1. Une société de secours mutuels originale.

Le 5 mai 1844, une quinzaine de personnes, dont Claudius Hébrard, qui faisait un séjour à Lyon, et l’écrivain Collombet 2293 se réunissaient dans l’église du Petit Collège, au pied de Fourvière et décidaient la création d’une Société de Saint-François-Xavier, dont la direction fut confiée à l’abbé Jayol, aumônier du pensionnat des Frères des Ecoles Chrétiennes de la Montée Saint-Barthélemy 2294 . A vrai dire, les fondateurs ne savaient pas exactement, au départ, ce qu’ils voulaient créer, mais la réunion de quelques ouvriers dans l’église du Petit Collège connut un tel succès qu’il fallut changer d’église et s’installer dans celle des Frères, Montée Saint-Barthélemy : celle-ci pouvait accueillir les 500 ouvriers dont se composait la Société, cinq mois après sa création. Dés lors, le règlement de la Société de Saint-François-Xavier fut demandé à Paris et on l’adopta, sauf les dispositions locales 2295 . L’Œuvre se développa rapidement, d’abord, à cause de la progression de la section (ou conférence) créée la première, celle des Lazaristes de la Montée Saint-Barthélemy qui, à une réunion du 15 février 1846, regroupait 1 200 ouvriers 2296 . De plus, la création d’autres sections, en 1845 et 1846, à La Croix-Rousse et dans les paroisses de Saint-Polycarpe, au pied de La Croix-Rousse, de Saint-Bonaventure et Ainay, dans la presqu’île, firent progresser fortement le nombre de sociétaires. D’après les dirigeants ou les membres de le Société, le chiffre de 3 000 ouvriers était atteint en septembre 1845, de 4 000, à la fin de 1845 et dépassait les 5 000 membres, en 1848 2297 . Si le procureur général de Lyon fait état seulement de 2 000 membres au début de l’année 1846 2298 , tous s’accordent à reconnaître le succès de la Société.

La section des Lazaristes qui compta jusqu’à 13 centuries, regroupant 1 300 ouvriers, recruta un grand nombre de chefs d’atelier de la Fabrique. Les sections de La Croix-Rousse, Saint-Bonaventure, qui avait dix centuries en 1847, et celle de Saint-Polycarpe, qui présentait sept centuries, ont aussi rassemblé un grand nombre d’ouvriers en soie. La conférence d’Ainay, créée après les précédentes, fin octobre 1846, avait huit centuries dont les membres étaient surtout des travailleurs sur métaux 2299 . La Société s’adressait aussi aux ouvriers du bâtiment et aux immigrants savoisiens, domestiques et ramoneurs 2300 . Deux autres conférences virent difficilement le jour, celle de Saint-Pothin, aux Brotteaux, qui n’a pu s’établir en 1847 et dont la première réunion a eu lieu le 30 janvier 1848, dans l’église des Capucins, et celle de Saint-Eucher, à La Croix-Rousse, dont la réunion se tenait dans une salle des écoles des Frères 2301 .

Dans sa lettre adressée au “Censeur” le 30 mars 1848, pour défendre la Société de Saint-François-Xavier, l’abbé Jayol, son directeur, indiquait que celle-ci n’avait d’autre but que de donner aux ouvriers l’instruction chrétienne 2302 , de procurer, en cas de maladie, des secours à ceux qui les réclamaient et une sépulture honorable, après leur mort 2303 . Mais les premières pages du Mémorial 2304 , recueil des publications de la Société, sans oublier le devoir d’évangélisation des milieux ouvriers, insistaient aussi sur l’esprit de fraternité qui régnait parmi ses membres : d’une part, les ouvriers s’entraidaient fraternellement par le bon exemple dans leur croyance religieuse et par leur charité, dans leurs besoins et leurs maladies. D’autre part, les hommes qui intervenaient, le dimanche, dans les assemblées d’ouvriers, souhaitaient donner à ces derniers le contenu de leurs allocations et de leurs études.

