2. Les premières providences nées sous l'Ancien Régime

Il faut situer l'origine des providences de la région lyonnaise à la convergence de plusieurs facteurs dont les plus importants sont l'application de la réforme catholique à la suite du concile de Trente et les problèmes posés par le développement de l'industrie de la soie avec une main d'œuvre féminine importante.

L'action réformatrice des archevêques de Lyon bénéficia de la multiplication de fondations de communautés religieuses, dans les années 1600-1630 surtout, de l'organisation des missions et de l'implication des laïcs dans le renouveau catholique avec la collaboration du clergé. Ces derniers ont créé de nouvelles confréries de piété, confréries paroissiales ou filiales de la Compagnie du Saint-Sacrement fondée à Paris en 1629.

A Lyon, cette société secrète eut une grande longévité (1630-1731) alors qu'elle disparut à Paris en 1666. L'élite catholique lyonnaise de la Compagnie du Saint-Sacrement prit des initiatives surprenantes en faveur des défavorisés : elle créa le premier mont-de-piété de cette ville 1906 , elle imposa aux marchands-fabricants le paiement d'un tarif convenable et elle créa également un bureau d'aide judiciaire 1907 . Mais les dévots de la compagnie lyonnaise mirent en application un catholicisme sévère et moralisateur car ils voulaient purifier le monde : en visitant les pauvres, ils prirent conscience de la misère sociale et remirent en question l'aumône manuelle, suspectée d'encourager l'oisiveté et la fainéantise 1908 au moment où le thème de la valeur du travail comme aide sociale devenait plus populaire. Aussi, tout en continuant à servir le Christ à travers les pauvres, ils voulurent éloigner ceux-ci des rues et des porches des églises, instaurer un ordre moral dans les hôpitaux et lutter contre le vagabondage et la prostitution. C'est ainsi que les confréries paroissiales dépendant ou non de la Compagnie du Saint-Sacrement suivirent l'exemple des dirigeants de l'Aumône Générale, sorte d’assistance publique, qui avaient autorisé en 1672, l'installation d'ateliers à l'hôpital de la Charité qu'ils géraient et qu'ils avaient créés 1909 . Dans ces ateliers, les orphelins et les orphelines pourraient apprendre le dévidage de la soie.

La première providence de Lyon apparut en 1711, quand des “dames et demoiselles de piété” louèrent, montée Saint-Barthélemy, à Fourvière, une “Maison / Hôpital de la Providence” où des filles de huit à vingt ans dans le besoin et risquant de tomber dans la prostitution, étaient accueillies 1910 . Les dames directrices, épouses de notables de la ville 1911 , avaient adressé leurs suppliques à l'archevêque, au consulat et au roi. Elles y manifestaient leur inquiétude au sujet du développement de la prostitution. Dans leur supplique à l'archevêque de Lyon, elles évoquent ces “jeunes filles pauvres … qui se perdent dès l'âge de dix à douze ans, faute d'éducation … Leurs parents n'ayant pas de quoi les nourrir, ne pouvant les faire recevoir à l'hôpital ni à la Charité, et ne sachant pas les occuper, les obligent à mendier, ce qui les expose à tomber dans les derniers désordres 1912 ”. Elles précisent également que la débauche de ces filles offense non seulement Dieu, mais est nuisible au public, au bien de l'Etat et au service du roi puisqu'elles infestent de maux contagieux les soldats passant dans la ville et elles remplissent les deux hôpitaux d'un grand nombre d'enfants qui sont les fruits de leur débauche. La supplique était d'autant plus urgente que les trois refuges de la ville créés par la Compagnie du Saint-Sacrement étaient déjà pleins : la Maison des Filles Pénitentes, qui devint un couvent de prostituées repenties, le Bon-Pasteur, qui était un refuge pour les mères célibataires, et la Maison des Recluses pour les prostituées récalcitrantes 1913 . Le projet de providence reçut l'approbation de l'archevêque de Lyon, Claude de Saint-Georges, puis, quelques années plus tard, du roi; une maîtresse fut engagée : elle les instruisait dans la piété et les bonnes mœurs et leur enseignait à travailler en couture, tapisserie et tricot. Deux prêtres, dont le vicaire général Pierre Terrasson, offrirent leurs services spirituels et des fonds furent collectés. Bientôt, la Maison de la Providence reçut trente à quarante enfants de huit à vingt ans, sous la direction d'une communauté séculière, les “Filles de la Trinité”. La maison était administrée par un bureau nommé par l'archevêque et composé de douze “Dames charitables” et de huit “Pères temporels”. Ces derniers s'occupaient surtout des problèmes financiers 1914 . Des membres de la Compagnie du Saint-Sacrement faisaient partie du bureau. Les jeunes filles accueillies par les “Filles de la Trinité” devaient être originaires de Lyon, avoir entre huit et douze ans, ne pas avoir de maladie contagieuse et pouvoir s'initier à certains travaux : par la suite, les revenus de la providence provinrent en partie du travail des religieuses et des enfants. Ces dernières restaient toujours avec les jeunes filles qui ne quittaient la salle de travail que pour le dîner et le souper pris en silence. Aucune fille ne repartait avant l'âge de vingt et un ans. La piété et le travail étaient considérés comme la meilleure défense contre l'immoralité sexuelle : catéchisme, qui avait la place d'honneur, lecture, écriture, calcul, couture, tricot, broderie et travaux domestiques ponctuaient la journée. Le bénéfice du travail qu'elles effectuaient à la providence leur était conservé. En 1785, il y avait cinquante filles à la providence entourées par dix religieuses 1915 .

