1. Un règlement aussi contraignant que celui des providences ?

Dans le Bas-Dauphiné où les soyeux lyonnais ont procédé au plus grand nombre d’installations, les contemporains de ces expériences d’usines-internats comme Louis Reybaud et Paul Leroy-Beaulieu, soulignent une plus grande liberté laissée aux jeunes filles, par exemple dans les établissements Durand à Vizille dans l’Isère ou au Cheylard, dans l’Ardèche : au départ, à l’usine du Péage, près de Vizille, en 1839, les ouvrières étaient logées dans des baraquements affreux, puis, on aménagea des dortoirs pour trois cents jeunes filles internes, et, à l’extérieur, des habitations sur le modèle de Mulhouse pour contenir quatre cents ouvrières et deux cents ouvriers 2535 . De plus, les religieuses de la Sainte-Famille ne jouaient aucun rôle dans les ateliers de ces deux établissements, les internes étaient libres de se rendre ou non à la chapelle et le travail était suspendu dans l’après-midi du samedi pour que les élèves puissent rentrer de bonne heure dans leurs familles. Dans ce modèle d’usine-pensionnat, le concours de congrégations religieuses n’était demandé que pour certains services spécifiques, les jeunes ouvrières préparaient elles-mêmes leur nourriture car on mettait à leur disposition des fourneaux économiques 2536 , une part plus importante était accordée à l’enseignement et les ouvrières travaillaient aux pièces. Si, donc, une certaine autonomie était accordée aux jeunes filles, le travail aux pièces constituait-il un progrès ?

L’introduction du travail aux pièces ou à la tâche, augmentait le rendement, souvent aussi le salaire de l’ouvrière mais également la fatigue. Dans les usines-internats, la durée moyenne quotidienne du travail était d’environ douze heures ; dans les providences, la durée moyenne avoisinait les dix heures, mais en général, on avait affaire à des enfants plus jeunes et dans les refuges, la longueur des journées de travail était comparable à celles des usines-pensionnats. A l’usine Colcombet, à la Séauve, la durée du travail était même de treize heures par jour à la fin des années 1850 puisque le travail commençait à cinq heures un quart le matin pour finir à huit heures un quart le soir avec deux heures prévues pour les repas et le repos 2537 . Là, il s’agissait, au départ, d’une usine de type couvent, recrutant ses ouvrières dans les montagnes du Velay, dont le régime était proche de celui des usines Bonnet à Jujurieux et Martin à Tarare dont nous étudierons le modèle. Le fabricant de rubans stéphanois, François Colcombet, avait fondé sa première usine en 1852, au hameau de la Séauve, dans la commune de Saint-Didier en Velay, et il l’installa sur la rivière, la Semène, en utilisant un moteur hydraulique. Ce dernier faisait mouvoir cents métiers et occupait 150 ouvrières de 15 à 25 ans 2538 . Ces tisseuses, peigneuses et dévideuses, placées, on l’a vu, sous la direction de religieuses du Puy, étaient rangées en trois classes, établies d’après les notes de leur livret, qui tenaient compte de la qualité de leur travail. Le classement était renouvelé tous les mois et si les ouvrières des deux premières classes recevaient une prime, celles de la troisième classe n’y avaient pas droit. Par la suite, Colcombet supprima les salaires à la journée et les primes pour instaurer le travail aux pièces. De plus, il n’assura plus la nourriture du personnel et mit à sa disposition des fourneaux économiques 2539 .

Dans les fabriques de tresses et lacets à Saint-Chamond, dans la Loire, la pénibilité du travail augmentait pour les jeunes filles avec le travail de nuit 2540 . Les fabricants le justifiaient à la fois par le caractère saisonnier du travail de la soie, par des arguments moraux, en opposant l’excellente moralité des internats au laisser-aller des ouvrières de la ville et surtout, ils invoquaient, en compensation de ce travail de nuit, la possibilité pour les jeunes filles de revenir plus tôt en fin de semaine dans leurs familles 2541 . Parmi ces moulinières-paysannes vivant une longue semaine de travail à la fabrique, un mouvement revendicatif pouvant aller jusqu’à la grève était-il envisageable ? D’un côté, le règlement prévoyait une solution radicale : à la Séauve, si une ouvrière prenait part à une coalition, elle était renvoyée sur le champ sans avoir aucun droit aux sommes versées par elle dans la caisse de secours et de prévoyance 2542 . D’un autre côté, la présence de jeunes filles peu instruites, l’hostilité de leur famille à une revendication collective et la dispersion des fabriques rurales ne laissaient guère de possibilité à une telle éventualité. Pourtant, en juillet 1869, la grève, partie de Valbenoîte à Saint-Etienne, a gagné une fabrique de Pélussin, s’est étendue à Maclas en août et surtout à Bourg-Argental où 1200 ouvrières ont arrêté le travail 2543 . Elles ont suivi l’exemple des ovalistes lyonnaises, ouvrières des moulinages urbains, qui s’étaient mises en grève le 17 juin. Les ouvrières de la région du Pilat réclamaient et ont obtenu, le plus souvent, une réduction de travail et une petite augmentation de salaire.

