Les providences de filles se sont multipliées pour des raisons économiques comme on l’a vu à la fin du chapitre 5, mais aussi pour des raisons philanthropiques et religieuses. S'il y a un type de providences particulièrement appréciées à la fin des années 1830 par les autorités administratives et judiciaires de Lyon et par l'Eglise, ce sont celles qui essayent de remettre sur le droit chemin les jeunes filles sortant de prison, les jeunes prostituées ou celles qui sont susceptibles de le devenir. La présidente du patronage des jeunes filles ne dit-elle pas, au cours de l'assemblée générale du vingt-sept décembre 1841 : il nous faut “un Refuge (du Bon Pasteur) pour nos grandes filles, le premier était insuffisant (providence de Bethléem), et ne pouvait d'ailleurs être adapté qu'aux jeunes filles en bas âge ; le but du Patronage n'était donc pas complètement rempli ; une maison qui pût, en quelque sorte, purger la société des membres qui la déshonorent, devenait indispensable ; de toute part, elle était désirée, réclamée, et la voix publique semblait presque nous en faire une condition des souscriptions qui nous étaient journellement remises!” Les autres établissements susceptibles de “purger” la société des jeunes filles qui la déshonorent sont : le Refuge de la Solitude, de l'Antiquaille et celui de Saint-Michel.
Le Refuge de la Solitude a été fondé en 1821 par l'abbé Besson, aumônier de la prison Saint-Joseph et a été créé pour les femmes libérées de prison qui étaient dans l'impossibilité de trouver des moyens d'existence et étaient ainsi exposées à retomber dans les mains de la justice. En 1840, l'établissement, installé quartier de Montauban, dans la paroisse Saint-Paul, occupe chrétiennement plus de cent jeunes libérées, dans divers ateliers 1950 .
Les deux autres providences lyonnaises s'occupent des problèmes de prostitution en corrigeant les jeunes filles dont la conduite est immorale. Le refuge Saint-Michel, à Saint-Irénée, comprend non seulement une section pour les filles corrompues, mais aussi une section soigneusement séparée de la précédente pour les orphelines et les filles de parents pauvres. Dès le début (1811), on employa les pensionnaires du refuge pour le travail de la soie et, en 1837, une petite fabrique avec quarante métiers à tisser fut construite, avec trente mille francs fournis par la municipalité 1951 , pour les jeunes filles qui voulaient s'affermir dans le bien en prolongeant leur séjour dans la retraite. En effet, celles qui avaient fait la preuve d'un retour à la pratique de la vertu pouvaient être rendues à leurs familles. Une autre possibilité était offerte à celles qui voulaient embrasser l'état religieux : elles formaient alors une petite communauté de sœurs pénitentes, les Madelonettes, dans l'intérieur même de l'établissement 1952 . Dans ce dernier, en janvier 1848, les religieuses de Notre-Dame du Refuge accueillaient plus de deux cent cinquante jeunes filles 1953 . Les responsables de l'Eglise de Lyon proposent donc le plus de solutions possible pour éloigner les jeunes filles d'une conduite immorale.
On va retrouver cette préoccupation et cette diversité de solutions à la providence de l'Antiquaille, refuge annexé à l'Hospice, situé près des ruines gallo-romaines de Fourvière. Sous le premier Empire, l'hospice de l'Antiquaille hébergeait des malades, des aliénés et des prostituées envoyées par le maire pour avoir commis des délits et dès 1804, le conseil municipal de Lyon vota une allocation de vingt mille francs pour y installer un atelier expérimental de tissage de la soie. En 1816, l'administration de l'établissement décida qu'à l'avenir, les prostituées soignées dans les infirmeries ne quitteraient l'hospice qu'à la suite d'un séjour d'épreuve, dans les ateliers, d'au moins trois semaines 1954 . A partir de 1825, plusieurs prêtres essayèrent tour à tour d'ouvrir un refuge pour les prostituées repenties qui avaient été soignées dans l'hospice, et ainsi naquit l'œuvre du Refuge de Notre-Dame de Compassion dit providence de l'hospice de l'Antiquaille. L'œuvre intéressait vivement Mgr de Pins, inscrit au nombre de ses premiers bienfaiteurs et une confrérie Notre-Dame de Compassion a été érigée dans l'église de l'hospice en faveur de cette œuvre présidée par un bureau de dames charitables 1955 . Le refuge Saint-Michel et celui de l'Antiquaille agissaient en amont et en aval par rapport au phénomène de la prostitution : en effet, si dans le premier, les filles y étaient fermées par décision de leurs parents ou de leurs tuteurs, dans celui de l'Antiquaille, totalement séparé de l'hospice depuis 1837, les jeunes filles repentantes étaient admises librement. Là, elles pouvaient gagner leurs moyens d'existence en cousant ou en tissant la soie. Comme au refuge Saint-Michel, et comme dans tous les refuges de cette nature établis en France, celui de Notre-Dame de compassion a formé parmi ses pénitentes une section de sœurs de la Pénitence pour celles qui demandaient à passer le reste de leurs jours dans cette retraite 1956 . Au début de l'année 1848, cent trente cinq pénitentes étaient présentes au refuge.
