3. Les insurrections des années 1830 confirment la mission sociale de Pauline Jaricot

Au moment des trois “glorieuses”, en juillet 1830, la maison Jaricot, près de la place des Terreaux, ne fut pas pillée comme certaines maisons voisines dont les marchandises furent jetées par les fenêtres et brûlées sur le quai de Retz. Il faut dire que la famille Jaricot avait bonne réputation auprès du peuple puisque leur maison était appelée la Providence des ouvriers 1722 . Lors des événements, Pauline Jaricot résidait sur la colline de Fourvière, dans la maison achetée par sa sœur, Mme Perrin, maison que son frère Philéas avait baptisée Nazareth. Comme l’insurrection avait un caractère anticlérical et comme les insurgés étaient hostiles non seulement aux carlistes mais aussi aux congréganistes, elle crut qu’elle allait mourir “à cause des impies assouvissant sur elle toute leur rage”. Elle passa trois jours et trois nuits en prière dans la chapelle de Fourvière où on vint lui parler de la fuite d’un grand nombre et l’engager à faire de même. Elle endurait “une sorte de martyre anticipé”, craignant la mort, mais, disait-elle, “au-devant de laquelle je me fusse précipitée malgré tout, s’il eût plu à Dieu de me l’ordonner” 1723 .

En novembre 1831, la pensée du martyre envahit à nouveau Pauline Jaricot car, “semblable à un petit enfant qui voit son père irrité contre ses fils criminels”, elle veut se jeter entre eux pour arrêter leur révolte et “les coups que s’apprête à décharger le bras vengeur du père 1724 ”. Mais elle veut éloigner ce bras du Dieu vengeur, parce que non seulement elle veut sauver et unir tous ses concitoyens 1725 , mais aussi, parce qu’elle a un faible pour ces ouvriers révoltés. Elle connaît leur misère et la cupidité des négociants qui, dit-elle, “les porte à rédimer, sous divers prétextes, vrais ou exagérés, le salaire de ceux qu’ils occupent”, contraignant ceux-ci à accepter toutes sortes de privations ou à humilier leur front devant le négociant pour accepter l’aumône 1726 . Pauline Jaricot était particulièrement choquée par ces bals auxquels on pouvait assister moyennant un écu, destiné à exercer la bienfaisance envers les malheureux ouvriers de Lyon 1727 . On peut imaginer, dans ces conditions, la joie qu’elle éprouva le 25 octobre 1831, le jour où le tarif tant réclamé par les canuts, fut enfin signé et sa déception, lorsqu’il fut remis en question par le ministre du commerce.

Au cours des deux journées et des deux nuits des 22 et 23 novembre 1831, au moment où les ouvriers prenaient le contrôle de la ville de Lyon et des faubourgs, Pauline Jaricot demeura, comme en juillet 1830, prosternée en prière au pied de l’autel de la chapelle de Fourvière. Les informations qu’elle reçut la rassurèrent sur les bonnes dispositions des ouvriers à l’égard de la religion : “Dans le quartier de la cathédrale, dit-elle, on vit des insurgés, l’arme au bras et la tête découverte, accompagner le prêtre qui portait le saint Viatique aux malades 1728 ”. De plus, elle a pu voir elle-même la modération et le désintéressement des insurgés, nombreux à se munir de médailles 1729 qu’elle avait pu diffuser dans la ville grâce à ses associés du Rosaire Vivant. Pauline Jaricot comptait aussi sur l’effet bénéfique des médailles au moment où l’armée reprendrait la ville. Lorsque les troupes du maréchal Soult et du duc d’Orléans furent sur le point de pénétrer dans Lyon, elle envoya dans la nuit du 2 au 3 décembre 1831, une veuve courageuse qui parcourut les rues du faubourg de la Guillotière que devait emprunter l’armée et y sema des médailles de la sainte Vierge. Des petits tracts qui portaient l’inscription : “Marie conçue sans péché” furent également jetés 1730 . Pauline Jaricot fut très satisfaite du résultat puisque plus de 12 000 médailles furent finalement distribuées et au bout de quelques mois, les soldats voulurent non seulement des médailles, mais aussi des chapelets et des scapulaires 1731 . Elle écrivit alors, vouloir conserver “Toujours les lettres et les billets que m’ont envoyés les chefs de l’armée réclamant des médailles pour leurs subordonnés 1732 ”.

