La fondatrice de l'œuvre des Béates est Anne- Marie Martel (1644-1673), née au Puy-en-Velay, et fille du procureur du roi. Un prêtre de sa paroisse, l'abbé Tronson, lui demanda en 1665 de s'occuper de “l'instruction de ses paroissiens de la classe inférieure, ignorants en religion 1889 ”. Elle fit d'abord quelques visites aux malades de l'hôpital, puis elle entreprit de catéchiser les jeunes filles par quartier dans une “assemblée” et de leur enseigner les rudiments du travail de la dentelle. L'abbé Tronson lui adjoignit des collaboratrices et l'incita à former, en 1867, avec ses compagnes, une congrégation religieuse, celle des “Demoiselles de l'Instruction”, mais sans prononcer des vœux. Celles-ci, dont le nombre fut fixé statutairement à neuf, créèrent plusieurs œuvres caritatives et éducatives, dont celle des ouvrières en dentelle qui, l’hiver, vivaient en commun dans la ville et les faubourgs du Puy 1890 . Sous l’impulsion des curés des environs, les “Demoiselles de l’Instruction” se rendirent aussi dans les villages, pour donner une instruction religieuse aux femmes et aux filles et elles choisirent des personnes capables de continuer leur action, qui reçurent une formation, au Puy, à la suite d’une retraite annuelle. Ces “Filles de l’Instruction”, venues également de plusieurs diocèses avoisinants, s’établirent ensuite dans les villages et les hameaux et furent nommées “Béates” par les habitants 1891 . L’Œuvre des Béates connut son apogée au XIXe siècle : les Demoiselles de l’Instruction, devenues, en 1867, les Sœurs de l’Instruction, donnèrent, en 1834, une règle imprimée aux Béates 1892 ; en 1855, Dunglas, recteur de l’académie de la Haute-Loire, autorisa la création d’une section spéciale pour les Béates, dans l’école normale des Demoiselles de l’Instruction 1893 .
De nombreuses questions se posent à propos des Béates, à commencer par le sens de ce mot. On peut s'interroger aussi sur leur statut et leur rôle dans l'industrie de la dentelle comme le fait Auguste Rivet 1894 , sur la façon dont la congrégation de “Demoiselles de l'Instruction” contrôle les Béates, sur les relations de ces dernières avec le clergé et la population des villages, sur la localisation des paroisses dans lesquelles elles sont installées, et surtout sur leur rôle dans le maintien des habitudes chrétiennes dans les montagnes du sud du diocèse.
Le nom Béate, au XVIIe siècle, était donné dans le midi de la France aux personnes qui, sans quitter leurs maisons, faisaient profession de vie religieuse en étant affiliées à un tiers ordre. Béate veut dire “bénie de Dieu” 1895 , mais les Béates étaient appelées de plusieurs manières par les habitants, la “Dame”, la “Sœur”, … ou de manière péjorative la “Roubiaque”, personne bornée, bigote ou autoritaire. Presque toutes les Béates relèvent de la congrégation des “Demoiselles de l'Instruction” reconnue d’utilité publique par l'Ordonnance royale du 24 janvier 1843, et qui, dès l'origine, s'est fait une spécialité de la formation des Béates 1896 . Si elles dépendent d'une congrégation, elles ne sont pas religieuses 1897 , même si elles portent un costume religieux ; mais elles sont soumises à l'évêque, aux curés, et les habitants du village où elles résident ont des droits sur elles car ils les nourrissent et leur procurent un logement. Les “Filles de l'Instruction” ou Béates recevaient la mission de former dans les villages des “Assemblées” d'ouvrières en dentelles sur le modèle de celles du Puy et de leur donner une instruction religieuse et générale (lecture, écriture, calcul), de soigner les malades et d'aider les mourants. Quand les habitants d'un village voulaient avoir une Béate, ils s'adressaient par l'intermédiaire du curé de la paroisse à la supérieure des “Demoiselles de l'Instruction” et à l'évêque du Puy, et après une réponse favorable, ils construisaient la maison de la Béate, ou maison d'“Assemblée” comportant au moins deux pièces : l’une pour l’habitation de la Béate et l’autre pour la classe.
