La lettre pastorale de Mgr de Bonald, de prise de possession du siège archiépiscopal, du 2 juillet 1840, marque une attention particulière pour les travailleurs de la Fabrique. L’archevêque rend d’abord hommage à ses prédécesseurs et, en particulier, au cardinal Fesch, qu’il avait accompagné une trentaine d’années plus tôt, dans son diocèse de Lyon où il avait restauré, souligne-t-il, “l’éducation cléricale”. Il s’adresse, ensuite, successivement, aux prêtres du diocèse, aux séminaristes, aux religieuses, puis aux “modestes et laborieux ouvriers, dont les mains multiplient les miracles de l’industrie 2110 ”. Parmi ces derniers, il souligne l’habileté des canuts qui fabriquent les ornements d’église et qui, pourtant, vivent dans la pauvreté ; à tous les ouvriers, il conseille la patience, la résignation, les secours de la religion qui leur donneront la force de pardonner les injustices qu’ils subissent et, en même temps, il compatit à leurs souffrances avec un cœur de père qui voudrait améliorer leur situation. Après les ouvriers, viennent les fabricants et les négociants dont l’archevêque souligne la position privilégiée et il leur fait remarquer que vis à vis de Dieu, ils sont à égalité avec le pauvre ouvrier qu’ils retrouveront au moment de comparaître devant le même juge. A tous les chefs d’industrie, Mgr de Bonald recommande une attitude paternaliste à l’égard de leurs ouvriers : “Aimez comme des enfants et des frères, ces hommes qui supportent le poids du jour ; excusez la rudesse de leur première éducation ; allégez … le fardeau d’un travail pénible” 2111 . Il insiste, ensuite, sur la situation douloureuse des enfants qui travaillent et fait des reproches véhéments aux chefs d’atelier qui, “avec une cupidité barbare, fauchent impitoyablement ces jeunes plantes pour quelques lambeaux d’étoffe … et ne voient en eux que les rouages d’une machine qui fonctionne 2112 ”.
Quelles furent les réactions à cette première lettre pastorale ? Les fouriéristes, qui, comme nous l’avons indiqué, essayaient, au début des années 1840, de se rapprocher des catholiques furent parmi les plus intéressés par cette prise de contact de l’archevêque avec ses diocésains. Dans la région lyonnaise, les fouriéristes eurent plusieurs journaux 2113 , dans lesquels ils interpellèrent l’Eglise à propos de la misère ouvrière. Ainsi, Edmond Vidal 2114 , rédacteur gérant du journal hebdomadaire “L’Harmonie”, qu’il fit paraître de 1836 à 1838, affirmait qu’il ne suffisait pas de donner de l’argent à un pauvre pour être chrétien, mais qu’il fallait travailler avec Jésus au bonheur de tous les hommes et proposer des solutions pour faire disparaître la misère 2115 . Pour sa part, la revue mensuelle fouriériste, “La Démocratie lyonnaise”, dirigée par Rivière Cadet, a évoqué dans deux numéros, ceux du 2 août et du 6 septembre 1840, la première lettre pastorale de l’archevêque. D’emblée, le journal précise qu’il n’a “pas de mal à dire sur M. de Bonald 2116 ”, qu’on croit “à sa sagesse … et à ses hautes lumières dans le domaine spirituel”, mais comme il a soulevé un problème de société qui préoccupe les fouriéristes, en faisant allusion aux ouvriers et aux maîtres, le journal va, le 6 septembre, consacrer quatre pages à l’analyse de la lettre pastorale. Après avoir cité longuement l’archevêque et apprécié ses bonnes intentions, l’auteur de l’article lui reproche de ne proposer aux ouvriers, comme solution à leurs misères, que la prière et la résignation, alors qu’il faudrait procéder à une nouvelle organisation du travail et que ce travail soit la propriété et le droit de tous. Par ailleurs, les fouriéristes, ne croient pas, comme Mgr de Bonald, que ce soit la providence, donc Dieu, qui a placé les fabricants “dans une condition plus heureuse” 2117 , mais plutôt l’imperfection de l’œuvre de l’homme. De plus, ils ne pensent pas que l’ouvrier ait besoin d’être excusé pour la rudesse de son éducation première, comme l’affirme l’archevêque ; ils pensent que ce sont ceux qui le considèrent “comme un éternel mobilier industriel” qui ont besoin d’excuse. Toutefois, l’article se termine par une appréciation positive : on juge, finalement, M. de Bonald, plus instruit qu’on ne l’a d’abord pensé sur toutes les choses de l’industrie et du travail et on souligne avec soulagement qu’“il n’a pas déclamé contre la perversité du siècle.”
