2. La mission intérieure : le Rosaire Vivant

Après avoir laissé la direction de la “Propagation de la Foi” en d’autres mains, Pauline Jaricot pratiqua, de 1822 à 1826, une sorte de semi-retraite, fortement influencée en cela par son directeur spirituel, l’abbé Würtz. Ce dernier avait des visions et prédisait la marée montante de l’irréligion, ce qui amena la jeune femme à ressentir de manière encore plus aiguë, les progrès du démon dans la société et elle voulut s’offrir en victime pour la religion et pour la France afin d’arrêter l’impiété 1695 . Elle fut d’autant plus décidée que le pape Léon XII, en annonçant le grand jubilé de 1825, avait fait entendre un cri d’alarme à propos des dangers qui menaçaient l’Eglise 1696 . Ainsi, elle conçut, fin 1826, un projet destiné à rendre la piété mariale accessible à des personnes de milieux populaires, avec pour but ultime, comme pour les “Réparatrices”, de pousser le peuple à œuvrer pour rendre la France à sa vocation chrétienne 1697 .

Pauline Jaricot était une habituée du Rosaire, puisqu’à 18 ans, elle était entrée dans la confrérie du Saint-Rosaire de la paroisse Saint-Pierre 1698 .Seulement, ouvriers et ouvrières n’avaient pas le temps de prier longuement et Pauline était consciente des préjugés contre le Rosaire, considéré comme une dévotion laissée aux vieilles dévotes. L’important et le plus difficile, écrivait-elle, était de “faire agréer le Rosaire à la masse 1699 ”. Comme il ne pouvait être question de faire réciter trois chapelets de cinq dizaines par jour 1700 , elle trouva une solution, en créant une association de prière organisée à la manière de la Propagation de la Foi : les associé(e)s, qui furent surtout des femmes, formaient des “sections” de 15 membres (des quinzaines au lieu des dizaines) dirigées par une “zélatrice”, 11 sections formaient une “division” dirigée par une conseillère. Chaque membre des sections ne s’engageait à réciter quotidiennement qu’une dizaine du rosaire, mais à la condition de méditer le “mystère” qui lui était échu par tirage au sort chaque mois 1701 . Les associés devaient aussi donner une petite offrande de 5 francs 1702 par an, correspondant à deux sous par semaine, servant à l’achat de livres 1703 , de chapelets et autres objets de piété. Ainsi, Pauline Jaricot venait au secours des paroisses, et des images pieuses étaient également distribuées dans les usines 1704 . Elle dirigea seule l’association du Rosaire Vivant, appuyée seulement par deux prêtres, le chanoine Bétemps, et l’abbé Marduel à Paris 1705 . Son association s’établit sur les pentes de Fourvière, dans la maison de Lorette, qu’elle avait achetée en 1831 et où elle s’installa en août 1833 avec la communauté des Filles de Marie. D’anciennes “Réparatrices” faisaient partie de cette communauté, fondée par Pauline Jaricot en 1831, qui tenait le secrétariat du Rosaire Vivant 1706 .

Le succès du Rosaire Vivant fut rapide : il regroupait, en France, plus d’1 000 000 d’associés en 1824 et 2 250 000 en 1862, membres de plus de 150 000 quinzaines. A Lyon, Mme de Leusse, Mme Coste et Mme Guérin firent leur possible pour implanter les quinzaines dans les quartiers de Bellecour et des Terreaux 1707 . Dès 1827, 20 quinzaines étaient établies à Saint-Chamond. Les quinzaines se multiplièrent également en Europe et en Amérique et Pauline Jaricot, par son œuvre, vint au secours des paroisses, en distribuant livres, chapelets, gravures pieuses etc. 1708 . De la ville du Puy, Mgr de Bonald écrivit à Pauline Jaricot que les deux prêtres de son diocèse qui avaient l’honneur de la voir, étaient fort zélés pour le rosaire vivant et que cette dévotion s’étendait et se consolidait partout 1709 . Même des chefs de l’armée firent savoir à la fondatrice lyonnaise, après la répression de l’insurrection de novembre 1831, que des soldats avaient organisé entre eux plusieurs sections du Rosaire Vivant : “C’est vite fait”, disaient-ils, “et cela vaut gros” 1710 . Pauline Jaricot exerçait aussi une grande influence par ses circulaires aux associés du Rosaire Vivant. Un prêtre du diocèse de Belley comparait leur impact à celui des épîtres de saint Paul pour les premiers chrétiens 1711 .