Les ouvriers, membres de le Société, s’assemblaient deux fois par mois, le dimanche soir, dans l’église de la paroisse où l’œuvre était établie et là, sous la présidence du curé 2305 ou d’un prêtre délégué par lui, ils entendaient divers intervenants, laïcs ou ecclésiastiques, qui leur prodiguaient des paroles de religion, de science et d’art 2306 . A la tête de la Société, se trouvait un conseil central composé de deux délégués de chaque section, dont le président était l’archevêque 2307 . La politique était bannie des séances du dimanche soir, lesquelles, étaient publiques. Les ouvriers, désirant faire partie d’une section de la Société, étaient inscrits sur un registre et contractaient l’obligation d’assister régulièrement aux séances du dimanche et de payer une cotisation mensuelle de 50 centimes, qui leur donnait droit à des secours en cas de maladie 2308 . La section d’Ainay dépensait plus de 80 francs par semaine en secours aux membres malades 2309 . Les ouvriers eux-mêmes percevaient la cotisation et administraient les secours. Pour faciliter aux ouvriers la découverte du travail et donner aux maîtres les moyens d’avoir rapidement de bons ouvriers, un bureau d’indication et de placement de la Société fut fondé au centre de Lyon, rue de la Grenette, ouvert de huit heures du matin à huit heures du soir. Des membres de la Société de Saint-François-Xavier y recevaient des informations concernant les personnes à placer, les places à remplir et faisaient toutes les démarches nécessaires 2310 . Un comité de neuf membres désignés par le conseil de la Société, contrôlait ce bureau.

La Société était placée sous la présidence et la direction de l’archevêque qui lui montrait son attachement par ses dons fréquents et par les paroles de bienveillance et d’encouragement adressées à son directeur, l’abbé Jayol. Le 31 août 1845, Mgr de Bonald lui écrivait qu’“il ne pouvait lui procurer un plus grand plaisir que de lui apprendre les progrès de la Société de Saint-François-Xavier”. L’archevêque expliquait que les prêtres étaient les mieux placés pour s’occuper des ouvriers car d’autres le faisaient “pour s’enrichir de leur travail et de leurs sueurs” ou pour “égarer leur esprit ou leur ôter toute religion 2311 ”. Pour lui, le premier but de la Société était de penser à l’âme de l’ouvrier, de l’instruire de ses devoirs, de lui faire connaître, aimer et pratiquer la religion ; ainsi il aimerait davantage sa famille et ne dissiperait pas follement ce qui lui est nécessaire. Mais l’archevêque était loin d’oublier la situation matérielle des ouvriers. Nous devons, disait-il, “nous occuper d’eux pour rendre sur la terre leur condition meilleure”. Avec “l’association, mais une association chrétienne, nous pouvons procurer aux ouvriers ces secours mutuels qui n’humilient pas mais qui leur font trouver des frères dans leurs compagnons 2312 ”. Par ailleurs, il insistait dans sa lettre pour que “les ouvriers de toutes religions aient part aux secours” que pourrait donner la Société : “la charité ne doit pas s’arrêter aux catholiques 2313 ”. Enfin, Mgr de Bonald souhaitait que les ouvriers puissent vivement trouver des réponses à leurs besoins et à leurs attentes : “Ne multipliez pas trop les exercices religieux ; des instructions intéressantes, de la musique, des chants sacrés, voilà surtout ce qu’il faut … et qu’on n’oublie pas de visiter les ouvriers malades et de les secourir”. D’ailleurs, le cardinal ne manqua pas d’aller à la rencontre des ouvriers. Le dimanche 8 novembre 1846, il visitait à six heures, le soir, la section des Lazaristes de la Montée Saint-Barthélemy, qui s’était réunie dans l’église des Frères, où étaient présents plus de 1 400 ouvriers. Musiciens et chanteurs de la Société animaient la réunion 2314 . Mgr de Bonald exprima toute sa joie de se trouver au milieu d’un si grand concours d’hommes. Il manifesta son désir de leur être utile et de protéger leur Société. L’assemblée fut émue quand il avoua que ce jour était le plus beau de son pontificat à Lyon. Il voulut aussi visiter, le 7 février 1847, la deuxième section de la Société de Saint-François-Xavier, celle de La Croix-Rousse. Prenant la parole devant 2 500 ouvriers, il s’écria : “J’ai pitié de ce peuple … parce qu’il est exposé à une triple séduction : celle des Sociétés secrètes, qui lui offrent de belles théories au lieu de lui apporter du travail et du secours ; celle des méthodistes qui cherchent à égarer sa foi ; celle des maisons de plaisir et des réunions turbulentes qui lui ravissent son argent et sa santé. Ce sont là des motifs qui m’ont déterminé à instituer l’œuvre de Saint-François-Xavier … Vous trouverez, à la Société, une instruction religieuse à votre portée et des secours dans vos besoins”. Les pauvres a-t-il ajouté, “sont mes meilleurs amis. Mais ma famille est grande, très grande 2315 ”.

