3. Une présence contestée des providences dans le monde du travail

Pourquoi les critiques contre les providences se sont-elles multipliées au début des années 1840? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte de trois facteurs : de la conjoncture économique concernant la Fabrique de Lyon, du développement d’un presse ouvrière et enfin, de l’arrivée sur le siège de l’archevêché de Lyon de Mgr de Bonald, au cours de l’été 1840.

S’il y a eu un ralentissement dans la création de providences après 1830, ces dernières eurent tout de même à ce moment-là, leur nombre maximum d’enfants et les métiers à tisser s’y multiplièrent. Ainsi, à la providence Saint-Bruno, à la Croix-Rousse, on trouvait deux métiers en 1822 et seize en 1835 ; à celle de la Sainte-Famille, à proximité, huit métiers en 1825, vingt en 1835 ; à “ Jésus-Marie ”, à Fourvière, trente-trois métiers en 1825, quarante-six en 1840. Claudine Thévenet, la directrice, écrivait en 1833 : “ La Fabrique va mieux que jamais – Nous avons deux nouveaux magasins qui nous donnent de l’ouvrage – tous nos métiers battent – Nous en aurions cent, nous trouverions à les placer 2039  ”. De son côté, le père Pousset, directeur spirituel de la “ Sainte-Famille ” et exerçant, comme Claudine Thévenet, la fonction de chef d’atelier, écrit le cinq août 1836 : “ Oh ! Que nous avons du monde et puis toujours de nouvelles maisons 2040 ”. La conjoncture est donc particulièrement favorable au milieu des années 1830, pour la Fabrique, et les providences, pour lesquelles le travail des enfants était une source majeure de revenus, profitent de cette prospérité. Mais la situation s’est dégradée à partir de 1837-1838, à la suite d’une crise économique aux Etats-Unis et l’inondation de 1840 a provoqué une migration de mille ouvriers à la Croix-Rousse 2041 .

Il ne faut donc pas s’étonner si, une presse ouvrière qui s’est développée à partir de années 1830 2042 , a pu se faire l’écho des griefs contre les providences au moment où la Fabrique est en crise et où les ouvriers en chômage savent, et l’abbé Bez le fait remarquer lui-même, que “la plupart des ateliers de travail dans les providences sont occupés ” 2043 . “L’Echo des ouvriers” de Lyon, organe des chefs d’atelier, confirme ce constat de l’abbé Bez : “Tandis que les ateliers des pères de famille chôment, ceux des monastères-ateliers sont pourvus d’ouvrage 2044 ”. On leur reproche surtout, comme aux maisons pénitentiaires 2045 , leur concurrence déloyale, avec des salaires et des prix de revient moins élevés, à l’égard du travail des artisans libres. Cette concurrence est qualifiée d’homicide 2046 . On leur reproche également la rigueur excessive de leur méthode de formation : ainsi, on souligne le travail harassant des filles repenties soumises à la direction des sœurs Saint-Joseph, au château de Virieux, près de Sathonay.

Les chefs d’atelier espèrent toutefois une intervention du nouvel archevêque de Lyon, Mgr de Bonald, pour empêcher la création de nouvelles providences. Les milieux ouvriers lyonnais ont à son égard un préjugé favorable : “ …on dit que Mgr l’archevêque n’entend pas que l’on fasse de la religion métier et marchandise. Il aurait déclaré ne plus vouloir autoriser l’établissement de nouvelles communautés 2047 ”. De plus, l’aide de l’archevêque aux sinistrés, lors des inondations d’octobre 1840, a conforté leur opinion favorable.

Finalement, la rencontre entre Mgr de Bonald et douze chefs d’atelier, venus lui présenter une pétition pour obtenir l’abolition du travail des étoffes de soie dans les communautés religieuses, a eu lieu à l’archevêché le 4 mars 1841. Ce dernier aurait assuré qu’à l’avenir il ne donnerait aucune permission pour l’établissement de nouvelles communautés-ateliers et qu’il ferait cesser le dévidage pénalisant de nombreuses femmes vivant de ce travail 2048 Il est vrai que Mgr de Bonald, dès la prise de possession de son siège en juillet 1840, s’est préoccupé des conditions de vie des ouvriers dans son diocèse et de leurs doléances contre les providences puisque dès la première année de son épiscopat, en visite à Saint-Etienne, en août 1841, il avait retiré aux sœurs Saint-Charles la permission de faire exécuter par leurs élèves des travaux dont la communauté retirait de grands profits, au détriment des mères de famille et des jeunes filles sans travail 2049 . Par ailleurs, aucune providence, semble-t-il, n’a été créée entre 1841et 1844.