Après la mise au pas des insurgés, Pauline Jaricot ne put assister, comme elle le souhaitait, au rapprochement entre ses concitoyens. Comme les ouvriers étaient de plus en plus sensibles à la propagande républicaine, le sou par semaine des travailleurs risquait d’ailleurs d’avoir une autre destination. La révolte d’avril 1834 la trouva à nouveau à Fourvière, dans sa nouvelle demeure de Lorette, mais cette fois elle était gravement malade et fut au cœur de l’affrontement. En effet, les ouvriers qui, le 11 avril, avaient occupé le fort Saint-Irénée, avaient installé deux canons sur la terrasse de Fourvière. Ils tiraient en direction du quartier général de la place Bellecour dont l’artillerie ripostait et visait, entre autre, la maison où Pauline Jaricot, étendue 1733 sur un matelas, priait, entourée de sa communauté des Filles de Marie. Comme les boulets pleuvaient de tous côtés, elle désigna comme lieu de refuge, le tabernacle entre les bras, un souterrain situé à proximité. Elle demeurera là, sur un grabat, avec dix-sept personnes, durant quatre jours et quatre nuits alors que les boulets de canon ébranlaient la colline de Fourvière. Une nouvelle fois, elle se désigna en victime afin de sauver Lyon et les lyonnais : “Qu’ils soient épargnés et que, seule, je sois frappée comme il plaira à la Justice suprême 1734 ”. Elle pria Dieu également afin que ses concitoyens attachent plus d’importance à leurs intérêts communs qu’à leurs antagonismes.

Malgré son mauvais état de santé, Pauline Jaricot se rendit un an plus tard à Rome, accompagnée d’une de ses filles spirituelles, Marie Melquiond, d’un domestique et de l’aumônier de Lorette, afin de demander au pape Grégoire XVI de nouveaux privilèges pour les associés du Rosaire Vivant. Elle lui demanda également d’autoriser dans l’Eglise le culte de sainte Philomène si, au tombeau de cette sainte à Mugnano, près de Naples, où elle comptait se rendre, elle obtenait sa guérison 1735 . Pauline fut doublement comblée et lorsque, revenue de Mugnano, elle alla trouver à nouveau le pape, celui-ci fut tellement surpris et ravi de la voir guérie, qu’il la retint à Rome presque un an. De retour à Lyon, en 1836, Pauline Jaricot retrouva sa chère et belle demeure de Lorette, sur les pentes de la montée Saint-Barthélemy. A cette époque, le versant oriental de la colline de Fourvière appartenait presque tout entier à Pauline et à sa sœur, Mme Perrin, qui en avaient acquis les différentes parties 1736 . Ainsi, en mai 1835, alors qu’elle séjournait à Chambéry et qu’elle était en route pour Rome, Pauline Jaricot avait donné l’ordre à son notaire d’acheter l’immeuble des Visitandines 1737 , en bas de la montée Saint-Barthélemy. Les Visitandines risquaient d’être expulsées à cause d’embarras financiers et on craignait la vente aux enchères de même que les réactions hostiles des ouvriers auxquels le monastère ne pourrait pas payer les réparations achevées 1738 . L’édifice que venait d’acquérir Pauline Jaricot intéressait un acheteur qui voulait établir des maisons de rapport, mais elle lui préféra les Frères des Ecoles Chrétiennes qui achetèrent l’immeuble en 1836. La stratégie qu’elle appliquait consistait à garantir autour du sanctuaire de Fourvière un entourage de silence et de piété et à empêcher l’installation de maisons de plaisir et de cabarets. En utilisant les nombreuses relations qu’elle avait dans le monde religieux, elle pouvait revendre à des communautés religieuses les immeubles et les terrains qu’elle avait acquis 1739 . Mais ce faisant, d’autant qu’elle était très directive, elle fut amenée à régenter le monde des congrégations et à rentrer en conflit avec les supérieurs de certaines d’entre elles. Ainsi, en 1841, lorsque Pauline Jaricot et sa sœur, Mme Perrin, voulurent vendre une maison de la montée Saint-Barthélemy aux sœurs de Saint-Régis 1740 qui s’occupaient de l’œuvre des retraites à la Louvesc, le cardinal de Bonald donna, dans un premier temps, son accord, après beaucoup d’hésitation 1741 . Puis, la supérieure des sœurs de Saint-Régis, qui était venue à Lyon vérifier l’état de la maison, se contenta de la louer en attendant de trouver mieux, ce qui provoqua l’irritation des deux sœurs Jaricot et amena Pauline Perrin à sortir de la congrégation. Enfin, le 18 mars 1842, lorsqu’eut lieu la bénédiction de la chapelle des sœurs de Saint-Régis, le cardinal de Bonald, en visite, dit, devant Pauline Jaricot et Mme Perrin, que les sœurs ne devaient pas acheter cette maison 1742 .