Les refuges que nous venons d'évoquer correspondaient aux providences qui avaient les plus gros effectifs et ils recevaient une aide financière des autorités administratives. Comme les demandes d'admission dans ces établissements lyonnais ou dans le refuge de Saint-Etienne qui accueille une centaine de pénitentes en 1848, sont loin d'être satisfaites, il faut nous demander s'il y a une extension de la prostitution et quelles en sont les causes. Les témoignages de contemporains montrent que dans les villes où la population flottante de jeunes célibataires a beaucoup augmenté, la prostitution a progressé, ce qui était le cas à Lyon et à Saint-Etienne où, par ailleurs, comme on l'a vu, le nombre de jeunes femmes qui travaillaient était particulièrement élevé. Le phénomène était accentué à Lyon par la présence de plus en plus importante de soldats au cours des années 1830, puisque leur nombre dans la garnison était passé de cinq mille à dix-huit mille 1957 . Au cours des années 1830, cinq cents femmes vénériennes ont été admises chaque année à l'hospice de l'Antiquaille, toutes habitant Lyon et dont plus de la moitié était d'origine ouvrière 1958 .
Ce problème de la prostitution était-il envisagé de la même façon par les pouvoirs publics et par l'Eglise? Parent-Duchâtelet, qui sert de référence à cette époque pour les médecins, les économistes et les hygiénistes avec son ouvrage sur la prostitution à Paris (1836) pense que la prostitution est nécessaire, mais comme elle est dangereuse, elle ne doit être que tolérée et étroitement contrôlée 1959 . Il se réfère lui-même à Saint Augustin qui a écrit dans le “De Ordine” : “Supprime les prostituées, les passions bouleverseront le monde ; donne-leur le rang de femmes honnêtes, l'infamie et le déshonneur flétriront l'univers”. Par ailleurs, il explique la prostitution par l'influence du tempérament, l'origine familiale mais aussi par la misère et la modicité des salaires 1960 . IL rejoint sur ce dernier point le docteur Potton qui évoque à plusieurs reprises dans son ouvrage les travaux trop faiblement rétribués des ouvrières 1961 .
Mgr. de Bonald ne fait-il pas un constat similaire à l'assemblée générale du patronage des jeunes filles du vingt-sept décembre 1841, lorsqu'il affirme que le patronage s'occupe de la classe de la société la plus exposée 1962 ? L'analyse de la prostitution par Parent-Duchâtelet devient particulièrement éclairante lorsqu'il décrit le comportement de la fille publique : celle-ci, dit-il, refuse le travail au profit du plaisir ; elle ne se fixe pas et, imprévoyante, elle ignore les économies 1963 . Son attitude va donc à l'encontre des valeurs bourgeoises de cette époque et on peut en déduire la solution de l'enfermement qui va être préconisée à son encontre : en dehors de la maison close, la jeune prostituée risque donc de passer dans trois lieux d'enfermement : la prison, l'hôpital et le refuge.