Les autres providences apparues à Lyon au XVIIIe siècle et à Saint-Etienne dès la fin du XVIIe siècle, répondirent aux mêmes préoccupations et furent dues le plus souvent à des initiatives de la Compagnie du Saint-Sacrement. Ce fut le cas lorsque cette dernière encouragea financièrement et moralement le prêtre Charles Démia (1637-1681), lorsqu'il mit en place un programme d'éducation primaire et établit des écoles libres pour garçons puis pour filles, appelées petites écoles, à Lyon, à partir de 1667 et à Saint-Etienne, à partir de 1674 1916 . En dehors des leçons de catéchisme et de prières qui permettaient d'apprendre la lecture et l'écriture, les enfants étaient occupés le reste du temps par des travaux manuels, ponctués d'exercices de piété, qui devaient empêcher les garçons de tomber plus bas dans la paresse, le vagabondage ou le vol. Pour les filles, bien sûr, il s'agissait de leur permettre d'échapper à la prostitution et comme celle-ci était liée à la pauvreté, des écoles de travail furent établies pour les élèves les plus prometteuses de onze ans quittant les petites écoles. Ce travail de couture leur procurait un peu d'argent, constituant une dot qui était remise aux jeunes filles au moment de leur départ de l'école de travail 1917 .

Si les premières providences furent la suite des écoles de travail, elles furent liées aussi aux refuges que la Compagnie du Saint-Sacrement installa non seulement à Lyon, comme on l'a vu, mais aussi à Saint-Etienne, grâce à un de ses membres, ami de Démia, le prêtre Guy Collombet. Le refuge créé par ce dernier en 1670 était sous le patronage des Dames de la miséricorde, liées à la Compagnie. Ces dernières qui visitaient les familles pauvres essayaient de placer leurs filles comme domestiques ou comme apprenties dans un atelier où elles apprenaient à tisser le ruban. Et c'est une maîtresse d'atelier, Jeanne Métheon, qui créa la première providence à Saint-Etienne, en rassemblant, en 1697, près du refuge, les onze premières “filles de la Providence” dans une maison où furent installés dix métiers à tisser. Il y eut bientôt quatre-vingts enfants dans la maison.

Une première providence paroissiale apparut à son tour à la fin du XVIIIe siècle avec la Confrérie de l'Œuvre des Messieurs, dans le quartier d'Ainay à Lyon, qui en 1699, avait été créée, sous la présidence du curé, pour aider les “Dames de la marmite” dans leur distribution de nourriture et de vêtements. Par la suite, les Messieurs patronnèrent plusieurs jeunes filles qu'ils plaçaient comme apprenties dans des maisons de confiance. Puis, ils décidèrent, en 1774, devant la négligence de certains maîtres- tisseurs, de confier leurs orphelines et leurs filles en danger à des religieuses, les Filles de la Charité de Saint-Vincent de Paul. En 1790, ces dernières, au nombre de sept, s'occupaient de vingt deux filles dont le travail rapportait deux mille livres chaque année 1918 .

