1. L’“Institut catholique” : une revue catholique qui s’intéresse à l’économie politique.

Après la première conférence du Père Lacordaire à Notre-Dame de Paris, de jeunes catholiques lyonnais voulurent répondre à son appel généreux fait à la jeunesse française. Vers 1840, ils se sont réunis chaque soir dans des causeries intimes en vue de fonder une académie catholique qui aurait pour but d’opérer des effets aussi salutaires que ceux qui étaient obtenus par leurs frères des Sociétés de Saint-Vincent-de-Paul. En 1842, ils eurent l’idée de fonder une revue, dont sept volumes parurent de 1842 à 1845 2186 . Deux disciples de Lamennais, Henri Lacordaire et Charles Sainte-Foi, furent sollicités pour favoriser le développement de l’Institut catholique lyonnais. En 1842, on profita du passage de Charles Sainte-Foi 2187 à Lyon pour lui demander sa collaboration ; ce dernier accepta comme un honneur le titre de membre de l’Institut catholique et promis d’envoyer quelques articles à la nouvelle revue 2188 . Pour sa part, le Père Lacordaire fut invité, en 1842, par Brac de La Perrière à participer aux activités culturelles de l’Institut catholique, qui ressemblait à la Société Saint-Jean, créée sous son égide, à Paris 2189 . L’Institut catholique de Lyon entra en rapport avec celui de Paris qui avait été fondé en 1839, de même qu’avec ceux d’Aix et de Louvain, qui étaient des sociétés littéraires comparables 2190 .

Les bureaux et l’imprimerie de l’Institut catholique, fondé sous le patronage de Saint Augustin, se trouvaient en 1842, au deuxième étage de l’immeuble en face de l’archevêché 2191 . L’association se donnait pour but de “favoriser le développement et de nourrir le goût des études religieuses en particulier, et de toutes les études graves en général, ainsi que travailler à répandre les doctrines catholiques, et à les défendre contre toute attaque 2192 ”. L’Institut s’efforçait d’atteindre ce but grâce à ses publications et à ses assemblées 2193 . Les membres étaient répartis en quatre sections : le comité des sciences religieuses et philosophiques, celui des sciences historiques et sociales, celui des lettres et des arts et enfin, celui des sciences physiologiques, mathématiques et naturelles. Tous les membres devaient faire au moins une communication par an à la société et recevaient une rétribution annuelle de 10 francs 2194 . Les séances commençaient et se terminaient par la prière. L’Institut catholique avait un président laïc, l’avocat Auguste Rivet, ami de Lacordaire, qui dirigea l’Institut de 1840 à 1848 2195 , et aussi un président ecclésiastique, l’abbé Lyonnet, chanoine de la primatiale, qui deviendra plus tard archevêque d’Albi 2196 . Si l’Institut a un caractère laïc, ses membres ont tout de même formé un comité d’orthodoxie et de censure sous la présidence d’un ecclésiastique délégué par Mgr de Bonald 2197 . Parmi les membres titulaires ou correspondants, on trouvait Ozanam, Ballanche, Blanc de Saint-Bonnet, les architectes Bossan et Hébrard, le marquis de Cavour, de Turin et, parmi les ecclésiastiques, l’abbé Noirot, les abbés Pavy et Plantier, professeurs à la faculté de théologie, l’abbé Dauphin, supérieur de l’Institution d’Oullins, l’abbé Cœur, futur évêque de Troyes, des curés de Lyon, l’abbé de Serres, neveu du cardinal 2198 . Le frère du cardinal, Henri de Bonald, était membre correspondant.