Si ce salaire pour les jeunes filles issues d’un milieu rural très pauvre pouvait être appréciable, ces dernières abandonnaient leur indépendance et leur liberté. Les religieuses, lorsqu’elles étaient présentes, exerçaient une surveillance constante, surtout lorsqu’il y avait de jeunes hommes car il fallait empêcher les jeunes filles de travailler seules avec eux. Le terme d’enfermement concernant les usines-internats recrutant en montagne se justifie tout autant que pour les providences : ainsi, à la rubanerie Vignat à Bourg-Argental, on mène les ouvrières à la promenade le dimanche, après les Vêpres, mais il ne leur est pas permis de sortir seules 2544 . Ce jour-là, à la fabrique Colcombet, à la Séauve, les ouvrières qui doivent sortir ne quittent l’établissement qu’après la messe de neuf heures et doivent être rentrées le soir à huit heures. Les apprenties, quant à elles, ne peuvent sortir que toutes les six semaines. L’obéissance est aussi de règle comme dans les providences : à la Séauve, l’ouvrière doit déférence et obéissance à toutes les personnes chargées de la surveiller et les apprenties doivent encore plus, si c’est possible, obéir et se soumettre 2545 . Si la piété a surtout sa place le dimanche, jour de repos et d’accomplissement des devoirs religieux, à la rubanerie Vignat, à Bourg-Argental, on a affaire véritablement à un régime conventuel puisque les repas commencent par le Bénédicité, finissent par les Grâces et, pendant leur durée, on fait des lectures édifiantes. Il s’agit donc là de l’exemple d’une usine-couvent dont nous allons voir le modèle apprécié par l’Eglise et mis en place à partir du milieu des années 1830 à Jujurieux et à Tarare.

Notes
2535.

P. LEROY-BEAULIEU, Le travail des femmes au XIX e siècle …, p. 419. Avec le modèle de Mulhouse, l’auteur fait allusion aux cités Dollfuss de cette ville, qui, à partir de 1853, ont vu huit cents pavillons construits en quatorze ans (A. DEWERPE, Le monde du travail en France de 1800 à 1950 …, p. 79).

2536.

En revenant à l’usine, le dimanche soir ou le lundi matin, les jeunes filles portaient un panier avec quelques provisions pour la semaine, fournies par leurs parents.

2537.

L. REYBAUD, Etude sur le régime des manufactures …, p. 341-343 : régime et règlement du tissage de soie. Dans les fabriques-dortoirs du Pilat, la journée de travail était encore plus longue : elle atteint quinze ou seize heures de présence, six jours sur sept. A peine était-elle raccourcie le samedi de trois ou quatre heures pour permettre aux ouvrières de revenir chez elles (B. PLESSY et L. CHALLET, La vie quotidienne des canuts…, p. 46).

2538.

Xavier DE MONTER, Notice sur l’usine hydraulique et à vapeur de la maison Colcombet frères et Cie ; impr. Goupy, 1873, 14 p. (p. 3 et 4).

2539.

P. LEROY-BEAULIEU, …, p. 417-418.

2540.

Les deux principaux fabricants à Saint-Chamond étaient Simon et Oriol-Alamagny. Ces derniers avaient un personnel de 15 hommes pour s’occuper des trois machines à vapeur et faire les ballots d’expédition. 275 femmes ou jeunes filles travaillaient toujours debout dans le moulinage de soies et le tissage des lacets. Ces dernières, souvent originaires de l’Auvergne, trouvaient un domicile à la fabrique. (J. VALSERRES, Les industries de la Loire, …, p. 321-322).

2541.

J. LORCIN, Economie et comportements sociaux et politiques. La région de Saint-Etienne de la grande dépression à la deuxième guerre mondiale, thèse de doctorat d’Etat, 1988, T. 2, pp. 361-362.

2542.

L. REYBAUD, Etude sur le régime des manufactures …, p. 344.

2543.

B. PLESSY et L. CHALLET …, p. 73-74-75. Les grèves de femmes dans l’industrie de la soie auront lieu surtout à la fin du siècle et plusieurs d’entre elles toucheront des internats.

2544.

J. VALSERRES Les industries de la Loire…, p. 39.

2545.

L. REYBAUD, Etude sur le régime des manufactures …, p. 340 à 344 (régime et règlement du tissage de soie à la Séauve). L’ouvrière a deux livrets : celui qui est exigé par la loi et celui qui contient ses notes de même que l’état de son compte.