Le pape ne pouvait qu’apprécier le désir de “rallier les membres épars d’Israël dont le Rosaire Vivant ferait une seule famille 1712 ”. L’esprit de famille était entretenu par les réunions mensuelles des conseillères, la lecture des circulaires de liaison et par la correspondance 1713 . Pauline Jaricot sut se procurer le soutien du nonce apostolique, le cardinal Lambruschini, auquel l’abbé Bétemps la présenta lors de son passage à Lyon, dès 1827 et, en 1831, un bref du pape Grégoire XVI lui donna la caution officielle de l’Eglise, qui devait faire taire les opposants. Car le Rosaire Vivant rencontra, non seulement l’opposition des libéraux et du préfet Gasparin qui voulait savoir ce qui s’y tramait, mais aussi du clergé lyonnais : Pauline Jaricot, qui s’adressait directement à Rome, agaçait forcément le conseil épiscopal ; de plus, comme l’association du Rosaire Vivant gérait des finances importantes, on voulait savoir ce que devenaient les sommes énormes qui dépassaient les besoins de la distribution de livres et d’objets pieux. Aussi, l’abbé Bétemps, fit-il connaître au diocèse, fin 1834, les comptes des distributions de livres ainsi que les recettes et les dépenses de l’Œuvre depuis sept ans 1714 .

L’association du Rosaire Vivant permit à Pauline Jaricot de continuer à œuvrer efficacement en faveur de la Propagation de la Foi : les associés contribuèrent à l’augmentation du nombre des souscripteurs de l’Œuvre et on donna des objets de dévotion aux missionnaires. En 1837, le président du Conseil central, le baron de Verna, obtenait encore de Pauline Jaricot la distribution des imprimés de l’Œuvre à ses associés 1715 .

Dans son engagement pour le Rosaire Vivant, comme cela avait été le cas pour la Propagation de la Foi, Pauline Jaricot voulut montrer sa foi dans la force irrésistible des humbles prières et des petites actions. Sa spiritualité se manifestait par l’esprit d’enfance, de louange du Seigneur et le désir d’une imitation de Jésus-Christ, réparatrice. Elle voulut faire de ses fondations, une œuvre universelle, car elle avait le souci d’évangélisation des masses populaires dans toute la France et dans les pays de mission 1716 . Or, comme le Rosaire Vivant connut un grand succès en France et hors de France, Pauline Jaricot conçut, vers 1833, une entreprise encore plus ambitieuse, à l’échelle du monde, à partir du Rosaire Vivant. Elle voulut que cette association n’ait pas seulement comme finalité la dévotion, mais également la réconciliation sociale. Elle se demanda pourquoi le Rosaire Vivant ne pourrait pas permettre, en son sein, la rencontre et le rapprochement entre les deux fractions de la société et ne pourrait pas devenir une sorte de vaste coopérative où se retrouveraient les classes sociales favorisées et les ouvriers. Elle eut conscience que ce projet utopique exigerait beaucoup de temps avant d’être réalisé mais, disait-elle, “il faudrait très peu de personnes dans chaque contrée pour commencer”, et, à long terme, “les chrétiens ne seraient plus qu’une famille … et, quand même ce projet, commencé sous les ailes de Marie, n’aurait sa pleine exécution qu’à la fin des temps prédit par les Ecritures, où les enfants de Dieu auront tant d’épreuves et par conséquent besoin d’être unis par des liens extérieurs et intérieurs, ne serait-ce pas une œuvre digne de nos désirs ?” 1717 .

