2. La géographie des usines-internats

Comme l’industrie de la soie a donné en France aux internats manufacturiers l’extension la plus importante, les usines-internats les plus nombreuses se trouvaient dans l’espace couvert par la diaspora de la fabrique lyonnaise et de la fabrique stéphanoise. La plupart des installations eurent lieu dans les années 1850 et 1860. Si, en 1851, les 400 fabricants lyonnais n’avaient que douze usines 2508 , la main d’œuvre féminine s’est accrue de 25% au cours des dix dernières années du second Empire, dans les opérations de travail de la soie avant le tissage 2509 . Ces jeunes filles entraient à l’usine entre neuf et douze ans et la quittaient entre vingt et vingt-cinq ans. La plupart d’entre elles étaient internes car peu de filatures pouvaient s’établir avec moins de cent ouvrières. C’est ainsi que 40 000 jeunes filles ont grandi dans ces manufactures du sud-est de la France spécialisées dans la filature et aussi dans le tissage, avec les filateurs-mouliniers de l’Ardèche, de la Drôme et du Vaucluse, les filateurs de soies grèges des Cévennes, les tisseurs de Lyon et les rubaniers de Saint-Etienne 2510 .

Nous avons pu répertorier, à la fin des années 1860, une trentaine d’usines-internats fondées par des fabricants lyonnais ou stéphanois et par des manufacturiers travaillant pour des maisons lyonnaises, surtout dans l’Isère, à cause de la richesse hydraulique, la Drôme, l’Ardèche et la Loire et à un degré moindre dans le Rhône, la Haute-Loire, l’Ain et le Vaucluse. En dehors du sud-est de la France, il y avait aussi quelques usines où travaillait un grand nombre de jeunes ouvrières pensionnaires dans les Vosges 2511 , dans la région parisienne avec des fabriques de soie à coudre 2512 et dans la Corrèze à Bort où plus de 400 jeunes filles travaillaient dans une filature 2513 . Dans un grand nombre de ces usines-internats, les jeunes filles étaient encadrées par des religieuses. Les congrégations sollicitées furent surtout celles qui étaient le plus présentes dans les providences : religieuses de la Sainte-Famille, religieuses Saint-Joseph et Saint-Vincent de Paul. Toutefois, il est à noter qu’une congrégation forma ses religieuses aux exigences de l’industrie et fut toute entière consacrée à la surveillance des ateliers séricicoles. Il s’agit de la congrégation des religieuses des Sacrés-Cœurs-de-Jésus-et-Marie qui fut fondée par la baronne de Montbrond à Recoubeau dans la Drôme en 1851 avec la protection de l’évêque de Valence et des autorités locales, et reconnue en 1866. La congrégation institua d’abord un orphelinat basé sur le travail de la soie et servant de noviciat aux religieuses puis, des établissements industriels se rattachèrent à la congrégation : on pouvait en dénombrer sept à la fin des années 1860 dans la Drôme et l’Ardèche essentiellement, jusqu’à l’Indre et Loire, réunissant près de 1300 jeunes filles pour la préparation de la soie 2514 .

Trouvait-on des usines-internats dans d’autres branches de production industrielle ? Dans l’établissement de tissage de toiles de lin des frères Scrive à Marquette, dans la banlieue lilloise, rassemblant environ 350 ouvriers, les patrons ont aménagé un dortoir pour les ouvriers célibataires mais ont fait construire aussi en 1846 des maisons proches des ateliers, plus salubres que les habitations ordinaires des ouvriers, louées à la semaine à ces derniers. Par ailleurs, pour s’assurer la fidélité de leurs ouvriers, les manufacturiers ont installé dans l’usine un certain nombre de commodités qu’on retrouvera parfois dans certains établissements de la région lyonnaise : caisse de secours pour les ouvriers malades et caisse de retraite, machine à vapeur pour assurer la cuisine des ouvriers dont les légumes sortent du jardin cédé à ces derniers, salles de bain et local appelé “Estaminet-tabagie” pour soustraire les ouvriers aux pernicieuses habitudes du cabaret. Le système mis en place par les frères Scrive à Lille, présente des analogies avec celui des usines-internats que nous allons avoir l’occasion de décrire plus précisément : on retrouve le même paternalisme, le même encadrement, surtout pour les enfants employés dans l’établissement à la préparation des trames des tisserands, qui étaient toute la journée sous la surveillance d’un contremaître, récitaient en commun la prière avant le travail au cours duquel ils chantaient en chœur. Mais on peut remarquer que les ouvriers ne sont pas obligés de s’approvisionner à la cuisine de l’établissement ni d’y loger : on fait le compte de chaque ménage et de chaque ouvrier tous les samedis et on retient éventuellement sur les salaires le montant des dépenses d’alimentation et de logement. Ce régime laissait donc une certaine autonomie aux ouvriers et était moins claustral que celui rencontré généralement dans les usines-internats. Il faut dire qu’on a affaire ici à une population ouvrière à majorité masculine 2515 .