L’archevêque de Lyon, pour sa part, voulut bien accepter le titre de président perpétuel ; dans une lettre à l’Institut du 12 juillet 1841, il affirmait que si c’était pour “un évêque, un devoir d’encourager les œuvres qui tendaient au soulagement de l’humanité souffrante, c’était pour lui une obligation plus étroite de concourir de toute son autorité à l’établissement d’une société qui se propose d’éclairer les esprits, de défendre la religion, et de la faire aimer en la faisant connaître 2199 ”. Le 8 mars 1843, il se rendit à une séance solennelle de l’Institut, en compagnie de l’archevêque de Bordeaux, Mgr Donnet. L’abbé Lyonnet ouvrit la séance en affirmant que la même voix qui proclamait Mgr de Bonald, le seigneur du pauvre, le désignait, en même temps, le protecteur des sciences et des arts. Dans sa réponse, ce dernier souligna que chacun devait prêcher, à sa manière, dans la position où la Providence l’avait placé 2200 . Le ministre de l’intérieur autorisa l’Institut catholique et ses membres reçurent le soutien du maire de la ville de Lyon, le docteur Terme 2201 . La presse ouvrière fut également bienveillante à l’égard de la nouvelle société. Les sommaires de l’Institut catholique étaient longuement énumérés dans les pages de la “Tribune” et de l’“Echo de la Fabrique”. Lorsque le journal de Chastaing évoqua le projet d’un cercle d’ouvriers, idée qu’il avait empruntée au Moniteur du Conseil des Prud’hommes, l’Institut catholique approuva un semblable établissement si l’esprit de la religion y présidait. Un article de l’“Echo de la Fabrique” répondit 2202 que cette pensée était louable mais qu’il ne fallait tout de même pas mêler les choses sacrées aux choses profanes car ils avaient seulement voulu voir dans le cercle ouvrier un moyen d’élever la classe prolétaire au niveau des autres classes de la société. Toutefois, l’auteur de l’article ajoutait que toute fondation qui améliorerait physiquement et moralement le sort des travailleurs, procurerait par la suite une amélioration religieuse. Pouvoir œuvrer également en direction des classes pauvres, tel était bien le souhait, difficilement réalisable, de l’Institut catholique. Ses membres envisagèrent, pour ce faire, d’imiter l’Institut de Londres, en créant une publication populaire pour la répandre parmi le peuple et ainsi le réformer à l’image de Dieu 2203 . Cette publication ne vit pas le jour et, par la suite, l’Institut catholique rencontra également des difficultés pour obtenir un nombre suffisant de membres titulaires ou correspondants, “alors que la société pouvait offrir un genre d’université catholique aux classes lettrées et qu’elle n’était pas entravée par le gouvernement 2204 ”.

Parmi les membres correspondants de l’Institut catholique, on peut noter la présence, un peu surprenante, du Savoyard Jean-Pierre Veyrat (1809-1844). Celui-ci avait collaboré avec un poète lyonnais, Berthaud, dans deux journaux lyonnais, républicains et sympathisant avec la cause des canuts, “L’homme rouge 2205 ” et “La Glaneuse”, au début des années 1830. A la fin de 1833, les deux poètes tentèrent leur chance à Paris où Veyrat écrivit un roman autobiographique et fit jouer des vaudevilles alimentaires. Mais il ne parvint pas à sortir de la misère et, après sept ans d’exil à cause de ses opinions politiques, il écrivit en 1838, au roi du Piémont, Charles-Albert, pour obtenir son pardon et il rentra en Savoie 2206 . En 1842, Veyrat devint rédacteur au “Courrier des Alpes”, journal catholique intransigeant et collabora également avec l’Institut catholique de Lyon en envoyant un long article, intitulé “De l’industrie, au point de vue politique et social 2207 ”. Il y défendait un point de vue conforme aux vœux de l’Eglise à propos du sens du travail et du rôle de l’industrie : le travail est un moyen d’expiation après la chute de l’homme. L’industrie vient, pour ainsi dire, racheter l’homme et le réhabiliter. Mais elle doit se développer dans un milieu chrétien. Or, les grands ateliers sont des écoles d’immoralité où des enfants, déjà flétris par la vie, s’épuisent, et l’industrie produit la lutte acharnée des intérêts. Parmi les industriels, Veyrat fait la distinction entre les spéculateurs sans entrailles et les honorables industriels qui n’ont pas dédaigné appeler le christianisme à leur secours pour moraliser les ouvriers. De plus, les progrès de l’industrie ne sont pas profitables à l’homme, car la multiplication des machines a enlevé le pain à une multitude effrayante d’ouvriers.

