2. Les exemples de Jujurieux et de Tarare

Claude Joseph Bonnet et Jean-Baptiste Martin ont été les promoteurs des usines-internats, appelées usines-couvents. Le modèle d’usine qu’ils ont installée à Jujurieux dans l’Ain et à Tarare dans le Rhône, présente un intérêt à plusieurs titres : non seulement ils s’y sont montrés des manufacturiers à la pointe du progrès dans l’industrie de la soie 2546 , mais ils ont eu, aussi, l’approbation et le soutien des moralistes, des pouvoirs publics et surtout de l’Eglise pour le type de paternalisme qu’ils ont instauré dans leurs établissements.

Le modèle de Bonnet et Martin a connu une grande longévité puisque les religieuses étaient encore présentes à Jujurieux et à Tarare au début des années 1930 et les deux manufacturiers ont obtenu, grâce à leur réussite, les plus hautes récompenses : leur réussite industrielle a d’abord été reconnue avec l’attribution de nombreuses médailles lors des expositions nationales, internationales et universelles ; entre autres, tous deux ont obtenu la médaille d’or à l’occasion de l’exposition de l’industrie française à Paris en 1849 2547 . Par ailleurs, leurs mérites ont été reconnus par les autorités civiles puisque tous deux ont été nommés chevaliers de la légion d’honneur 2548 . De plus, la Société de protection des apprenties a décerné aux établissements J. B. et P. Martin, en séance solennelle du 27 octobre 1867, tenue au Palais de l’Industrie sous la présidence de S.M. l’impératrice, la plus haute récompense, comme manufacturiers signalés pour avoir organisé leurs établissements en vue d’assurer la santé, l’instruction, la moralité, l’enseignement religieux et l’avenir des apprenties et jeunes ouvrières 2549 .

C. J. Bonnet et J. B. Martin se sont assigné une sorte de mission religieuse en installant leur manufacture, et pour bien la comprendre, il nous faut rappeler leurs convictions chrétiennes qui en sont à l’origine. C. J. Bonnet avait puisé la foi religieuse qui ne l’avait jamais abandonné chez sa mère, très pieuse, et chez l’abbé Brunet, capucin réfugié chez ses parents à l’époque du directoire 2550 . Sa femme, qui lui écrivait en 1831 que leurs affaires temporelles ne devaient pas leur faire oublier leurs devoirs spirituels dans la sanctification du dimanche, renforça ses principes religieux qui l’influencèrent beaucoup quand il aménagea la vie du personnel de sa fabrique de Jujurieux, principal théâtre de ce qu’il considérait comme son action sociale. N’a-t-il pas fait inscrire comme maxime au-dessus de la porte d’entrée de son usine à Jujurieux : “Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, le reste vous sera donné par surcroît” 2551  ? Sans doute pensait-il comme J. B. Martin, qu’il aiderait ses jeunes ouvrières à appliquer ce que Dieu demandait et attendait d’elles 2552 . Ce dernier, en 1853, pouvait constater que depuis longtemps, Dieu bénissait tout particulièrement ses travaux. De jour en jour, il voyait aussi augmenter sa fortune, preuve certaine que la Providence voulait l’établissement qu’il avait projeté et promis à Dieu. Dès lors, il se mit à l’œuvre pour que son établissement soit construit et lorsque les travaux touchèrent à leur fin, il se rendit à Lyon, sur la colline des Chartreux, à la maison mère des religieuses Saint-Joseph pour prier la supérieure de lui donner des sœurs aptes à diriger les jeunes filles de son établissement. De son côté, C. J. Bonnet avait fait la même démarche, en 1837, auprès de la supérieure des religieuses Saint-Joseph de Bourg-enBresse.

Les deux manufacturiers obtinrent l’accord des deux supérieures et naturellement l’appui des hautes autorités de leur diocèse, l’évêque de Belley, Mgr Devie, et l’archevêque de Lyon, Mgr de Bonald. Mgr Devie est venu donner les sacrements de communion et de confirmation dans la chapelle de l’usine de Jujurieux et il a établi un aumônier à demeure dans l’usine comme l’a fait Mgr de Bonald à celle de Tarare. Ce dernier a visité à deux reprises, en 1855 et en 1868, l’établissement Martin à Tarare et à chaque fois, il a envoyé une lettre d’encouragement au patron de l’usine. Dans ses deux lettres, il insiste surtout sur trois points : la garantie du maintien de la vertu et de l’empêchement de l’immoralité régnant dans d’autres usines, grâce à la surveillance dont seront l’objet les jeunes filles : “ La présence d’un aumônier prudent secondera puissamment les religieuses et vous aurez la satisfaction d’avoir une manufacture où régneront les bonnes mœurs ” 2553 . Il évoque aussi la valeur représentée par le travail : “…Une manufacture où régnera l’amour du travail …Grâce aux sœurs de Saint-Joseph, le travail prospère dans cette maison 2554 ”. Le compte-rendu de la visite du moulinage des soies par le cardinal à la fin du mois d’octobre 1868 traduit une atmosphère de travail monacale : “Les jeunes filles, groupées sur deux rangs, recevaient d’abord la bénédiction de l’archevêque qui passait au milieu d’elles ; puis, en un instant, chaque ouvrière était remise au travail, la machine tournait, et au silence religieux succédait immédiatement le roulement des mécaniques, le mouvement des fuseaux et toute l’activité calme et régulière de ces immenses ateliers 2555 ”.Mgr de Bonald insiste enfin sur le caractère familial du regroupement de toutes les jeunes filles dans l’usine : “L’ordre, la probité et l’union font de toutes ces ouvrières une seule famille”.