On découvre ici, avec les épreuves qui attendent les chrétiens à la fin des temps, la vision apocalyptique et millénariste de Pauline Jaricot, qui a été influencée, on le sait, par l’abbé Würtz. Pour les millénaristes, le temps de prospérité et de béatitude correspondant au règne terrestre du Christ 1718 , entouré de ses élus et dont il s’agit de favoriser la venue, est précédé de périodes de troubles de nature apocalyptique, d’où se détachent les diverses figures de l’Antéchrist. Ces dernières sont nettement perçues par Pauline Jaricot lorsqu’elle évoque, au moment de la fondation du Rosaire Vivant, les ouvrages non chrétiens : “Qu’on parcoure, dit-elle, les villes et les campagnes, partout les livres infâmes, comme une lave enflammée, ont couvert le champ du Seigneur 1719 . La vision apocalyptique de Pauline Jaricot s’inscrit dans la lutte que mènent nombre de catholiques après la Révolution contre la cité du mal, contre Satan 1720 . Pour précipiter le retour glorieux du Christ, il s’agit de favoriser l’installation d’une civilisation chrétienne ; or, la fondatrice lyonnaise, qui a déjà œuvré dans ce sens avec la Propagation de la Foi et le Rosaire Vivant, veut poursuivre ses efforts pour rapprocher les classes de la société. En effet, en dirigeant le Rosaire Vivant, elle a pris conscience des maux qui la divisaient et de la détresse du monde ouvrier 1721 . Les insurrections lyonnaises des années 1830, au cours desquelles elle envisageait de mourir en martyre, l’ont confirmée dans son analyse et ses projets.

Notes
1695.

E. SAINTE-MARIE PERRIN, Pauline Jaricot …, pp. 97-107.

1696.

Anthelme CATHERIN, Le Rosaire dans le diocèse de Lyon, Vitte, 1901, 257 p. (p. 92).

1697.

Henri HOURS, “Pauline Jaricot, fondatrice”, pp. 117-119.

1698.

Mgr CRISTIANI et J. SERVEL, Marie-Pauline Jaricot …, p. 26.

1699.

Citée par Georges NAÏDENOFF, “Les intuitions créatrices et l’itinéraire de Pauline Jaricot au service de l’Eglise universelle”, conférence des 11-13 mai 1987 …, p. 367.

1700.

Donc 15 dizaines, c’est à dire 150 “Ave Maria” (“Je vous salue Marie”) avec un “Pater” (“Notre Père”) séparant chaque dizaine. La récitation du Rosaire, introduite par Saint-Bernard au XIIe siècle, puis popularisée par les Dominicains, doit également s’accompagner d’une méditation sur la vie du Christ avec l’évocation des 5 mystères joyeux, 5 douloureux, 5 glorieux, résumant le message évangélique (Gabriel AUDISIO, Les Français d’hier, T 2., Des croyants XV e -XVI e siècle, Armand Colin, 1996, 479 p. (pp. 35 et 233).

1701.

Henri HOURS, “Pauline Jaricot, fondatrice” , p. 118. Au bout de quinze mois, chaque associé avait récité le rosaire complet.

1702.

Dans les centres ouvriers, la cotisation annuelle n’était que de 3 francs pour les zélateurs ou zélatrices, et de 0,75 franc pour les associés [David LATHOUD, Marie-Pauline Jaricot, victime pour la France et la classe ouvrière, T. 2, Maison de la bonne presse, 1937, 271 p. (p. 28)].

1703.

Pauline Jaricot répondait ainsi à la demande du Père Barelle, jésuite à Billon, qui lui avait suggéré d’organiser une œuvre de distribution de bons livres. [H. HOURS, “Autour de la fondation du Rosaire Vivant”, in J. COMBY (dir.), Théologie, histoire et piété mariale – Actes du colloque de la faculté de théologie de Lyon – 1-3 octobre 1996, Profac, 1997, 367 p. (p. 167)].