L'enseignement de la dentelle est une des activités principales des Béates et certaines d'entre elles jouent le rôle de contremaîtresses et courtières ou leveuses : elles groupent des jeunes filles qui apprennent et, à la mauvaise saison, en veillée, des femmes qui fabriquent. Les fabricants leur fournissent dessins et matière première et en septembre, à l'occasion de leur retraite annuelle au Puy, les Béates vont leur vendre les dentelles 1898 . Il est bien sûr très pratique pour le fabricant d'utiliser la Béate comme dépositaire, courtière et surveillante dans des régions de montagne, où la population reste relativement nombreuse, regroupée dans une multitude de hameaux, et où l'industrie de la dentelle est une ressource complémentaire pour de nombreuses familles. C'était le cas dans le massif du Pilat où des villages avaient une Béate : à Pélussin, on peut noter la présence d'une Béate au hameau de la Chaise ; à Saint-Régis du Coin, à la Bonche et au Prélager ; à Saint-Genest Malifaux, au Pleynet et aux Chomeys ; à Jonzieux, à Marlhes… Dans les Monts du Forez, on trouvait également des Béates dans les hameaux près d’Estivareilles, Usson en Forez, Apinac …Les Béates sont présentes aussi, curieusement, jusque dans le bassin houiller stéphanois où elles gardent et catéchisent les filles de mineurs avant que celles-ci ne soient envoyées en usine 1899 .
Si la Béate joue un rôle majeur pour le fabricant, il en est de même pour les autorités ecclésiastiques qui, d'ailleurs, la contrôlaient étroitement : la supérieure des “Demoiselles de l'Instruction” place et déplace les Béates à volonté 1900 . Si ces dernières peuvent abandonner leur fonction quand elles le souhaitent, elles profitent rarement de cette liberté. Ce n'est qu'après une épreuve de quatre ou cinq ans que leur nom est inscrit sur un livre qui se conserve à la maison-mère. Elles doivent faire une retraite le premier jeudi de chaque mois et une de huit jours tous les ans dans une maison dépendant de l'institution, et on invite les plus jeunes à venir y passer un ou deux mois pour se perfectionner. De plus, les “Demoiselles de l'Instruction” multiplient leurs maisons pour mieux surveiller les Béates et leur faire faire des retraites. Le curé et l'évêque, de leur côté, on l'a vu, se prononcent sur la demande des villageois et les évêques ont généralement encouragé la congrégation des “Demoiselles de l'Instruction”. Il faut dire que la Béate exerce une fonction religieuse très importante : non seulement elle apprend le catéchisme aux enfants des villages, mais elle les accompagne à la messe le dimanche et elle préside certains exercices religieux : prières de l'Avent et du Carême, mois de Marie et de Saint-Joseph 1901 . Donc, elle est une sorte d'auxiliaire du curé pour le maintien des pratiques chrétiennes d'autant plus qu'en hiver, si le mauvais temps empêche les villageois de se rendre à l'église le dimanche, la Béate les réunit chez elle à l'“Assemblée” pour qu'ils puissent faire leurs dévotions 1902 . Mais la Béate n'exerce des fonctions liturgiques que par délégation et dans un lieu profane, l'“Assemblée”. Son ascendant devait dépendre de ses capacités et de la qualité de ses relations avec les habitants, sous le contrôle vigilant du curé.
Les Béates se consacrent essentiellement à l’instruction des filles et ne s’occupent qu’accessoirement des garçons, surtout pour rendre service aux parents qui, si elles les négligeaient, ne les enverraient pas à l’école. La règle interdit aux Béates de leur apprendre à écrire et de leur faire la leçon après douze ans accomplis, même si elles peuvent leur faire le catéchisme au-delà des douze ans 1903 . L'encadrement des enfants par la Béate, a des conséquences importantes : ils sont sous sa responsabilité du matin (sept heures en été, huit heures en hiver) jusqu'à la nuit. Leur éducation chrétienne est ponctuée par les prières, les leçons de catéchisme, les lectures pieuses, et c'est la Béate qui les prépare à la première Communion. En été, toutefois, avec les travaux dans les campagnes, lorsque les enfants vont aider leurs parents, la Béate exerce moins son rôle d'enseignante.
Si, avec le développement de l'enseignement primaire à partir de 1830, les Béates sont sujettes à une polémique entre les partisans de l'enseignement obligatoire et les catholiques, ce n'est pas seulement parce que la qualité de leur enseignement général laisse à désirer, mais aussi parce qu'elles représentent un enjeu important avec leur maison d'assemblée qui est au centre de la vie spirituelle et sociale du village ou du hameau 1904 . La fonction des Béates convenait bien à des régions de montagne, dont l’habitat était dispersé. Leur rôle important était souligné par le préfet de la Haute-Loire qui les faisait subventionner et organisait pour elles des cours de perfectionnement : “Les Béates font…ou préparent seules l’éducation des deux tiers des enfants. Ce sont elles aussi qui soignent les malades, qui secondent le clergé dans l’administration des sacrements, qui distribuent aux pauvres les aumônes, qui maintiennent la discipline morale parmi les jeunes filles, enfin qui président au travail industriel de toutes les femmes du hameau 1905 ”. L'Eglise en est bien consciente en s'assurant de placer une personne digne de confiance dans la maison de la Béate et en se félicitant de voir cette dernière assurer un encadrement très poussé des enfants qu'on va retrouver avec l'étude des providences.