Mais la position de Mgr de Bonald est devenue difficile car, après la visite des ouvriers en soie, il y eut celle des négociants, en secret, d’après le Père Pousset, qui lui firent “ remarquer combien il serait injuste de refuser à de pieuses filles et cela contre les lois, ce qui était permis à tout le monde 2050 ”. Par ailleurs, certains dirigeants de providence comme l’abbé Pousset, pensaient que l’archevêque s’était contenté de dire aux chefs d’atelier qu’“il ne laisserait pas les communautés se multiplier à l’excès” et ils disaient que les “bruits contre les communautés travaillant étaient répandus par quelque comité révolutionnaire 2051 ”. D’un autre côté, une bonne partie des ouvriers acceptait de moins en moins sa dépendance économique à l’égard d’organismes d’assistance publics ou religieux 2052 . Nous pourrons le constater dans le chapitre sur la remise en cause des providences, lorsque l’animosité contre ces dernières sera devenue plus vive et que les ouvriers en soie auront adressé au ministre des cultes une pétition intitulée : “Jésus chassa les marchands du temple”. Ils y affirmaient : “ Nous préférons encore qu’on nous laisse notre travail et qu’on nous offre point une insultante aumône 2053 ”. Le fossé s’était alors élargi entre ceux qui voyaient dans les providences des maisons ou des communautés accueillantes et ceux qui les percevaient plutôt comme des lieux d’enfermement conventuel et de travail. Les premiers appelaient le plus souvent ces établissements des providences, mais aussi des refuges quand il s’agissait d’accueillir des enfants dont la conduite était immorale et des asiles lorsque les pensionnaires étaient des jeunes handicapés ou malades 2054 . Les seconds qui contestaient ces prétendus établissements de charité 2055 , les qualifiaient de “couvents-ateliers 2056 ”, de “communautés-ateliers” ou de monastères – ateliers 2057 ”.

Ce chapitre consacré à l’encadrement du travail des jeunes gens par l’Eglise nous a permis de constater que cette dernière tenait essentiellement à rechristianiser les campagnes et les villes, après la Révolution, par le biais de l’apostolat des Béates, aux confins montagneux du sud du diocèse, et de celui des jeunes femmes pieuses au sein des providences des villes et en particulier, à Lyon. L’œuvre des Béates et celle des providences avaient déjà fait leurs preuves sous l’Ancien Régime, aussi furent-elles reconduites de façon similaire. L’accent fut mis sur les refuges pour les jeunes gens qui avaient un comportement déviant, et en particulier les jeunes filles de plus en plus nombreuses dans le monde ouvrier de la Fabrique à Lyon et à Saint-Etienne. Toutes ces providences prônaient la piété, l’obéissance, l’enfermement et le travail de la jeunesse orpheline ou à la conduite immorale, si possible sur des métiers à tisser qui procuraient des revenus suffisants à l’établissement. Les providences de garçons ont connu, pour leur part, moins de succès, à cause, surtout, des problèmes d’encadrement. Si le phénomène des providences fut spécifique à la région lyonnaise, ce fut sans doute parce que le travail de la soie favorisait ce type d’établissement, mais aussi parce que l’Eglise du diocèse de Lyon était particulièrement dynamique dans la première moitié du XIXe siècle, et également parce que le paternalisme était plus marqué dans cette région qu ‘ailleurs. Cependant, les providences furent contestées de plus en plus, au cours des années 1840, par le monde ouvrier masculin de la Fabrique, qui s’était émancipé depuis sa révolte de 1831 et 1834. Il reprochait surtout aux providences leur concurrence déloyale et il les remit vraiment en cause lors des incidents qui se produisirent en 1847 et 1848 et que nous aurons l’occasion d’évoquer.

Notes
2039.

J. FARNHAM, Alternative childhood : Girls providences in nineteenth century Lyon (1800-1850)…, pp. 230-232.

2040.

J. POUSSET-CARCEL et B. CARCEL, Deo Soli – La vie d’un prêtre : Pierre Pousset (1794-1883) …, p. 185.

2041.

J. FARNHAM, …, p. 228.

2042.

Les combattants ouvriers lyonnais de 1831 et 1834 ont fondé une presse authentiquement ouvrière. Nous avons déjà évoqué, dans le chapitre 6, l’importance de cette presse ouvrière.

2043.

N. BEZ, La ville des aumônes – tableau des œuvres de charité de la ville de Lyon, p. 269. Dans une lettre du 11 décembre 1839, à son frère, l’abbé Pousset précise les bons résultats des maisons de la Sainte-Famille pendant l’année écoulée : 17 métiers à Lyon qui ont rapporté 20400 francs, 10 métiers à Beaujeu qui ont rapporté 12050 francs, 12 métiers à Saint-Sorlin qui ont rapporté 11300 francs et 11 métiers à Cordelle qui ont rapporté 9890 francs. Et en même temps, il ajoute que la situation est cependant inquiétante pour le travail ouvrier. (J. POUSSET-CARCEL, …, p. 229).