Or, les autorités administratives et ecclésiastiques se rejoignent pour dire que ces établissements sont le domaine privilégié de la religion. Dans le long discours qu'il fit à Oullins le douze février 1836 dans le nouveau refuge des frères de Saint-Joseph créé par le père Rey, l'abbé Bez affirma qu'une ère nouvelle avait commencé pour cette religion sainte qui élevait avec zèle de nombreux ateliers où de sages conseils aidaient “les jeunes générations perverses à devenir meilleures” 1964 . De son côté, le docteur Potton souligne qu'à la providence de l'Antiquaille, les sœurs “réveillent chez des êtres faibles des sentiments religieux et font naître des idées de réforme 1965 ”. Quant à Bonnardet, rapporteur de la Commission de surveillance des prisons de Lyon, il affirme dans sa lettre au ministre de l'intérieur du 14 mai 1838 : “Les hôpitaux, les prisons, tous les asiles ouverts à la misère, au malheur, sont le domaine naturel de la religion qui corrige et console! 1966 ” Cette lettre avait pour objet la réforme des prisons et soulignait l'action remarquable des religieuses Saint-Joseph à la prison du même nom à Lyon. Ces dernières, présentes dans un grand nombre de providences du diocèse, et en particulier, leurs supérieures comme Mère Saint-Polycarpe, puis Mère Saint-Augustin, furent au centre du dispositif pour un meilleur fonctionnement des prisons et des refuges. Ainsi, Mère Saint-Polycarpe, supérieure du refuge de la Solitude, rue de Montauban, y mit en place un noviciat spécial pour le service des prisons, visité avec intérêt par Charles Lucas, en 1839, inspecteur général des prisons du royaume 1967 . Par ailleurs, les dames patronnesses du Refuge de Saint-Etienne, créé en 1837, déplorant la possibilité pour les jeunes filles de leur établissement sans clôture, de se déplacer librement, demandèrent conseil à Mgr. de Pins qui les adressa aux religieuses Saint-Joseph. C'est ainsi que mère Saint-Polycarpe, accompagnée de trois religieuses, fut envoyée à Saint-Etienne. La supérieure du refuge de la Solitude, qui était aussi “Provinciale de la Section des Prisons”, se mit tout de suite à la recherche d'une maison mieux appropriée aux besoins de l'œuvre. Elle trouva une propriété, rue du Haut-Tardy, entourée d'un jardin clos et, le vingt-sept avril 1838, elle y transporta la communauté composée alors de quatre sœurs et de dix pénitentes 1968 .
Finalement, les règlementaristes comme Parent-Duchâtelet, Potton ou Bonnardet 1969 qui voulaient marginaliser les prostituées turbulentes dont le comportement allait à l'encontre de la morale bourgeoise et favoriser l'ordre dans les lieux d'enfermement, ont facilité le succès des refuges 1970 . Leur point de vue correspond à celui de l'élite qui considère alors la “plèbe” des grandes villes comme une “nation” étrange, classée dans la catégorie des “classes dangereuses” 1971 .Les prostituées et les vagabondes ne sont pas, bien sûr, les seules à faire partie de cette catégorie ; il y a aussi toutes les ouvrières de la Fabrique, de plus en plus nombreuses 1972 , on l'a vu, pour remplacer les canuts et c'est là qu'on découvre les causes majeures de la multiplication des providences de filles. Qui peut prendre en charge les jeunes ouvrières prolétarisées à cause du développement du libéralisme économique, alors que la législation sociale est inexistante, sinon les “classes vertueuses” des notables catholiques? L'Eglise de Lyon est d'autant plus présente qu'elle manifeste alors un grand dynamisme et dispose d'un réseau d'organisation discret et efficace qui a fait ses preuves. La possibilité de disposer de revenus importants avec l'installation de métiers à tisser a également favorisé la multiplication des providences. Reste maintenant à essayer d'expliquer le moindre succès des providences de garçons.
Nicolas BEZ, La ville des aumônes – tableau des œuvres de charité de la ville de Lyon …, p. 93-99.
J. FARNHAM, Alternative childhood : Girls providences in nineteenth century Lyon (1800-1850)…, p. 108.
N. BEZ, La ville des aumônes …, p. 147.
Annuaire départemental administratif et statistique du Rhône de 1848, p.345. Les sœurs hospitalières de Notre-Dame du Refuge, autorisées à Paris en 1807, envoyèrent un groupe à Lyon en 1811, pour administrer la providence restaurée des Trinitaires, qui devint le site du refuge Saint-Michel en 1812.Comme les religieuses voulaient admettre les prostituées qui s'étaient corrigées avec les autres jeunes filles, les dames patronnesses, en désaccord, installèrent une autre providence près de Bellecour. (J. FARNHAM …, pp. 62 et 91).
A. POTTON, De la prostitution et de ses conséquences dans les grandes villes, dans la ville de Lyon en particulier, 1842 (B.M. de Lyon, Fonds Coste : 354393), 289 p. (p. 194).