1704.

Joseph JOLINON, Pauline Jaricot, patronne des chrétiens sociaux, Fayard, 1957, 156 p. (p. 45).

1705.

Henri HOURS, “Pauline Jaricot, fondatrice”, p. 118.

1706.

H. HOURS, “Autour de la fondation du Rosaire Vivant” …, p. 169.

1707.

Sœur CECILIA GIACOVELLI, Pauline Jaricot, Mame, 2005, 335 p. (p. 145).

1708.

Mgr CHRISTIANI et J. SERVEL, Marie-Pauline Jaricot …, pp. 54-56.

1709.

Lettre de Mgr de Bonald à Pauline Jaricot du 9 mars 1839. (A.D.L. XVII 11, Archives des O.P.M. à Lyon).

1710.

Georges NAÏDENOFF, “Les intuitions créatrices et l’itinéraire de Pauline Jaricot au service de l’Eglise universelle”, conférence des 11-13 mai 1987 …, p. 365.

1711.

Ibid., p. 365.

1712.

Pauline Jaricot citée par J. SERVEL, Un autre visage. Textes inédits de Pauline Jaricot …, p. 46.

1713.

L’association du Rosaire Vivant s’adapta, après plusieurs années de fonctionnement, aux structures diocésaines et paroissiales, mais resta dirigé, de Lyon, par le “Bureau central”, présidé par Pauline Jaricot. Celui-ci dirigeait la marche de l’ensemble, diffusait l’esprit commun et entretenait la correspondance. (H. HOURS, “Autour de la fondation du Rosaire Vivant”, pp. 169 et 172).

1714.

Ibid., pp. 169-180.

1715.

Richard DREVET, Laïques de France et missions catholiques au XIX e siècle : l’Œuvre de la Propagation de la Foi, origines et développement lyonnais (1822-1922) … p. 328.

1716.

Henri HOURS, “Pauline Jaricot, fondatrice”, p. 118 et H. HOURS, “Autour de la fondation du RosaireVivant …”, p. 169.

1717.

Pauline JARICOT, Continuation de l’histoire de ma vie, premier cahier, p. 113, citée par J. SERVEL, Un autre visage. Textes inédits de Pauline Jaricot …, p. 80.

1718.

Ce règne de mille ans est désigné dans le chapitre XX de l’apocalypse de Jean, sous le terme de “millenium”. Le règne du Christ sur terre se situe entre une première résurrection, celle des élus déjà morts, et une seconde, celle des pécheurs, en vue de leur jugement. (HILAIRE MULTON, article sur le millénarisme, in M. RIOT-SARCEY…, Dictionnaire des utopies … pp. 141-142).

1719.

Note sur la fondation de l’Œuvre des bons livres, vers 1827, citée par H. HOURS, “Autour de la fondation du Rosaire Vivant” …, p. 177.

1720.

Après 1789, le catholicisme n’a plus une place évidente dans la société. Déclaré inapte à réaliser les aspirations du bonheur terrestre, il trouve en face de lui deux eschatologies, le socialisme et le libéralisme qui promettent à l’humanité, un bonheur collectif et pacifique. Les millénaristes considèrent qu’ils ont à combattre ces idéologies prônées par les suppôts de Satan. [Paul AIRIAU, L’Eglise et l’Apocalypse du XIX e siècle à nos jours, Berg international, 2000, 203 p. (pp. 17 et 155)].

1721.

Elle expliquait dans une lettre au cardinal Lambruschini, secrétaire d’Etat du pape Grégoire XVI, qu’au cours des rencontres concernant le Rosaire Vivant, qui avaient lieu dans sa maison, les problèmes sociaux lui apparaissaient comme à découvert, car les membres du Rosaire Vivant représentaient toutes les classes de la société. (Georges NAÏDENOFF, “Les intuitions créatrices et l’itinéraire de Pauline Jaricot au service de l’Eglise universelle”, conférence des 11-13 mai 1987 …, p. 370).