A cette époque, Pauline Jaricot avait d’autant plus tendance à patronner des religieuses que sa grande réputation de fondatrice de bonnes œuvres, faisait de Lorette une véritable ruche, où elle recevait plusieurs dizaines de personnes par jour et, où, même de grands personnages, devaient attendre des heures entières pour obtenir une audience 1743 . A Lorette, vivaient une dizaine de femmes de la communauté des filles de Marie, autour de Pauline Jaricot, qui manifestait pour elles une grande sollicitude. L’aumônier, l’abbé Rousselon, avait, dans la maison, son appartement privé. Tout le monde se levait à quatre heures et demie, le matin, et le travail manuel consistait à fabriquer des ornements d’église. A chaque repas, une part était gardée, qu’on appelait “la part de la sainte Vierge” et qui était remise à tour de rôle à un mendiant. Pour sa part, Pauline Jaricot écrivait sans cesse, en rédigeant en particulier les circulaires mensuelles pour les associés du Rosaire Vivant. Elle recevait, chaque dimanche, les associées de Lyon, tisseuses, ourdisseuses, domestiques …, auxquelles elle ouvrait, à la belle saison, les jardins de Lorette, où elle leur faisait porter des repas 1744 . Le soir, au pied de l’autel de sa chapelle domestique, elle traitait avec Dieu de la grande question ouvrière qui l’absorbait depuis longtemps. Les confidences douloureuses qu’elle recevait chaque jour des travailleurs, l’amenaient à chercher des solutions pour la régénération et le relèvement des classes ouvrières 1745 . Elle conçut pour ces dernières, au début des années 1840, un projet d’usine modèle que nous évoquerons dans le chapitre 11.

L’étude de l’apostolat de la Congrégation, de la Société de Saint-Vincent-de-Paul et de Pauline Jaricot dans le monde du travail, nous ont montré comment des laïcs catholiques zélés avaient établi des liens fructueux avec les ouvriers. Il s’agit maintenant de s’interroger sur les résultats de la rencontre entre le personnel religieux du diocèse et les travailleurs de la campagne et des villes.

Notes
1722.

Joseph JOLINON, Pauline Jaricot,,patronne des chrétiens sociaux …, p. 63. Le quartier général des insurgés se trouvait rue Puits-Gaillot où se trouvait la maison Jaricot.

1723.

Citée par Mgr CRISTIANI et J. SERVEL, Marie-Pauline Jaricot …, pp. 66-68.

1724.

Ibid., p. 68.

1725.

Julia MAURAIN, Pauline-Marie Jaricot, fondatrice des œuvres de la Propagation de la Foi et du Rosaire Vivant, et martyre de la cause catholique ouvrière ..., p. 14.

1726.

Pauline JARICOT, “Continuation de l’histoire de ma vie”, premier cahier, pp. 112-113, citée par J. SERVEL, Un autre visage. Textes inédits de Pauline Jaricot …, p. 79.