Sainte-Foi a eu aussi l’occasion, dans un de ses articles adressés aux rédacteurs de l’Institut catholique et consacrés aux questions économiques et sociales, de s’inquiéter des conséquences du remplacement de l’homme par la machine, risquant selon lui de provoquer la violence chez les oisifs 2208 . Dans un autre article, consacré à la dignité de l’ouvrier, il établit un parallèle entre l’action du prêtre sur l’homme et l’action de l’ouvrier sur la nature : “l’homme transfiguré en chrétien par le prêtre … devient le chef-d’œuvre de Dieu, alors que la nature transfiguré par l’ouvrier pieux et intelligent, devient le chef-d’œuvre de l’homme”. L’ouvrier, devenu prêtre de la nature, participe donc à la liberté des enfants de Dieu, acquise par la rédemption. D’ailleurs, le Rédempteur, né dans une famille d’artisans, a voulu être à la fois ouvrier et prêtre. Le travail est donc une chose grande et sainte, “soit que nous le considérions par rapport à Dieu qui nous l’a inspiré, soit que nous le considérions dans l’homme qui l’accomplit, soit que nous le considérions dans la nature extérieure qu’il perfectionne”. Mais Sainte-Foi constate que bien peu d’ouvriers comprennent la valeur de leur travail et il termine en disant aux ouvriers, que leur profession est un sacerdoce, leur atelier, un temple et leur établi, un autel 2209 . Avec cette importance accordée aux progrès du chrétien et à la valeur du travail de l’ouvrier, il n’est pas surprenant que Sainte-Foi ait été en relation avec des buchéziens 2210 , qu’il ait été considéré comme un disciple de Ballanche 2211 et que les membres de l’Institut catholique aient apprécié ses idées philosophiques et religieuses. Dès le premier article envoyé à ses amis lyonnais, Sainte-Foi attire l’attention sur l’importance de l’économie politique que l’Eglise ne doit pas négliger, mais qui, malheureusement, est née à une époque de matérialisme et d’irréligion et qui donc, ne tient compte ni de Dieu, ni des hommes, mais seulement des choses. Cette science traite d’importantes questions, que ce soit du rapport des pauvres avec les riches, de l’artisan avec le fabricant, de l’éducation morale et religieuse, de l’association, du crédit, etc … 2212

Claudius Hébrard, pour sa part, un des fondateurs de l’Institut catholique, et qui en fut, successivement, le secrétaire et le secrétaire adjoint, fit profiter à ses collègues de son expérience acquise dans les sociétés catholiques de Paris, en les informant entre autres, sur les types de ressources financières dont elles pouvaient disposer 2213 . Mais, il s’est surtout fait connaître, dans la revue, par ses poèmes, adressés aux ouvriers chrétiens. Il y exaltait les vertus de la souffrance, de l’espérance et la beauté des chants anciens :

‘“O vous qui m’écoutez, vous tous que la souffrance
Assiège chaque jour, secondez l’expérience
Que font naître aujourd’hui les bontés du Seigneur
Ne demandez qu’à lui la force et le bonheur 2214 ”.’

Le deuxième fragment de poème a été lu, à la fois à la Société de Saint-François Xavier, à Paris et à l’Institut catholique de Lyon :

‘“Plus de ces chansons obscènes, dégoûtantes
Des chants vociférés par des hordes errantes
Bons ouvriers, Chantez le bonheur du hameau
Où plusieurs d’entre vous peut-être ont leur berceau …
Reprenez ces vieux chants où respire la foi,
L’honneur du vétéran et le respect au roi 2215 ”.’

Claudius Hébrard manifesta aussi son zèle catholique dans sa ville natale, en y fondant un journal, en mars 1848, l’“Union nationale”.

Notes
2186.

L’Institut catholique, Revue religieuse, philosophique, scientifique, artistique et littéraire, Lyon, Ayné, 1842, T. 1, pp. 56-57 et Camille LATREILLE, Introduction de l’ouvrage de Charles SAINTE-FOI, Souvenirs de jeunesse (1828-1835), Perrin, 1911, 454 p. (pp. 24-25).

2187.

L’écrivain et traducteur Eloi Jourdain, qui avait choisi le pseudonyme de Charles Sainte-Foi (1805-1861), manifestait un libéralisme très éclairé : il participa à la fondation du “Correspondant” à Paris, en 1843, donna son adhésion à la fondation de l’“Ere nouvelle” en 1848 dont il fut un des collaborateurs, de même que de la “Bibliothèque illustrée des classes ouvrières”. (Camille LATREILLE, Introduction de l’ouvrage de CHARLES SAINTE-FOI, Souvenirs de jeunesse … pp. 11-27 et J.B. DUROSELLE, Les débuts du catholicisme social …, p. 298).

2188.

Camille LATREILLE …, p. 24.

2189.