Ces trois objectifs souhaités par Mgr de Bonald ont-ils été atteints, que ce soit à Tarare ou à Jujurieux ? Ils l’ont été et sans doute plus encore que dans les usines-internats que nous avons déjà évoquées, recrutant les ouvrières en montagne, que ce soit à l’usine Colcombet à la Séauve ou à l’usine Vignat à Bourg-Argental. Si les ouvrières qui rentrent à l’usine Bonnet ou Martin sont déjà adolescentes et si leur séjour semble plus court que dans la plupart des autres usines-internats 2556 , elles y sont, là aussi, gagées, logées, blanchies, chauffées. La nourriture est assurée par l’établissement qui vit presque en autarcie : à Jujurieux, le pain est fait dans l’établissement, le lait est fourni par les vaches nourries avec le fourrage des propriétés de M. Bonnet. Le vin est fourni également par ses vignes 2557 . Une vingtaine de religieuses encadrent plus de cinq cents jeunes filles dans les deux établissements, à la fin des années 1860, et ces dernières travaillent surtout à la préparation des soies. Elles reçoivent aussi des gratifications financières si le travail à l’atelier et le travail scolaire sont satisfaisants et elles sont incitées à placer leur argent à la caisse d’épargne de l’usine. Mais plus qu’ailleurs, elles sont surveillées, elles ne sont pas laissées sans occupation et le paternalisme y est plus marqué. La surveillance des religieuses est de tous les instants, avec une double surveillance dans les ateliers, ce qui provoque des conflits d’autorité. A Tarare, dans les ateliers du moulinage des soies, il est précisé que les religieuses veillent à tout ce qui touche à la moralité, au bon emploi du temps, aux déchets et au silence et que la surveillante d’atelier contrôle le travail des jeunes filles 2558 Le règlement de Tarare précise aussi que la supérieure des religieuses contrôle tout le courrier des jeunes filles et, le dimanche, les sœurs accompagnent les ouvrières en promenade dont le but est, à Jujurieux, le parc que possède Bonnet à Chenavel 2559 .

On pratique aussi le culte du travail chez Martin et Bonnet : on demande des filles accoutumées au travail dès l’enfance 2560 , on apprend la couture aux jeunes ouvrières pour bien employer leur temps même pendant les récréations 2561 , et ceux qui veillent au bon fonctionnement des machines stimulent les ouvrières en comparant leur rendement et donnent des informations au patron concernant le rendement journalier et mensuel 2562 . En retour, ce dernier ne manquait pas, bien sûr, d’assurer du travail à son personnel, en particulier dans les temps de chômage : il s’évertuait alors à “donner de l’ouvrage à ses risques et périls tant il était désireux du bien-être de ses ouvriers, et fier de maintenir ses fabriques en activité” 2563 . Par ailleurs, les ouvrières-modèles des deux établissements sont recherchées comme épouses et deviennent d’excellentes mères de famille. A Jujurieux, lorsqu’un jeune homme des environs de la fabrique, cultivateur ou ouvrier, désire se marier avec une jeune ouvrière de la maison, il en fait la demande au directeur qui s’enquiert de sa situation et si les renseignements obtenus sont bons, ce dernier consent au mariage. Entre 1835 et 1870, une centaine de jeunes filles de la fabrique se sont mariées avec des cultivateurs de Jujurieux. Quelques-unes des jeunes filles ainsi mariées reçoivent du travail au dehors et M. Bonnet a monté chez plusieurs jeunes ménages des ateliers de dévidage et de tissage 2564 . Une grande famille se constitue donc dans chacune des deux usines de Jujurieux et de Tarare 2565 et le paternalisme qui s’y manifeste est sans doute facilité par la présence d’un aumônier qui préside aux cérémonies du culte dans la chapelle 2566 .

