2. Obéissance et enfermement

Pour maintenir une ambiance de travail et de piété dans les providences, il fallait naturellement respecter des règles d’obéissance. A la Maison Rollet qui est devenue plus tard la société du Tiers Ordre de Saint-François d’Assise à la Croix-Rousse, l’obéissance est une vertu majeure : “soyez obéissantes ; estimez-vous heureuses si vous obéissez une semaine promptement, avec joie et à tous vos supérieurs”, telle est la deuxième recommandation qui suit le règlement de l’abbé Dufêtre pour les filles de Saint-François 2026 . De la même façon, pour les filles de la Sainte Famille, à la Croix-Rousse, l’obéissance, fondée sur l’humilité chrétienne, sera la vertu qu’elles “estimeront le plus, désireront le plus et pratiqueront avec le plus de soin. Elles obéiront promptement comme si Jésus-Christ lui-même commandait… Elles obéiront ainsi non seulement à leurs maîtresses, mais encore à la surveillante du mois 2027 ”. Celle-ci, nommée tous les mois, devait reprendre “celles de ses compagnes en qui elle remarquait quelque défaut et devait en avertir les maîtresses, si la faute était un peu considérable”.

Au Refuge de l’abbé Rey, l’obéissance était naturellement au centre du système, puisque l’abbé se proposait de remettre les indisciplinés sur le droit chemin et de donner à tous une formation professionnelle sérieuse. Des punitions étaient prévues pour les indociles, mais sans recourir aux brutalités et d’ailleurs, l’abbé comptait plus sur l’efficacité des encouragements et l’exemple des frères qui le secondaient dans son apostolat. Au début, cette éducation semble réussir d’autant plus que les effectifs étaient faibles et l’encadrement important : trente-quatre frères et prétendants pour trente élèves en 1838. De plus, l’abbé Rey accueillait plus de pauvres que d’asociaux. Mais, en 1841, l’augmentation des effectifs (soixante-quatorze élèves) et un recrutement plus axé sur les vagabonds et les cas les plus sensibles de la correction paternelle changèrent la situation. Des enfants endommagèrent les machines, d’autres s’évadèrent et l’abbé Rey dut durcir la discipline. Il donna aux garçons un costume particulier pour limiter les évasions et imposa des séjours en cellule pour les auteurs de violence ou d’évasion. Toutefois, il maintint sa stratégie de l’émulation : obtention de galons de bonne conduite à partir de 1846, distribution de médailles offertes par le conseil des prud’hommes et la société d’horticulture en 1847, enfin, création d’un corps de musique réservé aux éléments méritants. Dès 1843, le conseil d’administration avait constaté une amélioration du comportement des élèves. 2028

Au Refuge de Saint-Etienne, l’obéissance est obtenue par une surveillance constante des sœurs et, comme au Refuge d’Oullins, par des sanctions éventuelles et des encouragements. Les principales punitions infligées aux jeunes filles fautives sont le bonnet blanc pour celles qui ont commis des agressions verbales, le bonnet de couleur pour corriger les paresseuses et la cellule pour celles qui, dans leur inconduite, causent un réel désordre. Dans ce dernier cas, elles sont séparées de leurs compagnes pour un laps de temps variant de un à six jours. Quant aux petites fautes ordinaires, elles sont sanctionnées par une mauvaise note et, dans ce cas, la jeune fille doit réclamer une pénitence avant la fin de la semaine, sinon, la mauvaise note est annoncée le dimanche soir devant toute la communauté 2029 . Le plus souvent, la jeune fille demandait une pénitence. Les récompenses consistaient en une petite somme d’argent qui leur permettait d’acheter des étoffes et ainsi de confectionner le trousseau que les jeunes filles emportaient avec elles à la sortie de l’établissement. Par ailleurs, chaque année, le dernier dimanche de décembre, trois prix de travail et trois prix de bonne conduite étaient décernés aux élèves les plus méritantes qui recevaient selon leur classement, un nombre plus ou moins grand de chemises.

L’idéal de vie préconisé par les dirigeants des providences impliquait aussi un isolement complet de leurs pensionnaires par rapport au monde extérieur, un véritable enfermement. Il est frappant de constater à quel point, non seulement dans les refuges où il s’agit de corriger des comportements déviants, mais aussi dans l’ensemble des providences, on limite au maximum les visites de parents ou tuteurs, visites d’ailleurs qui ont lieu en présence d’une tierce personne et on restreint de même les sorties des jeunes gens de l’établissement, sorties qui sont toujours accompagnées. Les Refuges d’Oullins et de Saint-Etienne ont une clôture qui protège de la ville corruptrice. Celui de Saint-Etienne est entouré de hauts murs et les visites y sont autorisées une fois par mois, au parloir, sous la surveillance des sœurs. Les relations épistolaires sont contrôlées et en dehors de la grande promenade organisée chaque année à Valfleury ou à Lyon, les jeunes filles ne sortent pas de l’établissement 2030 . A la Sainte-Famille à la Croix-Rousse, on renvoie celles qui seraient sorties de la Maison sans permission et le règlement de l’abbé Dufêtre pour la Maison Rollet précise qu’il faut vivre dans un grand éloignement du monde, qu’il est souhaitable que les visites des parents soient les moins fréquentes et les plus courtes possible ; enfin, il ne faut jamais sortir “de la Maison sans nécessité et sans permission expresse et toujours accompagnées 2031 ”. Les parents des enfants de l’œuvre des Messieurs au quartier d’Ainay n’avaient le droit de voir leurs filles que quatre fois par an et dans le vestibule de l’établissement. Quant aux filles des Jeunes Economes, à la Croix-Rousse, il leur était interdit de sortir de la providence avec leurs parents 2032 .

