3. Pourquoi le système était-il apprécié par les moralistes et surtout par l’Eglise ?

A Tarare, les ouvriers qui, on l’a vu, travaillaient dans la manufacture de peluches, à proximité du moulinage où se trouvaient les jeunes ouvrières, critiquaient cette nouvelle “providence” car, ayant des salaires plus élevés, ils craignaient qu’on finisse par confier aux femmes des travaux de fabrication et non plus de préparation 2567 . Aussi, certains d’entre eux allaient à la rencontre des jeunes filles qui s’étaient mises en route en direction de l’internat, les apostrophaient et “cherchaient à les détourner de leur dessein en comparant le moulinage à une Cayenne ; puis, ils entraient dans le détail des prétendues misères qui attendaient l’apprentie 2568 …” L’histoire de la maison Martin confirme la virulence des critiques des ouvriers et leurs craintes : les religieuses et les jeunes filles ne pouvaient sortir de la maison sans être insultées par un grand nombre d’ouvriers, furieux de voir des étrangères leur enlever leur travail. Les religieuses Saint-Joseph, qui étaient arrivées dans l’établissement à la fin de l’année 1855, en vinrent à remettre en question la poursuite de leur œuvre et deux d’entre elles demandèrent l’autorisation à leur supérieure d’aller trouver le curé d’Ars qui les rassura en leur disant que la maison prospérerait et que les enfants qui y mourraient, feraient une sainte mort 2569 ”.

Si les jeunes ouvrières travaillant à Tarare, à Jujurieux ou dans d’autres usines-internats avaient été interrogées à propos de leur vie à la fabrique, qu’auraient-elles répondu ? D’un côté, les liens qu’elles créaient avec leurs compagnes pouvaient être forts et sans doute devaient-elles apprécier, comme les anciennes ouvrières mariées dans la région de Saint-Didier en Velay, l’occasion de revenir visiter l’usine de la Séauve et de prendre part avec les patrons et les jeunes filles qui les avaient remplacées, à une fête de famille 2570 . D’un autre côté, on peut se faire une idée des contraintes permanentes que ces jeunes paysannes subissaient en lisant le témoignage d’une jeune fille ayant connu les derniers prolongements de cette vie dans un moulinage, au début du XXe siècle : Claudia Jeury se souvient de ce besoin irrépressible de s’extérioriser au dortoir, qu’elle éprouvait avec ses compagnes, car “c’était tellement sérieux la vie à ce moment-là ; on était soumises, on était vaillantes, mais on n’était pas heureuses, on était trop seules 2571 .”

Quant aux économistes, philanthropes et autres moralistes qui ont visité ces établissements implantés en milieu rural, ils en appréciaient généralement le paternalisme mais regrettaient, ce qui était le cas de Monnier et Leroy-Beaulieu, on l’a vu, le peu de liberté laissée aux jeunes filles. Ils y appréciaient aussi la garantie de la moralité. Ainsi, Jules Simon affirme que c’est “rendre service aux jeunes ouvrières lyonnaises que de les enfermer pendant trois ans en les assujettissant à un travail de treize heures par jour …” car “le plus grand intérêt d’un père ou d’une mère obligés de se séparer de leur fille est d’être rassurés sur sa conduite morale 2572 ”, mais il avoue en même temps le peu d’attirance qu’il a “pour ces agglomérations de personnes, qui substituent la communauté à la famille et le règlement à l’affection”. La sauvegarde de la moralité de la femme va se faire dans l’enceinte de l’usine-internat, institution “des plus propres à atteindre le but que toute société se doit de proposer, la consolidation de la famille 2573 ”. En s’exprimant de la sorte, Leroy-Beaulieu rejoint l’économiste Le Play, qui, dans le chapitre VI de la Réforme sociale affirme que la mission des patrons est de propager chez les ouvriers la connaissance de l’ordre moral et le respect des lois de la famille 2574 .