Peu de choses, finalement, différencient les deux fabriques : à Jujurieux, le personnel est entièrement féminin à l’exception de quelques ouvriers mécaniciens alors qu’à Tarare, les hommes qui travaillent dans les ateliers de la manufacture de peluches sont séparés des ateliers de jeunes filles. De plus, à Tarare, les ouvrières portent un uniforme lorsqu’elles sortent. On imagine que de telles contraintes ont suscité le même type de critiques que celles qui ont été formulées contre les providences : nous allons les confronter avec le point de vue de ceux qui, moralistes et ecclésiastiques surtout, ont apprécié ce modèle d’usine.

Notes
2546.

En 1843, seule l’usine de Jujurieux possédait une machine à vapeur et Martin en acheta une à Tarare en 1849. (P. CAYEZ, Métiers Jacquard et hauts fourneaux…, p. 164) Par ailleurs, Bonnet et Martin ont cherché à améliorer la teinture de la soie en particulier ce dernier qui réussit grâce à un teinturier venu de la Moselle, à produire un noir brillant qui assura la supériorité de ses produits (Article de la Navette de Tarare du 14 avril 1867 : T. 2, dossier concernant la fabrique J.B. Martin, à Tarare, A. R. Saint-Joseph de Lyon).

2547.

H. PANSU, C. J. Bonnet, Soierie et société…, p. 256.

2548.

La rosette d’officier de la légion d’honneur a même été attribuée à C. J. Bonnet en 1867 (H. PANSU, p. 256)

2549.

Prospectus reçu par les prêtres des paroisses vantant les mérites de l’établissement en vue de l’envoi de nouvelles jeunes filles au moulinage de Tarare (A. R. Saint-Joseph de Lyon, T2)

2550.

H. PANSU, …, pp. 56, 64, 110 et 510.

2551.

Passage de l’Evangile selon Saint-Matthieu, 6, 33.

2552.

Dans sa prière du matin qu’on a trouvée dans son bureau après sa mort en 1867, J. B. Martin s’adressait ainsi à Dieu : “Faîtes que notre asile prospère tourne à votre gloire et à mon salut et accordez-moi les qualités convenables pour le bien diriger”. (A. R. Saint-Joseph à Lyon, T2 : Histoire de la maison J. B. Martin)

2553.

Lettre de Mgr de Bonald du 9 août 1855. La prudence de l’aumônier évoquée par le cardinal peut sous-entendre le rôle délicat qu’il a à jouer dans un milieu fermé, essentiellement féminin, où il y aura des conflits à arbitrer (A. R. Saint-Joseph, T2)

2554.

Lettre de Mgr de Bonald du 5 décembre 1868 (A.R. Saint-Joseph, T2)

2555.

Article de “La Navette”, journal de Tarare, du 1er novembre 1868 (A. R. Saint-Joseph, T. 2).

2556.

Les jeunes filles sont admises entre treize et seize ans et leur séjour dure généralement de trois à cinq ans alors que F. Monnier, on l’a vu, indiquait pour les internats manufacturiers de la soie des entrées se situant entre l’âge de neuf et douze ans et des départs entre vingt et vingt-cinq ans. Les dirigeants de Tarare précisent d’ailleurs que leur œuvre ne peut se maintenir que par l’envoi incessant de jeunes filles (prospectus envoyé dans les paroisses)

2557.

J. F. TURGAN, Les grandes usines de France…, p. 221. Les jeunes filles bénéficient, semble-t-il, de conditions de nourriture et de logement meilleures que dans la plupart des fabriques : la maison leur fournit quatre repas et les jeunes filles peuvent utiliser une salle de bains en hiver.

2558.

Mise au point de M. Martin concernant la surveillance des ateliers et les rapports des religieuses avec les surveillantes du travail, du 10 mars 1862 (A.R. Saint-Joseph de Lyon, T2)

2559.

J. F. TURGAN, …, p. 222. A Tarare, les promenades sont recommandées le dimanche matin pour éviter des rencontres.

2560.

Lettre-circulaire envoyée par la supérieure des sœurs de Saint-Joseph de Lyon à ses filles des autres communautés (A. R. Saint-Joseph, T2bis).

2561.

J. F. TURGAN …, p. 223.

2562.

A.R. Saint-.Joseph...,T2.

2563.

Article de la “Navette”, journal de Tarare, du 14 avril 1867, à la suite du décès de Jean-Baptiste Martin

2564.

J. F. TURGAN, …, p. 220.

2565.

A la fin des années 1860, les dirigeants de Tarare affirment qu’ils sont sur le point de recevoir les enfants nés de leurs premières apprenties. (Prospectus envoyé dans les paroisses)

2566.

Dans la chapelle de la fabrique Martin se déroulent non seulement des cérémonies de baptême, première communion et confirmation, mais aussi des abjurations de protestantes.