B.M. Le Puy.Fonds local et régional . Réf. 4359 : DUNGLAS, Les Béates de la Haute-Loire, 1854, opuscule de 8 pages. Dunglas était recteur de l'académie de la Haute-Loire.
M.A. ROLET et A. LANFREY, Article concernant les Béates, in G. AVANZINI (dir.), Dictionnaire historique de l’éducation chrétienne d’expression française …, p. 52. Le dimanche, les jeunes filles étaient réunies en vue de l’instruction.
Ibid., p. 52. L’Œuvre des Béates gagna tout le diocèse du Puy et, dans le diocèse de Lyon, le sud du département de la Loire, tout proche.
Voir le paragraphe du chapitre 2, concernant l’enseignement et les congrégations féminines.
M.A. ROLET et A. LANFREY …, p. 53.
Auguste RIVET, “Des "ministres" laïques au XIXe siècle? Les Béates de la Haute-Loire”, Revue d'histoire de l'Eglise de Franc e, janvier - juin 1978, p. 29-35.
Gilbert ET Yolande CASTANET, La Béate de chez nous, Brochure éditée en 1995, 83 p. (p. 2).
Certaines Béates sont rattachées à d’autres congrégations : Béates du tiers ordre de Saint-Dominique, de Saint-François, du Mont Carmel (M.A. ROLET et A. LANFREY …, Les Béates …, p. 53).
Ni congrégation, ni tiers ordre, les Béates sont une association de filles pieuses soumises à une règle commune : il leur est demandé de vivre dans la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. (R. LAGIER, “Une institution vellave : les Béates”, Cahiers de la Haute-Loire, 1979, p. 134 et 135)
G. et Y. CASTANET, La Béate de chez nous …, p. 30. Ce travail industriel contrôlé par les Béates et auquel se consacraient aussi les communautés religieuses, consistait à fabriquer soit des rubans et des chiffes de soie pour les usines de Lyon et de Saint-Etienne, soit de la dentelle. [J. Maurain, La politique ecclésiastique du second Empire de 1852 à 1869, librairie Alcan, Paris, 1930,989 p. (p. 296) ]. Au début des années 1830, un fabricant, Falcon, créa une véritable fabrique et alla lui-même dans la montagne porter des commandes à certains groupes d’ouvrières. Il fonda une école pratique de dentelle au Puy et les dentelles eurent un grand succès dans le midi de la France. En 1855, plus de vingt ouvrières dont quelques Béates reçurent une médaille de coopérateur. A la fin du second Empire, plusieurs maisons négociantes achetaient encore des dentelles soit aux ouvrières directement, soit à de petits fabricants, sans relation avec les marchés, qui parcouraient les villages et remplaçaient le leveur d’autrefois qui allait au chef-lieu de canton acheter la production des ouvrières de la campagne. [J. F. TURGAN, Les grandes usines de France, Lévy, 1866, T.6, 320p. (p. 247 à 267)].
Sarah A. CURTIS, L’enseignement au temps des congrégations. Le diocèse de Lyon (1801-1905), P. U. de Lyon, 2003, 281 p. (p. 57).
DUNGLAS, Les Béates de la Haute-Loire.
A. RIVET, “Des "ministres" laïques au XIXe siècle? Les Béates de la Haute-Loire”..., p. 32-33.
G. et Y. CASTANET, La Béate de chez nous …, p. 20.
R. LAGIER, “Une institution vellave, les Béates ”…, p. 148.
Le clergé appréciait particulièrement, semble-t-il, leur apostolat social et religieux, mais il pouvait craindre que les Béates usent de leur liberté puisqu'elles ne prononçaient pas de vœu. Ainsi, le curé de La Valla, près de Saint-Chamond, dont la paroisse comptait soixante douze hameaux, a dans un premier temps fait appel aux Béates; puis il a préféré réunir des jeunes filles du village en congrégation religieuse, les Sœurs de l'Enfance, pour les envoyer ouvrir, en 1843, des écoles de proximité dans les hameaux. Mais, pour initier les jeunes religieuses aux tâches multiples qu'elles devaient accomplir, il fit venir une Béate du Puy qui resta trois ans avec elles. (Sœur Anne de Jésus CHALAVON, Petites Sœurs de la Sainte Enfance de Lyon – 150 ans d'histoire – Evolution du charisme, 1995, 100 p. [p. 14 à 17]).
Rapport du préfet de la Haute-Loire au ministre de l’intérieur du 5 octobre 1853, cité par J. Maurain, La politique ecclésiastique du second Empire de 1852 à 1869 …,p. 296. Au cours du siècle, avec l’enrichissement des campagnes, l’Œuvre des Béates va être petit à petit supplantée par l’enseignement congréganiste et l’enseignement public.