Tous ces enquêteurs qui constituent l’élite intellectuelle de la France du second Empire, approuvent, avec plus ou moins de réserve, le modèle des usines-internats, car ils souhaitent que les jeunes ouvrières qui y séjournent s’intègrent à l’univers moral de la bourgeoisie 2575 qui prône l’amour du travail, la maîtrise de soi, l’ordre et l’économie 2576 . L’idéal est donc de passer de l’usine-internat au foyer conjugal mais “cette idée n’a pas encore pénétré entièrement la mentalité ouvrière 2577 ”. En tout cas, à Jujurieux ou à Tarare, le patron “substitue en partie à la répression directe l’usage de la religion comme instrument de contrôle 2578 ”. Il faut dire que ce dernier a une supériorité sociale sur le simple fabricant. On a vu qu’il assume parfois les fonctions paternelles en autorisant le mariage des jeunes qu’il emploie. Son paternalisme l’amène à assumer un devoir social et à donner plus que le salaire. Il a un contact direct avec ses ouvrières qu’il éduque comme ses enfants tout en leur donnant les moyens d’une vie chrétienne 2579 . Il est donc en parfait accord avec les aumôniers et les religieuses des usines-internats qui accordent une importance toute particulière à la moralisation des jeunes filles qui s’y trouvent. Ainsi, l’abbé Pousset, dans les notes qu’il a transmises en août 1869 pour la préparation du concile, précise que la Sainte-Famille dont il est le directeur spirituel, assure la surveillance morale et religieuse d’ateliers et de certaines usines et que ses préoccupations rejoignent par là celles des grands industriels qui réclament les sœurs de sa congrégation pour éviter l’immoralité 2580 .

Finalement, une des préoccupations de l’Eglise est de retenir les ouvrières loin des cités industrielles, car, une fois qu’elles ont vécu dans la ville, il est malaisé de la leur faire abandonner : “une fois habituées à ne dépendre que d’elles-mêmes aux heures où l’atelier ne les réclame pas, elles ne pensent pas volontiers à reprendre le joug des habitudes domestiques 2581 ”. L’enjeu est celui de l’autonomie de la jeune fille qu’on ne croit pas capable d’éviter les pièges qui lui sont tendus dans la ville tentatrice. Ainsi Mgr de Bonald s’est opposé au projet Duruy de faire donner un enseignement supérieur aux jeunes filles de 14 à 17 ans par des professeurs de lycée, car, exposées ainsi au langage séducteur des jeunes hommes, et laissées avec leur faible raison pour conseillère, elles pouvaient devenir libre-penseuses et athées. Et, dans ce cas, affranchies du joug de la religion comment pourraient-elles ensevelir leur jeunesse dans un hôpital et devenir filles de la Charité ? 2582 Il ne s’agit donc pas de mettre une séparation entre la religion et le cœur de la femme ni entre l’Eglise et le foyer domestique comme le redoute Mgr de Bonald , car c’est la femme qui peut rétablir la vie chrétienne, et la manufacture rurale, en ramenant la femme et la mère dans la maison, contribue à ce rétablissement 2583 . En effet, la femme prépare les enfants aux vertus et aux devoirs de la vie domestique et comme le souligne l’abbé Meyzonnier, aumônier de l’établissement séricicole Lacroix à Monboucher près de Montélimar, c’est “sur elle que doit se reporter l’attention de l’homme qui veut sérieusement moraliser …, c’est par elle qu’il faut combattre le socialisme et ses exécrables doctrines 2584 ”.

En définitive, les usines-internats qui ont été au départ une adaptation de la Fabrique à la concurrence, ont été un modèle d’expérimentation du travail qui convenait bien à l’Eglise car elles visaient le même but que les providences 2585 et prolongeaient l’œuvre de rechristianisation engagée par les “missions” de la Restauration 2586 . Il s’est agi d’une rechristianisation par les femmes dont le rôle a été majeur dans l’Eglise jusqu’à aujourd’hui. Quant au succès des usines-internats et à leur devenir, il a été limité par le paternalisme trop calculé des industriels et surtout par la mise en cause des migrations hebdomadaires par la bicyclette et les engins motorisés 2587 , même si l’expérience de Jujurieux et de Tarare s’est prolongée au XXe siècle.

Ce deuxième chapitre concernant l’encadrement du travail des jeunes gens par l’Eglise nous a permis d’abord de comprendre les causes majeures des violences exercées contre les providences en 1847 et, surtout, fin février 1848 : à savoir, une crise de la Fabrique, au moment où le nombre de providences augmentait, qui a exacerbé l’animosité des ouvriers en soie contre les établissements considérés comme responsables de la concurrence déloyale à leur égard. Après les manifestations, à la Croix-Rousse, contre la providence Denis et celle de l’abbé Collet, en septembre 1847, le cardinal de Bonald prit position, en justifiant l’existence des providences et le préfet essaya de calmer les esprits ; mais la révolution de février 1848 fut un exutoire pour des ouvriers sans emploi et particulièrement vindicatifs, qui saccagèrent les providences où on travaillait la soie, que ce soit à Lyon, ou, un mois et demi plus tard, à Saint-Etienne. Des métiers autres que ceux des providences furent détruits, et des maisons religieuses furent épargnées, ce qui prouve que les émeutiers s’en prenaient surtout aux outils de travail censés leur porter préjudice. Au début des années 1850, des providences avaient disparu, d’autres avaient changé leurs activités sous la pression des pouvoirs publics et de Mgr de Bonald, qui leur avait interdit toute reprise du travail de la soie. A la même époque, quelques soyeux lyonnais avaient installé, autour de Lyon, des usines-internats qui regroupaient des opérations du travail de la soie, afin de faire face à la concurrence étrangère. Mais les providences demeurèrent pratiquement aussi nombreuses sous le second Empire où les jeunes filles étaient initiées à d’autres travaux, comme celui de la lingerie ; les garçons, pour leur part, étaient placés, le plus souvent, dans des providences agricoles.

