y. LEQUIN, Les ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914) – Les intérêts de classe et la République, P.U. de Lyon, 1977, 500 p. (p. 113 et suivantes). Frossard est protestant et comme d’autres entrepreneurs protestants, il fut à l’origine, on le verra, de fondations sociales et charitables, sans discrimination vis à vis des catholiques.

944.

B. ANGLERAUD et C. PELLISSIER, Les dynasties lyonnaises …, pp. 284-285.

945.

Y. LEQUIN, Les ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914) – Les intérêts de classe et la République … , pp. 113-115.

946.

Jean FOMBONNE, Personnel et DRH– L’affirmation de la fonction Personnel dans les entreprises – France 1830-1990, p. 180. L’auteur pense que cette réalité a été souvent sous-estimée par les historiens ces dernières années.

947.

Y. LEQUIN, … Les intérêts de classe et la République …, p. 105.

948.

Jean LORCIN, La région de Saint-Etienne de la grande dépression à la deuxième guerre mondiale …, T. 1, p. 47 et T. 2 p. 349.

949.

Les sidérurgistes et métallurgistes souhaitaient être protégés de la concurrence anglaise par des tarifs douaniers élevés alors que la Fabrique qui importait des pays d’Extrême-Orient ses matières premières pour les réexporter ensuite, était logiquement hostile à des mesures protectionnistes.