Que faut-il penser de la mise en place de ces premières providences dans le diocèse de Lyon? Ce qui frappe le plus, c'est le défi lancé par l'ampleur du travail féminin et ses conséquences, à Lyon principalement, mais aussi à Saint-Etienne. La supplique, envoyée en 1711 à l'archevêque par les femmes des notables de Lyon, que nous avons évoquée plus haut, montre d'une part la gravité du fléau de la prostitution et d'autre part que les confréries ne pouvaient plus se contenter de parer au plus pressé en créant des refuges pour les prostituées, mais devaient aussi agir en amont en protégeant les toutes jeunes filles. Cette nouvelle stratégie a ainsi donné naissance aux providences de filles.

Mais, il faut aussi s'interroger sur les causes de la forte présence des femmes dans le monde du travail. Parmi les deux mille personnes qui arrivent chaque année à Lyon dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, on trouve plus de femmes que d'hommes. En effet, les emplois féminins sont nombreux, dans la domesticité, dans les petits emplois spécifiquement urbains, dans la boutique, et surtout dans la Fabrique où les jeunes filles sont les servantes des ouvriers, dévideuses et ourdisseuses 1919 . Si certaines d'entre elles réussissent à retourner dans leur village avec l'épargne qu'elles ont pu rassembler, la plupart mènent une vie misérable et sont victimes de la dureté de la ville. Les conséquences de la prostitution et les maladies dues à leurs conditions de travail dans l'industrie de la soie font que la liste de leurs noms est impressionnante sur les registres mortuaires de l'Hôtel-Dieu de Lyon. Ce dernier recueille aussi les enfants trouvés des ouvrières en soie, nourrissons de quelques heures ou bébés de quelques mois qu'il est devenu impossible de garder dans les logements surpeuplés où la priorité est donnée aux métiers à tisser. Ces enfants perdus et aussi les enfants illégitimes se retrouvent donc dans les hôpitaux qui ne peuvent les garder et les nourrices de la campagne vont prendre le relais. Si dans les familles artisanales on évite l'abandon, on envoie aussi les enfants en nourrice car la rentabilité du travail de l'ouvrière en soie lyonnaise ou de la passementière stéphanoise serait beaucoup diminuée s'il lui fallait s'occuper de ses enfants. L'envoi des enfants en nourrice se pratique dans toutes les villes où on a besoin du concours féminin comme Villefranche -sur –Saône, Beaujeu ou Saint-Symphorien –sur-Coise 1920 .

Notes
1906.

Toutefois, on incite les emprunteurs à “souffrir patiemment leur misère et à éviter les péchés auxquels elle peut induire” : François LEBRUN, Histoire des catholiques en France, Privat, 1980, 588 p. (p. 139).

1907.

Jean-Pierre GUTTON, Histoire de Lyon et du Lyonnais, Que sais-je?, 1998, p. 71-72.

1908.

Patrick CABANEL et Michel CASSAN, Les catholiques français du XVI e au XX e siècle, Nathan Université, 1997, p. 33.

1909.

Janice FARNHAM, Alternative childhood : Girls providences in nineteenth century Lyon (1800-1850), dissertation, Catholic University of America, Washington, 1989, 293 p. (p. 14).

1910.

Ibid., p. 29.

1911.

Il y avait entre autres l'épouse du lieutenant-général de police et du prévot de la corporation des marchands.

1912.

J.B. MARTIN, Histoire des églises et chapelles de Lyon, Lardanchet, Lyon, T II, 1909, 497 p. (p. 329).

1913.

J. FARNHAM, Alternative childhood : Girls providences in nineteenth century Lyon (1800-1850)…, p. 30.

1914.

Ibid., p. 31-32.

1915.

Idem, pp. 32-38. Notons qu’au moment de l’admission, les parents ou les protecteurs devaient donner 100 livres.

1916.

Idem, pp. 22-23.

1917.

Idem, pp. 24-28.

1918.

Idem, pp. 27-42.

1919.

M. GARDEN, “Trois provinces, une généralité (XVIIe-XVIIIe siècles)”,in A. LATREILLE (dir.), Histoire de Lyon et du Lyonnais, T.I, Famot, 1976, 291 p. (p. 232).

1920.

Ibid., pp. 229-230.