Il existait aussi en France quelques manufactures-internats dans l’industrie de la papeterie. Ainsi, la papeterie de Canson Mongolfier à Vidalon-les-Annonay dans l’Ardèche, comprenait un internat de garçons et un autre de 150 jeunes filles réparties en chambrées de trois à six lits sous l’autorité de contremaîtresses et à l’école, des religieuses Saint-Joseph 2516 . Quant aux internats industriels des pays étrangers, Etats-Unis, Angleterre, pays de langue allemande de la vallée du Rhin, ils avaient la préférence des économistes et enquêteurs comme Frédéric Monnier et Paul Leroy-Beaulieu 2517 que nous avons cités : ils y appréciaient à la fois le paternalisme et une certaine liberté laissée aux jeunes filles, que ce soit à l’immense usine de tissage de Pacific Mills dans le Massachusetts aux Etats-Unis où 825 internes étaient réparties en 17 habitations dirigées par des surintendantes âgées, que ce soit à la filature de lin de Gildford-Mills en Irlande où les jeunes filles étaient logées dans des familles recommandables 2518 , ou à la fabrique de soie à coudre de Fribourg en Brisgau où les ouvrières, qui pouvaient être libérées d’une semaine à l’autre, subissaient tout de même l’intervention incessante du patron qui présidait aussi le culte 2519 . Là, point de religieuse, ni d’aumônier, mais un adage “prie et travaille”, que nous allons voir aussi appliqué dans les usines soyeuses des fabriques lyonnaises et stéphanoises lorsque l’atmosphère était toute conventuelle.

Notes
2508.

B. PLESSY et L. CHALLET, La vie quotidienne des canuts …, p. 33. Voir le tableau et la carte des usines-internats de la soie dans les annexes du T.2 de la thèse.

2509.

F. MONNIER, De l’organisation du travail manuel des jeunes filles …, pp. 39-40.

2510.

P. LEROY-BEAULIEU, Le travail des femmes au XIX e siècle, Charpentier et Cie, 1873, 464 p. (p. 415). L’auteur compte par centaines les manufactures-internats établies dans le midi de la France.

2511.

E. KELLER, Les congrégations religieuses en France, Poulssiègue, 1880, 735 p. (p. 555).

2512.

F. MONNIER, De l’organisation du travail manuel des jeunes filles …, pp. 40-45.

2513.

J. POUSSET-CARCEL, Deo soli …, p. 749.

2514.

F. MONNIER, De l’organisation du travail manuel des jeunes filles …, p. 51 à 53.

2515.

Notes sur la situation des ouvriers de l’établissement de tissage mécanique fondé à Lille en 1839 par M.M. Scrive frères, Lille, impr. Danel, 1851, brochure de 24 pages (B.M. de Lille, n°25384 – FZ792). Toutefois, en 1874, lors de la modernisation de l’usine de filature Féron-Vrau, à Lille, on substituera les femmes aux hommes dans les ateliers : les 411 ouvrières seront surveillées par six religieuses de Portieux (P. PIERRARD, La vie ouvrière à Lille sous le Second Empire …, p. 412). Mais il faut remarquer que cette initiative resta exceptionnelle dans le Nord ; ainsi, à Roubaix, Auguste Lepoutre préférait voir les religieuses rencontrer les ouvrières chez le concierge de son usine de tissage (P. POUCHAIN, Les maîtres du Nord, du XIX e siècle à nos jours …, p. 124-125).

2516.

P. LEROY-BEAULIEU, Le travail des femmes au XIX e siècle …, p. 421-422. On peut noter aussi des internats manufacturiers pour les garçons sous le second Empire chez l’imprimeur Chaix et chez le fabricant de lorgnettes Lemaire, à Paris : ce dernier reçoit des apprentis de 13 à 18 ans, logés en dortoir (P. PIERRARD, Enfants et jeunes ouvriers en France, XIX e –XX e siècle …, p. 76).

2517.

Frédéric Monnier était maître des requêtes au Conseil d’Etat et Paul Leroy-Beaulieu était professeur au Collège de France. L’ouvrage de ce dernier concernant le travail des femmes au XIXe siècle a été couronné par l’académie des sciences morales et politiques.

2518.

P. LEROY-BEAULIEU, pp. 412-423.

2519.

F. MONNIER, De l’organisation du travail manuel des jeunes filles …, pp. 57 à 62.