E. HARDOUIN-FUGIER, “Laurent-Paul-Marie Brac de La Perrière (1814-1894). Notes pour une biographie”, in J.D. DURAND et R.LADOUS (dir.), in …Histoire religieuse. Histoire globale …, p. 426. Le Dominicain eut l’occasion de participer à la séance solennelle de l’Institut catholique le 11 février 1845, deux jours après la première de sept conférences qu’il donna à la primatiale Saint-Jean (T. 7 de l’Institut catholique p. 193).

2190.

M. ROUSTAN et C. LATREILLE, “Lyon contre Paris après 1830”, Revue d’histoire de Lyon, 1904, p. 110. L’Institut catholique de Paris comme le Cercle catholique, qui faisait suite aux conférences de M. Bailly et qui fut créé en 1841, poursuivait un but analogue : concilier la religion et la science. Mais le premier avait des liens privilégiés avec le légitimisme (G. CHOLVY, Frédéric Ozanam …, pp. 497-498).

2191.

NIZIER DU PUITSPELU, Souvenirs lyonnais - Lettres de Valère. Colligées. T. 1er …, début de l’introduction.

2192.

L’Institut catholique, T. 1, p. 357.

2193.

Il y avait trois sortes d’assemblées : les assemblées particulières de chacune des classes de l’Institut qui avaient lieu tous les 8 jours, les assemblées générales, mensuelles, et les assemblées solennelles fixées par le bureau (article 8 des règlements de l’Institut, T. 1, pp. 357-360).

2194.

Articles 4, 6 et 10 des règlements de l’Institut (pp. 357-360 du T. 1). Les membres, titulaires ou correspondants versent une cotisation de 10 francs par an.

2195.

ROGER VOOG, Notice concernant Auguste Rivet, in Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine … T. 6, Le Lyonnais, p. 371.

2196.

J.O. BOUDON, L’épiscopat français à l’époque concordataire (1802-1905) … pp. 209 et 567.

2197.

Compte-rendu des travaux de l’Institut catholique pendant l’année 1841 par le secrétaire-adjoint Claudius Hébrard (brochure à la fin du T. 4 de l’Institut catholique).

2198.

T. 1 de l’Institut catholique, pp. 487-488.

2199.

Ibid., pp. 56-61. Recevant le premier volume de l’Institut catholique, le cardinal dit que cet envoi lui était d’autant plus agréable qu’à chaque page du livre, il trouvait des témoignages bien consolants de la foi et l’excellent esprit qui animait ses membres (T. 3 de l’Institut catholique, p. 125).

2200.

T. 3, pp. 253-256.

2201.

T. 1, p. 61.

2202.

Article du 30 juin 1843.

2203.

Compte-rendu des travaux de l’Institut catholique pour l’année 1842 par A. Rivet. T. 2, pp. 125-131.

2204.

L’auteur de cette tribune, dans le tome 6 de la revue en décembre 1844, ne comprend pas pourquoi les catholiques, qui réclament la liberté, n’ont pas été plus nombreux à s’abonner à la revue dont il envisage la suspension.

2205.

Voir dans la deuxième partie du chapitre 6, le début du paragraphe consacré aux écrivains découvrant le monde ouvrier.

2206.

F. RUDE, “Un poète oublié : L. A. Berthaud”, 1848 et les Révolutions du XIX e siècle …, pp. 11-16.

2207.

Article évoquant le décès de Jean-Pierre Veyrat, dans le T. 6 de l’Institut catholique, pp. 167-168 et article de J.P. Veyrat dans le T. 4, pp. 278-282.

2208.

Article figurant dans la rubrique “ Economie sociale” et intitulé “De l’influence des principes religieux sur le bonheur et la richesse des peuples” (T. 1, pp. 297-313).

2209.

Article paru dans le T. 5 de l’Institut catholique, janvier 1844, pp. 316-322.

2210.

Lorsque Buchez a fait paraître le troisième volume de son traité de philosophie en décembre 1839, Sainte-Foi souhaita que le livre trouve accès dans les séminaires et les collèges ecclésiastiques (André DUVAL, “Lacordaire et Buchez – Idéalisme révolutionnaire et réveil religieux en 1839”, Revue des sciences philosophiques et théologiques, juillet 1961, pp. 451,452).

2211.

F.P. BOWMAN, Le Christ des Barricades (1789-1848) …pp. 332-333.

2212.

T. 1 de l’Institut catholique, p. 17.

2213.

Compte-rendu des travaux de l’année 1842, T. 2, p. 131.

2214.

T. 4 de l’Institut catholique, p. 118.

2215.

T. 5, pp. 71-73.