1727.

Ibid., p. 79.

1728.

Citée par Mgr CRISTIANI et J. SERVEL, Marie-Pauline Jaricot …, p. 69.

1729.

La face des médailles était frappée à Notre-Dame de Fourvière et le revers aux Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie (G. CHOLVY, Frédéric Ozanam …, p. 166).

1730.

Georges NAÏDENOFF, “Les intuitions créatrices et l’itinéraire de Pauline Jaricot au service de l’Eglise universelle”, conférence des 11-13 mai 1987 …, p. 364. Le père Naïdenoff précise que ces médailles ramassées par les soldats calmèrent leur agressivité et qu’ainsi Lyon fut réoccupé sans effusion de sang (p. 365).

1731.

Deux images d’étoffe réunies par deux rubans et portées en signe de dévotion. Dans son apostolat au sein de l’armée présente à Lyon, Pauline Jaricot trouva une collaboratrice efficace, Agathe Tavet, une ouvrière très pieuse qui habitait dans le voisinage de la colline de Fourvière. Elle allait dans les casernes pour diffuser, parmi les soldats, la bonne presse. Nombre de soldats l’accueillirent avec des témoignages de foi, allant jusqu’à demander spontanément la préparation à la première communion. (Sœur Cecilia GIACOVELLI, Pauline Jaricot …, Mame, 2005, 335 p. [pp. 175-176]).

1732.

GEORGES NAÏDENOFF, “Les intuitions créatrices et l’itinéraire de Pauline Jaricot au service de l’Eglise universelle”, p. 365.

1733.

Fernand RUDE, Les révoltes des canuts – 1831-1834 …, p. 151. Pauline Jaricot souffrait d’une affection cardiaque.

1734.

Pauline Jaricot citée par Julia MAURAIN, Pauline-Marie Jaricot …, pp. 14-15.

1735.

Ibid., pp. 16-17 et E. SAINTE-MARIE PERRIN, Pauline Jaricot …, pp. 150 et 157. Nous avons déjà évoqué, à la fin du chapitre 3, les raisons pour lesquelles Pauline Jaricot vouait un culte à cette jeune martyre.

1736.

Julia MAURAIN, Pauline-Marie Jaricot …, pp. 18-19.

1737.

E. SAINTE-MARIE PERRIN, Pauline Jaricot …, p. 152.

1738.

Pauline Jaricot affirma qu’elle ne pouvait “refuser à la religion cette preuve de son dévouement”. En fait, elle pensait que l’immeuble des Visitandines abriterait à la fois l’hospice pour les femmes pauvres et âgées qu’elle avait fondé un peu plus haut, dans la montée Saint-Barthélemy, et le couvent lui-même. Finalement, les Visitandines rentrèrent dans leur ancien couvent de la Croix-Rousse et Pauline Jaricot renonça à installer son hospice. [Historique : “Les Frères des Ecoles Chrétiennes aux Lazaristes” ( Archives des Frères des Ecoles Chrétiennes à Caluire)].

1739.

E. SAINTE-MARIE PERRIN, Pauline Jaricot …, p. 182.

1740.

La fille de Mme Perrin, Pauline, a pris l’habit chez les sœurs de Saint-Régis en 1837.

1741.

Mgr de Bonald, qui connaissait bien les sœurs de Saint-Régis, s’inquiétait un peu du zèle dévorant de la famille Jaricot et se demandait si une nouvelle fondation aurait les moyens de vivre à Lyon (J. COMBY, “Thérèse Couderc, Le cénacle et la vie Lyonnaise”, in J. D. DURAND et R. LADOUS (dir.), Histoire religieuse – Histoire globale – Histoire ouverte – Mélanges offerts à Jacques Gadille …, p. 321).

1742.

Ibid., pp. 321-322.

1743.

Idem, pp. 321-322.

1744.

E. SAINTE-MARIE PERRIN, Pauline Jaricot …, pp. 166-168.

1745.

Julia MAURAIN, Pauline-Marie Jaricot …, pp. 20-21.