3. La place des religieuses dans les usines-internats

Quelles étaient les motivations et les réactions des congrégations religieuses lorsque des manufacturiers demandaient à leurs supérieures d’envoyer quelques sœurs dans leurs usines ? Après s’être assuré de l’obtention de l’autorisation de l’évêché, les congrégations répondaient positivement mais avec plus ou moins d’empressement. Certes, il s’agissait en priorité de ramener au bien les jeunes ouvrières, de les diriger dans la piété ou de leur servir de guide 2520 , mais il y avait aussi des préoccupations plus terre à terre. A la Sainte-Famille de Lyon, l’abbé Pousset envoyait parfois des religieuses dans les fabriques “où elles gagneraient plus de ressources pour payer nos grandes dettes 2521 ”. Pour sa part, le curé Bedoin de La Valla- en-Gier, près de Saint-Chamond, dans la Loire, qui avait fondé la congrégation des Petites sœurs de l’enfance, envisagea d’envoyer trois religieuses dans la fabrique de lacets Simon à Saint-Chamond en 1864, en sachant que ce dernier était susceptible de fournir du travail à ses religieuses de La Valla. Mais il craignait en même temps que ces dernières n’aient pas suffisamment de temps pour leurs prières ou pour se rendre à la messe et il trouvait que la somme de 300 francs donnée à chaque sœur était un peu maigre 2522 .

Comme les objectifs des dirigeants des fabriques ne coïncidaient pas toujours avec ceux des religieuses, leurs relations n’étaient pas faciles et même parfois conflictuelles lorsqu’il s’agissait de préciser les responsabilités et les pouvoirs des sœurs dans l’établissement. Ainsi, en prenant l’exemple des religieuses de la Sainte-Famille, on constate qu’à trois reprises, ces dernières ont quitté l’usine au bout de une à deux années de présence : à Boussieux, à Saint-Etienne de Saint-Geoirs et au Péage de Roussillon 2523 . Dans ces trois fabriques de l’Isère, il y avait une mésentente avec les propriétaires ou alors les religieuses constataient qu’une liberté insuffisante leur était accordée.

A vrai dire, quel était le rôle des religieuses dans ces usines ? Dans les règlements, il est prévu généralement que les religieuses surveillent les ouvrières. Mais il se posait surtout le problème de leur présence et de leur rôle dans les ateliers. Les règlements n’étaient pas toujours clairs à ce sujet et la situation était variable suivant les usines. Dans les établissements où se trouvaient les religieuses des Sacrés-Cœurs de Recoubeau, ces dernières non seulement surveillaient le travail des jeunes filles dans les ateliers mais dirigeaient aussi ce travail et y participaient de leurs mains 2524 . Cela n’est pas surprenant dans la mesure où ces religieuses étaient recrutées surtout parmi les jeunes ouvrières formées dès leur enfance dans l’industrie séricicole. Elles servaient de trait d’union entre l’ouvrière et le chef d’atelier et recherchaient la moralisation de la première. Il leur fallait, sans doute, beaucoup de souplesse pour concilier leur règlement avec celui des ateliers et trouver un terrain d’entente avec le chef d’atelier et le patron. A la fabrique de rubans de Colcombet à la Séauve en Haute-Loire, fondée en 1852, les religieuses Saint-Joseph du Puy, si elles ne sont pas elles-mêmes ouvrières, dirigent comme celles de Recoubeau les ateliers de dévidage et de canetage 2525 regroupant chacun vingt ouvrières. Là aussi, tout en présidant à la discipline de l’atelier, il leur faut collaborer avec le contremaître. Par contre, dans le règlement pour les Petites sœurs de l’enfance appliqué aux fabriques, il était précisé que si les sœurs devaient surveiller le travail, elles ne devaient pas s’ingérer dans les emplois des unes et des autres 2526 . Quant aux usines Durand à Vizille, dans l’Isère et au Cheylard, dans l’Ardèche, les religieuses de la Sainte-Famille n’y avaient aucun rôle dans les ateliers 2527 .

