1. Les origines : de la fabrique-dortoir à l’usine-internat

Pour assurer les nouveaux débouchés anglais et américains et affronter la concurrence suisse et prussienne, la Fabrique lyonnaise utilisa d’abord la solution de l’extension géographique puis celle de l’intensification usinière 2491 . La diffusion des métiers hors de Lyon a eu lieu dès le premier Empire dans le Rhône et dans l’Ain, puis sous la monarchie censitaire. Les fabricants de tissus unis, plus directement concernés par la croissance de la production et la concurrence étrangère, recoururent largement aux métiers ruraux d’autant plus que la main d’œuvre était moins chère, surtout quand il s’agissait de femmes. Les insurrections lyonnaises de 1831 et 1834 accentuèrent le mouvement.

L’autre solution pour résister aux prix suisses et prussiens en regroupant les opérations du travail de la soie était celle de l’usine, où on logea ouvriers et ouvrières dans des dortoirs, car il a fallu drainer une partie plus importante, donc plus étendue de la zone rurale où l’usine était installée 2492 . En réalité, on est d’abord passé par le stade de la fabrique-dortoir car la coutume de loger une partie du personnel existait déjà au XVIIIe siècle 2493 . Au milieu du XIXe siècle, à Rive-de-Gier, à Pélussin et dans d’autres localités du Pilat, chaque lundi matin, des ouvrières arrivaient à la fabrique où vingt ou trente personnes travaillaient dans le moulinage de la soie, portant au bras un panier avec des provisions pour la semaine 2494 . Le passage à l’usine-internat s’est réalisé dès la fin du premier Empire : en 1812, les frères Massot de Lyon ont fait construire à Saint-Nazaire en Royans dans la Drôme une fabrique d’étoffes de soie comptant plus de 80 métiers et occupant environ 50 ouvriers 2495 . Cinq ans plus tard, s’installait à Saint-Rambert, au bord de la Saône, en face du pont de l’île Barbe, près de Lyon, l’usine de la Sauvagère qui sera un peu le modèle original pour les autres usines-internats. Créée par Berna de Francfort, cette usine de châles intégrait toutes les opérations de fabrication : préparation de la matière, tissage avec un métier perfectionné dérivé du Jacquard, découpage et apprêt 2496 . L’amélioration technique introduite dans l’usine, qui réunissait en 1827, 250 métiers, permettait l’utilisation d’une main d’œuvre non qualifiée et très jeune : plusieurs centaines de garçons qui mangeaient en commun et couchaient dans de grands dortoirs. De même, les jeunes filles avaient leur dortoir et chacune d’elles avait son lit, ce qui représentait un progrès notable par rapport au lit étroit que devaient se partager deux ouvrières dans les ateliers de Lyon 2497 . Ducpétiaux et Villermé qui ont enquêté sur la misère ouvrière au début des années 1840, se sont attachés à montrer les avantages de cet établissement en souhaitant qu’il serve de modèle : la nourriture y était bon marché, une école était prévue pour ceux qui travaillaient dans la maison et surtout le propriétaire de la Sauvagère dirigeait paternellement sa “communauté” alors qu’entre les ouvriers des ateliers et les marchands-fabricants, il n’y avait pas de lien et ils pouvaient même ne pas se connaître 2498 . On voit donc quel type de relation était souhaité par les spécialistes des questions sociales, dans l’usine textile : on préférait une relation maître-serviteur à une relation patron-ouvrier.

D’autres usines suivirent le modèle de la Sauvagère en intégrant les opérations de fabrication, comme Martin qui s’installa à Tarare à partir de 1836, ou en utilisant la force hydraulique 2499 et celle de la vapeur, comme le fabricant lyonnais Bonnet qui créa l’usine de Jujurieux dans l’Ain en 1835 : Martin, à Tarare, associait le tissage au moulinage et à un atelier de teinture pour la fabrication des crêpes et velours. Bonnet, qui s’est spécialisé dans la fabrication des tissus unis noirs est venu à Jujurieux surtout pour maîtriser tout le processus de fabrication des soieries et il a pu utiliser la force hydraulique pour le moulinage grâce à des eaux abondantes et pures 2500 . De plus, comme Jean-Baptiste Martin et Claude-Joseph Bonnet étaient des chrétiens convaincus 2501 , ils furent les promoteurs de ce type d’établissement où prévalait la relation maître-serviteur et où régnait une discipline de vie rigoureuse grâce à la présence de religieuses. En effet, dans des usines de filature, moulinage et tissage recrutant de 100 jusqu’à 600 jeunes filles, les fabricants étaient soucieux d’éviter les risques représentés par une main d’œuvre aussi nombreuse d’autant plus qu’il fallait éviter le déchet d’une matière d’un grand prix, la soie 2502 . Ce type d’établissement, usine-pensionnat ou usine-internat, fut qualifié par ses détracteurs d’usine-couvent. Les établissements Chartron, à Saint-Vallier, qui tissaient le crêpe, correspondaient à ce modèle, même sans la présence de religieuses : en effet, Marie-Laurette Jaricot, épouse Chartron, soucieuse de donner une éducation religieuse aux 300 jeunes ouvrières de l’usine, demanda à sa sœur, Marie-Pauline et à son beau-frère, Philéas, prêtre, de préparer en 1817 un règlement religieux pour la fabrique. Le vicaire de Saint-Vallier, visitant la maison Chartron, put en constater les heureux résultats puisqu’il eut l’impression de se trouver dans une communauté religieuse 2503 .