B.M. de Lyon, Fonds Coste, 110814 et 110815. Providence de l’Antiquaille.
B.M. de Lyon, Fonds Coste, 110819. Providence de l’Antiquaille.
A. POTTON, De la prostitution et de ses conséquences dans les grandes villes, dans la ville de Lyon en particulier …, p. 68.
Ibid., pp. 48-49. Il y a eu mille entrées de prostituées malades en 1841.
A. CORBIN, Les filles de Noce, Flammarion, 1982, 494 p. (p. 24). L'auteur évoque dans son premier chapitre “ Le discours réglementariste”, l'influence du livre de Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris considérée sous le rapport de l'hygiène publique, de la morale et de l'administration.
Ibid., p. 20.
A. POTTON, De la prostitution et de ses conséquences dans les grandes villes, dans la ville de Lyon en particulier …, pp. 14 et 231. Il ajoute que dans les périodes de crise de la Fabrique, leur situation peut devenir catastrophique.
A.M. deLyon, 744WP076.
A. CORBIN, Les filles de noce…, p. 21.
L'abbé Bez s'exprimait dans la chapelle de l'établissement. (B.M. Lyon, Fonds Coste, 110823)
A. POTTON, De la prostitution et de ses conséquences dans les grandes villes, dans la ville de Lyon en particulier …, p. 280.
Vie de la Révérende Mère Saint-Augustin, fondatrice et première supérieure générale de la Congrégation des sœurs de Marie-Joseph pour les prisons, par une religieuse de la même Congrégation, Paris, Téqui, 1925, 230 p. (p. 25). Il n’est pas facile de préciser si l’action et les idées des lyonnais Potton et Bonnardet se situaient dans une sphère catholique ou plutôt philanthropique. Ainsi Bonnardet, dans son ouvrage intitulé De la mendicité et publié en 1844, explique les inégalités sociales par un partage inégal des forces morales et physiques plutôt que par la faute originelle. Mais il en conclut seulement la nécessité de créer des dépôts de mendicité où les pauvres vivraient conformément au plan de Dieu. De toute façon, à Lyon, le clergé et les laïcs étaient d’autant plus facilement associés à des œuvres de bienfaisance publique que celles-ci étaient nées avant la Révolution, comme c’était le cas de l’œuvre de la marmite créée en 1689 pour distribuer de la nourriture aux pauvres. En 1840, cette œuvre de bienfaisance, qui existait dans de nombreuses paroisses, associait les Filles de la Charité, les sœurs Saint-Charles et les Dames de la Miséricorde (J. LALOUETTE, “Charité, philanthropie et solidarité en Francevers 1848. Pour une histoire des mots et des doctrines”, in 1848, actes du colloque international du cent cinquantenaire, Créaphis, 2002, 580 p. [pp. 203 à 216]).
Vie de la Révérende Mère Saint-Augustin …, pp. 17 à 27.
L. REGAT, L'œuvre du Refuge (1837-1918), Mémoire de D.E.A., Université Jean Monnet, Saint-Etienne, 1991, 30 p. (p. 5).
Dans son rapport au ministre de l'intérieur, celui-ci soulignait que “l'esprit de suite qui anime le corps religieux maintient sans oscillation l'ordre qui doit régner dans les prisons”. (Vie de la Révérende Mère Saint-Augustin, p. 26).
Succès certain en ce qui concerne les demandes d'admission, plus relatif pour ce qui est des résultats : le docteur Potton, à la fin de son ouvrage, indique que si la providence de l'Antiquaille arrache vingt-cinq ou trente victimes chaque année au libertinage, seulement une prostituée sur vingt-cinq abandonne son infâme commerce.
Réflexions de G. NOIRIEL sur les transformations de la société française au XIXe siècle dans Les origines républicaines de Vichy, Hachette Littératures, 1999, 335 p. (p. 56).
L'abbé Bez, dans son ouvrage déjà cité sur la ville des aumônes (p. 123) évoque une “multitude de jeunes filles qui encombrent notre grande cité”. La cherté de la nourriture et du logement incitaient certaines d’entre elles à entrer dans les providences où on les nourrissait et logeait gratuitement (L. STRUMINGHER, “Les canutes de Lyon”, Le mouvement social, octobre-décembre 1978, pp. 68-69).