Mais les autres journaux n’apprécièrent pas forcément l’ouverture de Mgr de Bonald en direction du monde ouvrier. Ainsi, le journal libéral gouvernemental “le Courrier de Lyon” reprocha au nouvel archevêque de n’avoir point rappelé au peuple l’interdiction par la loi chrétienne de “la révolte armée 2118 ”. Par contre, le journal légitimiste catholique le “Réparateur”, donna le 4 juillet, le texte intégral de la lettre pastorale et la commenta en soulignant l’attention du prélat à la misère des pauvres 2119 . Par la suite, ce dernier continua à montrer, à travers ses lettres pastorales, ou en diverses circonstances, sa préoccupation pour les ouvriers. Répondant, en décembre 1844, à une offre de souscription d’un livre contenant une notice qui le concernait, il affirma qu’il ne pouvait accepter de souscrire à un ouvrage si cher, alors que “nous avons ici des ouvriers qui ont besoin de pain et de feu 2120 ”. Il avait eu aussi l’occasion, au printemps précédent, de se soucier des familles des mineurs de Rive-de-Gier, qui avaient été blessés grièvement, à la suite d’un accrochage avec des gendarmes et des soldats. Un article de l’“Union des provinces 2121 ”, du 11 avril 1844, indique que Mgr de Bonald venait d’écrire à M. le curé de Notre-Dame de Rive-de-Gier, pour s’informer si les familles des victimes qui avaient péri dans l’échauffourée du 5 avril, avaient besoin de quelques secours et il offrait de les leur faire passer aussitôt 2122 . 2 000 mineurs de Rive-de-Gier avaient entamé une grève au début du mois d’avril 1844, qui durera un mois et demi, à cause de l’annonce d’une réduction des salaires. Le 5 avril, quatre d’entre eux furent gravement blessés et deux furent tués, après avoir voulu, à la Grand-Croix, intercepter le convoi qui emmenait leurs camarades en prison à Saint-Etienne. Le jour même où parut l’article, annonçant la lettre envoyée au curé de Rive-de-Gier par le cardinal, le procureur général de Lyon écrivit au ministre des cultes que la charité de ce dernier aurait pu être plus discrète et “qu’en chargeant un journal légitimiste de proclamer sa bienfaisance, il lui procurait la satisfaction d’exciter la pitié publique en faveur de crimes pour lesquels l’esprit de parti est plein d’indulgence 2123 ”.
Les graves problèmes liés au chômage de l’année 1848 furent aussi l’occasion pour Mgr de Bonald, de collaborer à une initiative en vue de donner du travail aux ouvriers. Il avait reçu une pétition signée par des notables et des chefs d’atelier de la ville de Lyon 2124 , le sollicitant pour demander aux curés du diocèse d’orner leur église d’un oriflamme bleu avec la devise : “Marie, protégez la France, 1848”. Le cardinal qui voyait-là l’occasion “d’adoucir la position des ouvriers inoccupés et de sécher les larmes de leurs femmes et de leurs enfants 2125 ” approuva le projet. Il demanda à ses curés de réunir les conseils de fabrique des paroisses, pour les engager à commander à Lyon une bannière en soie bleue 2126 . Au début et à la fin des années 1840, au moment où les tensions dans le monde du travail furent les plus fortes, il ne manqua pas de faire allusion dans ses lettres pastorales ou ses mandements “aux ouvriers sans travail et sans aliments 2127 ” et à leurs dures conditions de travail 2128 . Même le mandement sur la dévotion à la sainte Vierge du 21 novembre 1842, fut l’occasion de demander aux curés, le jour où le mandement serait lu, de recommander aux fidèles “les besoins pressants des pauvres ouvriers 2129 ”.
En 1847 et 1848, les soucis et les espoirs concernant le monde du travail deviennent plus pressants. Dans une lettre adressée au ministre de l’instruction publique, en avril 1847, à propos du projet de loi sur la liberté et l’enseignement, Mgr de Bonald signale que lorsque ce projet lui est parvenu, il était sur les montagnes de son diocèse, “occupé à consoler les populations doublement affligées de la cessation de leur industrie et de la cherté des subsistances 2130 ”. Trois mois plus tôt, dans le mandement pour le Carême de 1847, il demandait de “supplier Dieu de ne pas permettre que nos honnêtes ouvriers” soient séduits par des idéologies trompeuses qui abusent de leur simplicité au lieu de leur procurer de quoi manger 2131 . Le changement de régime en 1848, avec l’avènement de la seconde République, lui laisse espérer qu’on “montrerait enfin un intérêt sincère et efficace à la classe laborieuse”, aussi demande-t-il à son clergé de “concourir à toutes les mesures qui pourraient améliorer le sort des ouvriers 2132 ”.
Ces multiples allusions au problème ouvrier dans les écrits épiscopaux, ne pouvaient que plaire aux premiers catholiques sociaux les plus novateurs. Nous pensons, ici, bien sûr, à Frédéric Ozanam qui attendait, d’abord, du nouvel archevêque un soutien plus marqué, pour la Société de Saint-Vincent-de-Paul. De plus, dans la première lettre pastorale, accueillie, généralement, écrit-il, “avec une joie admiratrice 2133 ”, sans doute Ozanam a-t-il retrouvé son propre désir de réconcilier les classes sociales qu’il manifestait dans son cours de droit commercial commencé à Lyon, en décembre 1839 2134 . Ozanam a probablement eu des contacts avec Mgr de Bonald, lorsque celui-ci a invité les dirigeants de la Société de Saint-Vincent-de-Paul à siéger dans le comité de secours chargé de répartir la somme d’argent débloquée par le gouvernement, à la suite des inondations de novembre 1840. Il a même retardé, pour cela, jusqu’au 14 décembre 1840 un départ pour Paris où il venait d’être nommé professeur suppléant de littérature étrangère à la Sorbonne 2135 . Dans la capitale, Ozanam va tout particulièrement militer en faveur d’un rapprochement avec le monde ouvrier, au début de la seconde République, en 1848, au moment où l’esprit de fraternité sera vraiment à l’ordre du jour.