2044.

“L’Echo des ouvriers” d’août 1840.

2045.

“Des philanthropes pleins de zèle avaient imaginé de faire travailler les condamnés pour les moraliser. Mais ils travaillaient à bas prix et il en résulte que pour moraliser les voleurs, on privait les honnêtes gens de leur salaire et on les exposait à devenir eux-mêmes voleurs”. (A. STEYERT, Nouvelle histoire de Lyon, T. 4, Pélardy, 1939, 395 p., p. 86).

2046.

“L'Echo de la Fabrique” du 15 novembre 1841, du 15 décembre 1841 et du 28 février 1842 : articles cités par Roger VOOG, “Les problèmes religieux à Lyon pendant la Monarchie de juillet et la IIe République, d'après des journaux ouvriers”, Les cahiers d'histoire, T. VII, 1963, p. 417. Notons aussi que la presse ouvrière stéphanoise avec “ L' Ami des ouvriers”, a lancé une campagne contre les providences, de juillet à décembre 1840. Un article de ce journal cité par “L'Echo des ouvriers” de Lyon d'octobre 1840 affirme : “L'accaparement par les communautés du dévidage des soies, de l'ourdissage et du découpage, a produit l'abaissement du salaire qui est réduit à 25 et 30% au-dessous des prix établis par les négociants qui se respectent”. Pour sa part, Janice FARNHAM a calculé qu’à la providence de Jésus-Marie, à Fourvière, les filles qui travaillaient sur les métiers à tisser pouvaient gagner trois francs par jour, chiffre qui n’était pas plus faible que la somme perçue par les femmes et les enfants dans la plupart des ateliers de Lyon. Mais elle indique, par ailleurs, que pour la même période, le milieu des années 1840, des rapports établissent que les religieuses et les jeunes gens, dans les couvents-ateliers, travaillaient pour des salaires plus bas. Elle conclut sur cette question que, de toute façon, il est difficile de concevoir que les providences aient pu être une menace de véritable concurrence pour la population des ouvriers en soie de Lyon (J. FARNHAM, Alternative childhood : Girls providences in nineteenth century Lyon (1800-1850)…, pp. 239-242). Il est certain que ces derniers refusaient, d’abord, par principe, cette concurrence déloyale et surtout, quand les Fabricants appréciaient le travail de qualité fourni par les providences, comme c'était le cas à “Jésus-Marie”. En tout cas, il est indéniable que les providences étaient privilégiées, dans la mesure où elles étaient exonérées des droits de patente et où elles bénéficiaient d’un réseau commercial étendu dans les familles les plus riches. (J. MULLER, Les charmes trompeurs du Second Empire – Mgr de Bonald et le gouvernement de Napoléon III, T. 1, p. 60 et suivantes).

2047.

“L’Echo des ouvriers” d’août 1840. Le journal signale, par la suite, que Mgr de Bonald n’a autorisé une communauté nouvelle, qu’à la condition que “cette communauté ne contiendrait non seulement aucun métier à tisser, mais pas même une mécanique à dévider” (“L’Echo des ouvriers” de mars 1841). Par ailleurs, un article du “Censeur” a précisé (22 mai 1847) que Mgr de Bonald, qui avait promis aux chefs d’atelier de faire cesser le travail des communautés religieuses, comprenait très bien qu’avec le temps, la population ouvrière de Lyon pourrait y voir un inconvénient.

2048.

“L’Echo des ouvriers’’ de mars 1841 : article paru en première page.

2049.

Etienne FOURNIAL (dir.), Saint-Etienne – Histoire de la ville et de ses habitants…, p. 246.

2050.

J. POUSSET-CARCEL et B. CARCEL, Deo Soli – La vie d’un prêtre : Pierre Pousset (1794-1883) …, p. 242-243.

2051.

Ibid., p. 243.

2052.

F. A. ISAMBERT, Christianisme et classe ouvrière, Casterman, 1961, 259 p. (pp. 211-212).

2053.

Article du “Censeur” du 22 mai 1847.

2054.

C’était le cas de l’asile des incurables d’Ainay doublé en 1844 par l’asile ou providence des incurables de Vaise.

2055.

Lors de l’enquête sur le travail de 1848, les délégués ouvriers de Saint-Etienne ont employé ces termes en répondant à la question concernant l’éventuelle concurrence des providences (A.N. C956, canton de Saint-Etienne : réponse à la 17e question).

2056.

Article de la “Tribune lyonnaise” de septembre 1846 (elle a succédé à l’“Echo de la fabrique” en mars 1845). Ce terme a souvent été repris par les historiens : J. BRUHAT, F.A. ISAMBERT…

2057.

Article de “L’Echo des ouvriers’’ d’août 1840.