En définitive, le but fixé par les providences était de couper les enfants de leur milieu social et familial, pour une longue durée, environ dix ans, on l’a vu, pour les transformer et les rechristianiser. Il s’agissait de sauver le plus grand nombre d’âmes possible pour qu’elles puissent bâtir ensuite une autre société 2033 mais pour parvenir à ce but, il fallait que les enfants vivent suffisamment longtemps dans le même milieu. Les élites catholiques, souvent à l’origine des providences, épousaient ce point de vue, que ce soit les membres de la Congrégation ou les prêtres missionnaires des Chartreux : il suffit de penser à Claudine Thévenet, pour qui la plus grande infortune était de vivre et de mourir sans connaître Dieu 2034 , ou à l’abbé Pousset et à l’abbé Dufêtre. Tous deux, prêtres missionnaires des Chartreux, avaient élaboré les règles de la Sainte-Famille et de la Maison Rollet en y prescrivant un catholicisme austère et exigeant, recommandant par exemple à leurs filles spirituelles, le soir, une préparation à la mort 2035 .

L’enfermement prolongé posait plus de problèmes dans les providences de garçons. En 1838, l’abbé Rey dut faire face au désir de certains parents de retirer assez rapidement leurs garçons car ils voulaient profiter de leur formation en les plaçant en entreprise pour récupérer leur salaire et ils considéraient que le temps de correction avait été suffisant 2036 . De plus, des évasions se produisaient dans certaines providences, en particulier celle de l’abbé Collet. D’ailleurs, ce dernier a fini par supprimer les promenades extérieures pour ses apprentis qui profitaient parfois des promenades dans les lieux publics pour quitter définitivement la providence 2037 . Cette volonté de garder les enfants le plus longtemps possible et de les empêcher d’avoir des contacts avec l’extérieur ne pouvait que fortifier les critiques contre les providences, qui se sont multipliées à partir des années 1830 et amplifier, comme on le verra, certains bruits concernant des mauvais traitements infligés aux jeunes gens 2038 .

Notes
2026.

M.A. KOEHLY, Sur les pas du Poverello…, p. 27.

2027.

J. POUSSET-CARCEL et B. CARCEL, Deo Soli – La vie d’un prêtre : Pierre Pousset (1794-1883) , p. 57.

L’obéissance est ici poussée très loin puisque les jeunes filles perdent toute autonomie et doivent s’abandonner complètement aux directives de leurs supérieures qui sont censées parler au nom de Jésus-Christ.

2028.

E. BARATAY, Le Père Joseph Rey …, pp. 54 à 56.

2029.

L. REGAT, L’ Oeuvre du Refuge (1837-1918) …, pp. 11-12.

2030.

Ibid., p. 11.

2031.

M.A. KOEHLY, Sur les pas du Poverello …, p. 28.

2032.

J. FARNHAM, Alternative childhood : Girls providences in nineteenth century Lyon (1800-1850)…, p. 142.

2033.

Dans les providences de la Sainte-Famille, en reconstituant la famille de Jésus à Nazareth, on veut retourner à un modèle ancien de société.

2034.

J. FARNHAM, p. 135

2035.

M.A. KOEHLY, …, p. 26 : on regarde son lit comme l’image du tombeau et son sommeil comme l’image de la mort.

2036.

E. BARATAY, Le Père Joseph Rey …, p. 53. Le conseil extérieur-laïque décida alors de fixer l’âge de sortie à vingt ans, ce qui représentait une moyenne de séjour de sept ans.

2037.

Article de la “Démocratie lyonnaise” du six septembre 1840 : affaire Piollet et Collet.

2038.

Les ouvriers rubaniers de Saint-Etienne, dans leurs réponses à l’ “enquête sur le travail agricole et industriel” du 25 mai, accusent les religieuses du Refuge de Saint-Etienne de séquestrer les jeunes filles, d’utiliser le cachot et les camisoles. (A. LIMOUSIN, Enquête industrielle et sociale des ouvriers et des chefs d’ateliers rubaniers…,p. 39).