Le cardinal trouva des collaborateurs efficaces pour animer les réunions du dimanche soir : en premier lieu Collombet, qui non seulement rédigeait le Mémorial, revue de la Société, mais aussi faisait des conférences sur des sujets divers : l’œuvre des hospitaliers, le rôle de la papauté, la mission catholique du Tonkin … Il proposait également, comme Hébrard, ses poèmes aux ouvriers. Des médecins et des avocats, des prêtres comme l’abbé Bez, intervenaient aussi, de même que des éducateurs comme Jean-Louis Guillard, qui, comme on le verra, saura défendre la Société, lorsqu’elle sera en difficulté 2316 .

Dès 1845, la Société lyonnaise de Saint-François-Xavier, envoya des règlements à des sociétés qui se formaient dans d’autres villes : Arles, Marseille, Grenoble, Limoges, Mâcon, Bourges. De Marseille, l’abbé Julien fut envoyé par l’évêque pour se rendre à une réunion de la section des Lazaristes 2317 . Malgré l’hostilité qu’ils rencontraient dans certains milieux, les dirigeants lyonnais de la Société étaient encore optimistes à la fin de l’année 1847, au moment de la venue dans la section d’Ainay, du buchézien Jérôme Morin, qui comme eux, était fort préoccupé par l’amélioration du sort des classes ouvrières.

Notes
2293.

François-Zénon Collombet (1808-1853), publiciste polyglotte, qui écrivit dans la “Revue du Lyonnais”, consacra sa vie à la défense de l’Eglise et de la foi contre le libéralisme antichrétien. Il défendit la cause légitimiste dans le journal lyonnais “Le Réparateur” et appartenait au courant intransigeant ultramontain. Toutefois, il entretint des relations de sympathie dans divers milieux. Il joua un rôle actif dans la Société de Saint-François-Xavier, en rédigeant entre autres le “Mémorial publié en faveur de l’œuvre” (H. HOURS, in Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, T. 6 …, pp. 122-123).

2294.

J.B. DUROSELLE, Les débuts du catholicisme social en France (1822-1870) …, pp. 278-279. Dans sa lettre au directeur des cultes du 13 novembre 1844, le préfet du Rhône précise que l’Œuvre est dirigée par des légitimistes modérés, Collombet et le médecin Bouchacourt, et en général par des membres de l’Institut catholique.

2295.

“Mémorial religieux, scientifique et littéraire publié par un comité catholique de Lyon en faveur de l’œuvre de Saint-François-Xavier”, T. I, 1847, 432 p.(pp.155-156). B.N.F. Z54960. Une lettre du ministre de la justice au procureur général de Lyon du 23 octobre 1844, fait aussi état d’une progression rapide de la Société (A.N. BB 18 1426).

2296.

J.B. DUROSELLE, Les débuts du catholicisme social …, pp. 279-282. Un bon tiers de ces ouvriers semblaient originaires de la paroisse Saint-Jean.

2297.

Ibid., p. 279 ; “Mémorial publié en faveur de l’ Œuvre”, T. I, pp. 7-19 ; article de “L’Union nationale” du 26 mars 1848, qui fait état d’une lettre envoyée par les ouvriers qui sont membres de la Société.

2298.

Lettre du procureur général de Lyon au ministre de la justice du 14 janvier 1846 (A.N. BB 18 1426).

2299.

Bilan de la Société, en avril 1847, paru dans le “Mémorial publié en faveur de l’œuvre”, T. I, pp.159-161.

2300.