Evidemment, les religieuses devaient être mieux perçues dans ces derniers établissements que dans ceux où elles collaboraient avec les chefs d’atelier pour réclamer des jeunes ouvrières un travail soutenu comme à la Séauve 2528 où elles étaient payées aux pièces ; dans ce dernier cas, leur rôle social, moral et religieux devait sans doute avoir une portée moins grande. En effet, les religieuses ne se contentaient pas d’un rôle de surveillantes des réfectoires, des dortoirs ou, le cas échéant, des ateliers ; elles dirigeaient aussi, parfois, l’infirmerie, de même qu’un ouvroir après les heures de travail où les ouvrières pouvaient, comme c’était le cas à l’usine de rubans Vaillant à Arlos Izieux, confectionner leur trousseau 2529 . A la Séauve, pendant ce moment de loisirs, les jeunes filles utilisaient les déchets de soie pour broder des ornements d’église, donnés ensuite aux paroisses pauvres 2530 . A la rubanerie Vignat, à Bourg-Argental, dans la Loire, qui rassemblait 164 ouvrières, les 14 religieuses devaient à la fois diriger la cuisine, la buanderie, la boulangerie et les magasins d’approvisionnement 2531 , alors que la supérieure des religieuses Saint-Joseph à Lyon, les avait envoyées seulement pour instruire et surveiller les jeunes personnes de la fabrique 2532 . Bien sûr, les religieuses assumaient une fonction plus naturelle, lorsqu’elles apprenaient la lecture et l’écriture aux plus jeunes ouvrières ou lorsqu’elles présidaient à la prière du matin et du soir et leur enseignaient le catéchisme. On a l’impression que certains patrons les considéraient parfois comme des bonnes à tout faire. Les propositions faites par le fabricant Colcombet pour la fabrique de Bourg-Argental, en 1876, sont, à cet égard, éloquentes : il demande aux religieuses Saint-Joseph d’assurer non seulement la surveillance de la salle de dévidage, mais aussi de se charger de la cuisine, du raccommodage, du blanchissage des torchons des fabriques, de l’entretien de la literie, des ustensiles de cuisine et de réfectoire, de la fourniture des balais et du combustible pour le chauffage en dehors de la fabrique moyennant une redevance etc. 2533

Dans les diverses usines-internats, un aumônier était présent également en même temps que les religieuses. Les sources sont peu prolixes à son sujet : on sait qu’il célébrait la messe dans la chapelle plus ou moins fréquemment et qu’il y présidait des cérémonies religieuses 2534 . Sans doute était-il bien placé pour régler les différends survenus dans l’établissement, dans la mesure où il était moins impliqué dans la vie de l’usine et sa responsabilité y était moins engagée que celle des religieuses. Quant à ces dernières, quand elles étaient présentes dans les ateliers, elles étaient les plus aptes à comprendre les conditions de vie des jeunes ouvrières que nous allons évoquer maintenant.

Notes
2520.

Règle des Petites sœurs de l’enfance approuvées le 21 mars 1865 (A.A. de Lyon, 4 II 8).

2521.

J. POUSSET-CARCEL, Deo soli …, p. 510.

2522.

Lettre du curé Bedoin de La Valla du 7 mai 1864 au curé de Grand-Croix (Archives des Petites sœurs de la sainte enfance, rue commandant Charcot à Lyon, II 13)

2523.

Fabrique Gindre et Auger à Boussieux ; fabrique Joly à Saint-Etienne de Saint-Geoirs et fabrique Heckel au Péage de Roussillon (J. POUSSET-CARCEL, Deo soli …, pp. 748-749).

2524.

E. KELLER, Les congrégations religieuses en France …, pp. 625 à 627.

2525.

F. MONNIER, De l’organisation du travail manuel des jeunes filles …, p. 47.

2526.

Archives des Petites sœurs de la Sainte enfance à Lyon.

2527.

P. LEROY-BEAULIEU, Le travail des femmes au XIX e siècle …, p. 419.

2528.

Même si F. Monnier évoque des sentiments d’affection et de reconnaissance des ouvrières à l’égard du patron Colcombet (p. 47). Les religieuses n’avaient-elles pas le rôle ingrat de faire “aimer cette vie un peu cloîtrée qu’elles menaient à la fabrique ?”, comme c’était indiqué dans le régime intérieur de l’établissement. (L. REYBAUD, Etudes sur le régime des manufactures – condition des ouvriers en soie…, p. 337)

2529.

Lettre de M. Vaillant, patron de l’usine de 300 ouvrières, du 16 janvier 1863, qui se félicite du rôle des Petites sœurs de l’enfance dans son établissement qui veillent au bien moral des jeunes filles (Archives des Petites sœurs de la sainte enfance).

2530.

F. MONNIER, De l’organisation du travail manuel des jeunes filles …, p. 47. Les élèves distribuaient aussi , à tour de rôle, aux familles pauvres du voisinage les secours alloués par le patron ou prélevés sur le produit des amendes (p. 48).

2531.

J. VALSERRES, Les industries de la Loire, impr. Robin, Saint-Etienne, 1862, 503 p. (p. 309).

2532.

Dans sa réponse à la demande de M. Vignat de Saint-Etienne, la supérieure de la Congrégation de Saint-Joseph à Lyon, avait consenti le 9 avril 1860 à envoyer sept religieuses dans la fabrique à Bourg-Argental, uniquement dans ce but (A. R. Saint-Joseph de Lyon, B 9).

2533.

Conventions entre la maison-mère de Lyon et Messieurs Colcombet du 12 décembre 1876 approuvées par les deux parties (A.R. Saint-Joseph de Lyon, B 9)

2534.

L’article consacré à l’aumônier, pour le régime intérieur de la Séauve, indique aussi que ce dernier, le dimanche, avant les vêpres, fait le catéchisme aux apprenties et aux ouvrières. Par ailleurs, il est demandé à l’aumônier de donner ses conseils au directeur dans le cas où les intérêts de la maison le demanderaient et dans les circonstances où il y aurait de l’indécision (L. REYBAUD, Etudes sur le régime des manufactures …, pp. 339 et 340).