Pour obtenir de tels résultats, il fallait naturellement recruter une main d’œuvre peu évoluée et docile, originaire des montagnes du Bugey, de la Savoie, puis de l’Auvergne et du Forez, comme le fit Bonnet 2504 à Jujurieux. Ce dernier embaucha également des jeunes filles venant de l’hôpital des Enfants-Trouvés à Lyon 2505 . Ces jeunes filles pouvaient-elles à priori trouver un avantage dans ces usines-internats ? Pouvaient-elles y être attirées ? Elles pouvaient voir dans la fabrique ou dans l’usine installée en pays rural une possibilité de profiter des avantages de l’industrie moderne avec des salaires plus élevés et un risque moindre de chômage, sans quitter le foyer familial et le village 2506 dans la mesure où il s’agissait d’une migration hebdomadaire comme c’était le cas à Jujurieux et encore plus à Tarare ou à la Séauve en Haute-Loire, où les jeunes filles étaient originaires de villages assez proches. Leurs parents, surtout, pouvaient redouter d’être contraints de les envoyer vers les villes, souvent considérées comme des centres de dangers moraux et Bonnet, à Jujurieux, utilisait cette peur pour les convaincre de lui confier leurs jeunes filles dans son usine où il y avait une garantie de moralité 2507 . Et, qui pouvait le mieux garantir cette moralité, assurer la discipline dans l’établissement en essayant de rendre les jeunes filles vertueuses, sinon les religieuses ? Comment celles-ci et leurs congrégations ont-elles répondu aux demandes des manufacturiers qui réclamaient leur présence dans leurs établissements ? Quel fut leur rôle dans les usines-internats ? Mais, avant de répondre à ces questions, il nous faut d’abord apporter des précisions sur les types d’usines-internats et sur leur localisation.

Notes
2491.

P. CAYEZ, Métiers Jacquard et hauts fourneaux – Aux origines de l’industrie lyonnaise, P.U. de Lyon, 1978, 475 p. (pp. 152 à 163).

2492.

B. PLESSY et L. CHALLET, La vie quotidienne des canuts, passementiers et moulinières au XIX e siècle, Hachette, 1987, 284 p. (p. 39).

2493.

En 1775, l’inventaire d’une fabrique de Dunières (Haute-Loire) mentionne “six bois de lit servant à coucher les ouvriers” (Ibid., p. 39).

2494.

Idem, p. 38.

2495.

A. CHATELAIN, “De l’histoire sociale à la géographie sociale : les horizons d’une géohistoire de la bourgeoisie lyonnaise”, Revue de Géographie de Lyon, 1950, p. 96.

2496.

P. CAYEZ, Métiers jacquard et hauts fourneaux …, p. 161-162.

2497.

L. STRUMINGHER, “Les canutes de Lyon (1835-1848 )”, Le mouvement social, n° 105, 1978, p. 69

2498.

E. DUCPETIAUX, De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l’améliorer, T. II, Bruxelles, 1848, EDHIS, Paris, 1979, 423 p. (pp. 204 et 262).

L. R. VILLERME, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, T. I, 1840, édit. d’histoire sociale, 1979, 458 p. (p. 356-357).

2499.

Les établissements qui s’installaient dans l’Isère et au sud de l’Ain pouvaient disposer de la richesse hydraulique fournie par les petites rivières descendant des Préalpes (P. CAYEZ, Métiers jacquard et hauts fourneaux …, p. 163).

2500.

J. F. TURGAN, Les grandes usines de France, T. VII, Lévy éditions, 1867, 320 p. (p. 209).

2501.

C.J. Bonnet est devenu membre de la Confrérie du Saint-Sacrement dans sa paroisse Saint-Polycarpe à Lyon en 1819 et il est rentré à la Congrégation en 1840. (Article d’Henri PANSU dans le dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, T. VI, Lyon, le Lyonnais et le Beaujolais …, pp. 66-67).

J. B. Martin, pour sa part, avait promis à Dieu, dès ses premières entreprises dans le commerce, que s’il réussissait, il ferait construire un établissement destiné à recevoir comme apprenties et ouvrières, des jeunes filles (A.R. Saint-Joseph à Lyon, T2 : histoire de la Maison J.B. Martin).

2502.

F. MONNIER, De l’organisation du travail manuel des jeunes filles : les internats industriels …, p. 39.

2503.

B. DELPAL, Entre paroisse et commune. Les catholiques de la Drôme au milieu du XIX e siècle, Peuple libre, 1989, 297 p. (pp. 248-249).

2504.

L. REYBAUD, Etudes sur le régime des manufactures – condition des ouvriers en soie …, p. 202.

2505.

G. DUVEAU, La vie ouvrière en France sous le deuxième Empire, Gallimard, 1946, 605 p. (p. 292).

2506.

A. CHATELAIN, “Les usines-internats et les migrations féminines dans la région lyonnaise – Seconde moitié du XIXe siècle et début du XXe siècle”, Revue d’histoire économique et sociale, XLVIIIe volume, 1970, p. 374.

2507.

A. CHATELAIN, Ibid., p. 379.