R.VOOG, “Les problèmes religieux à Lyon pendant la monarchie de juillet et la seconde République d’après les journaux ouvriers”, Les cahiers d’histoire, T. VII, 1963, pp. 416-417.

2301.

“Mémorial publié en faveur de l’ Œuvre de Saint-François-Xavier ”…, T. I, p. 161 et T. II, 1848, 72p. (pp. 3-5). B.N.F. Z 54959.

2302.

Ainsi a-t-on donné pour patron à la Société, Saint-François-Xavier qui avait propagé le christianisme (Mémorial…,T. I, les premières pages).

2303.

Lettre de l’abbé Jayol, citée dans “L’Union nationale”, le 1er avril 1848.

2304.

Le Mémorial religieux, scientifique et littéraire, qui se vendait au profit des ouvriers, parut pour la première fois, en janvier 1847. Les feuilles périodiques qui le constituaient, ne paraissaient pas régulièrement et devaient former un volume de 432 pages. Il y avait des lecteurs dans toutes les classes de la société (“Mémorial”, T. I, p. 363).

2305.

Les conférences ont été, en général, fondées par les curés des paroisses, avec la collaboration des Frères des Ecoles Chrétiennes. Le curé, qui est président, est assisté, comme c’est le cas à Ainay, de laïcs qui occupent les fonctions de vice-président, de trésorier et de secrétaire. (Lettre circulaire du président de la section d’Ainay de la Société de Saint-François-Xavier, l’abbé Boué, curé de Saint-Martin d’Ainay. B.M. Lyon. Fonds Coste. 110795).

2306.

Mémorial …, T. I, pp. 7-19.

2307.

Lettre de Jérôme Morin qui venait d’accepter les fonctions de secrétaire de la section d’Ainay ; la lettre a été publiée dans “L’Union nationale” le 30 mars 1848.

2308.

Cette cotisation qui donnait aussi le droit à l’ouvrier d’avoir une sépulture honorable après sa mort, était insuffisante ; aussi était-elle complétée par des souscriptions de membres honoraires. L’abbé Jayol, qui avait une fortune particulière, faisait partie des souscripteurs (Société de bienfaisance et de secours mutuels fondée sous le patronage de Saint-Joseph, connue d’abord sous le nom de Société de Saint-François-Xavier). Compte-rendu de 1849. Librairie Guyot. 1850. 31 p.(p. 2). B.M. Lyon. Fonds Coste : 805034.

2309.

Lettre de J. Morin publiée dans “L’Union nationale” le 30 mars 1848.

2310.

Les chefs d’atelier et ceux qui avaient besoin d’ouvriers pouvaient s’adresser à ce bureau de même que les ouvriers sans travail qui étaient invités à s’y faire inscrire. (“Mémorial”, T. I, p. 300).

2311.

Ibid., pp. 7-19. On trouve là, les critiques souvent formulées du cardinal de Bonald, contre certains industriels et les théoriciens socialistes. Dans sa lettre, il interroge ces derniers, qualifiés de “grands faiseurs de systèmes humanitaires” : “Pensent-ils à ces pauvres ouvriers quand la maladie vient suspendre le travail et leur ôter le pain ?”.

2312.

Idem, pp. 7-19 : suite de la lettre de Mgr de Bonald à l’abbé Jayol.

2313.

Dans une lettre a Collombet, Hébrard manifestait la même préoccupation en lui écrivant que “la Société devait éviter de ressembler à une confrérie”, qu’elle devait “admettre toutes les religions, conviant toutes les âmes indisciplinées aux enseignements de l’évangile” (Cité par M. BUFFENOIR, “Le mouvement social catholique à Lyon avant 1848”, Revue des études historiques, 1922, p. 551).

2314.

Comme les cantiques français en usage dans les églises n’étaient pas appropriés aux réunions de la Société, un recueil d’une vingtaine d’hymnes adaptés aux sentiments et besoins des ouvriers, fut constitué. Un premier chant “Invocation” fut composé par Collombet (“Mémorial ”…, T. I, pp. 7-19, 70-72).

2315.

Ibid., pp. 156-157.

2316.

Idem, pp. 20-348.

2317.

Idem, pp. 73-77 et 160-161.