Lettre pastorale, p. 11, Archives du diocèse de Saint-Etienne.
Ibid., p.12.
Idem, p. 12. Mgr de Bonald s’est adressé ensuite aux protestants, puis a confirmé les positions de neutralité politique qu’il avait adoptées au Puy, en affirmant qu’il tiendrait la main à tous ses diocésains, quelque soit leur opinion. Il a enfin, confié son nouvel épiscopat à la Vierge Marie.
Voir à la fin du chapitre 6, le paragraphe consacré au fouriérisme.
Ce libraire de la Guillotière, d’abord saint-simonien puis fouriériste, fut, en 1835, un des premiers adhérents de la coopérative de consommation lyonnaise “Le commerce véridique et social” de Michel Derrion [(J. MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. “Première partie : 1789-1864”, T. III, … p. 501)].
Premier numéro spécimen de décembre 1837 - B.M. de Lyon - 5667.-
Le journal est à priori bien disposé à l’égard du prélat parce que ce dernier “s’est mis à l’œuvre pour arrêter l’invasion du régime des communautés industrielles et que les ouvriers et chefs d’atelier lui en savent gré” (Numéro du 6 septembre 1840, B.M. de Lyon - 356002).
Lettre pastorale, p. 12.
Cité par Paul DROULERS, “La presse et les mandements sociaux d’évêques français avant 1848”, Cahiers d’histoire, T. IX, 1964, pp. 392-393.
Journal du Lyonnais, Forez et Beaujolais, ibid., p. 392.
Lettre du 6 décembre 1844 (Archives de la famille de Bonald à Millau).
Autre journal quotidien, légitimiste catholique de Lyon, qui venait de fusionner le 30 mars 1844, avec le “Réparateur” (Paul DROULERS, “Le cardinal de Bonald et la grève des mineurs de Rive-de-Gier en 1844”, Cahiers d’histoire, T. VI, 1961, p. 271.)
Ibid, p. 271. Pour leur part le “Censeur de Lyon” et l’“Atelier” avaient ouvert des souscriptions en faveur des mineurs (p. 267).
Le procureur interprète curieusement l’échauffourée du 5 avril, en imputant les crimes aux mineurs et il prête abusivement au cardinal des intentions de propagande alors que l’“Union des provinces” s’est procurée probablement elle-même l’information (Idem, pp. 271-272).
Deux négociants en soierie, huit chefs d’atelier, cinq prud’hommes et quatre conseillers municipaux signèrent la pétition. (Article de l’“Union Nationale”, journal quotidien catholique, dont on aura l’occasion de reparler, du 15 juillet 1848. B.M. de Lyon – 5528).
Circulaire de Mgr de Bonald au clergé de son diocèse du 21 juillet 1848 (A.A. de Lyon). Il s’agissait de donner une suite à la commande d’écharpes et de drapeaux du gouvernement provisoire aux fabricants de Lyon, dont l’exécution touchait à sa fin.
Une commission fixa le prix des bannières pour porter aux processions, des oriflammes pour être suspendues aux voûtes des églises et des étendards pour être portés par les enfants dans certaines solennités (J. POUSSET-CARCEL et B. CARCEL, Deo Soli – La vie d’un prêtre : Pierre POUSSET (1794-1883) … p. 351).
Lettre pastorale du 15 novembre 1840 pour recommander à la charité de son diocèse les victimes de la dernière inondation (B.M. de Lyon – Fonds Coste).
Mandement de Carême sur la sanctification du dimanche du 13 janvier 1842 et lettre pastorale à l’occasion du Carême sur le zèle qui convient aux chrétiens de notre époque, du 20 février 1848 (A.A. de Lyon).
Archives du diocèse de Saint-Etienne – La charité envers les pauvres, précise l’archevêque, ne peut que plaire au cœur miséricordieux de Marie.
Lettre du 27 avril 1847 (Bibliothèque Roublev - Saint-Etienne).
Mandement du 2 février 1847, pour le jubilé universel accordé par le pape Pie IX à l’occasion de son exaltation et pour le Carême de 1847 (A.A. de Lyon).
Circulaire au clergé du 27 février 1848 : Soumission et bon accueil à la République (A.A. de Lyon).
Lettre d’Ozanam au libraire parisien, Gustave Olivier, le 11 juillet 1840, citée par Gérard CHOLVY, Frédéric Ozanam ….p. 361.
Ibid., p. 313.
Marcel VINCENT, Antoine-Frédéric Ozanam, Editions aux arts, 1997, 119 p. (pp. 60,62 et 68).