L’usine-internat n’est apparue que pour des raisons économiques, mais comme elle rassemblait un grand nombre de jeunes filles, il fallait y faire régner une discipline sévère et les religieuses étaient les plus aptes à exercer ce rôle. Certaines congrégations, comme celle de la Sainte-Famille, qui avaient été impliquées dans l’encadrement des providences de filles, acceptèrent volontiers de placer leurs religieuses dans ces usines, non seulement pour exercer un apostolat chrétien auprès des jeunes ouvrières, mais aussi pour augmenter leurs ressources. Les religieuses, qui étaient plus ou moins impliquées dans le travail effectué dans les manufactures, avaient parfois des relations difficiles avec leurs dirigeants. Quant aux jeunes ouvrières, elles étaient assujetties aux mêmes exigences que dans les providences, concernant le travail, l’obéissance et l’isolement par rapport au monde extérieur. Deux chrétiens convaincus, Claude-Joseph Bonnet et Jean-Baptiste Martin, avaient fondé respectivement les usines-internats de Jujurieux, dans l’Ain, et de Tarare, dans le Rhône, considérés comme des modèles dans la région lyonnaise. Mgr de Bonald a visité deux fois l’établissement Martin à Tarare, en 1855 et en 1868 et en a fait l’éloge, car il y a constaté le maintien de la vertu, l’amour du travail et l’atmosphère familiale. Si les ouvriers de Tarare comparaient l’usine où travaillaient les jeunes filles à un bagne, les économistes et les philanthropes appréciaient ce genre d’établissement, comme le cardinal, car son organisation paternaliste leur convenait malgré sa rigueur parfois excessive et l’usine-internat permettait aux jeunes filles d’échapper à l’immoralité de la ville.

Il nous faut maintenant évoquer une forme de catholicisme social bien ancré au sein du monde ouvrier lyonnais et proche de ses préoccupations.

Notes
2567.

Les bons ouvriers gagnaient de 3 à 5 francs par jour alors que les ouvrières gagnaient seulement de 1,5 à 2 francs. (A. CHATELAIN, “Les usines-internats et les migrations féminines dans la région lyonnaise – deuxième moitié du XIXesiècle et début du XXe siècle”, Revue d’histoire économique et sociale, 1970, pp. 387-388).

2568.

L. REYBAUD, Etude sur le régime des manufactures …, p. 207-208.

2569.

A.R.S.J. T2.

2570.

X. DE MONTER, Notice sur l’usine Colcombet …, p. 10.

2571.

Claudia et Joseph JEURY, Le crêt de Fonbelle, Seghers, coll. “Mémoire vive”, 1981 (ouvrage cité par B. PLESSY et L. CHALLET, La vie quotidienne des canuts…, pp. 72-73).

2572.

Jules SIMON, L’ouvrière, Hachette, Paris, 1876, 444 p. (pp. 59-60). Jules Simon, philosophe et homme politique s’est penché lui aussi sur le sort des ouvrières en soie. Il s’est inspiré des travaux de Reybaud qui a également déploré le caractère néfaste de la mixité de l’atelier, facteur de démoralisation.

2573.

P. LEROY-BEAULIEU, Le travail des femmes au XIX e siècle …, p. 411.

2574.

F. LE PLAY, Textes choisis et préface, par Louis BAUDIN, Paris, Dalloz, 1947, 314 p. (p. 268). Le PLAY faisait un devoir grave aux familles patronales de protéger les familles de leurs ouvriers dans un sentiment de solidarité et d’affection. Toute son œuvre peut être lue comme une tentative visant à concilier les principes du libéralisme avec une conception du monde social fondé sur les liens domestiques. (G. NOIRIEL, Les origines républicaines de Vichy …, p. 65).

2575.

J. LORCIN, La région de Saint-Etienne de la grande dépression à la 2 e guerre mondiale…, T. 2, p. 361.

2576.

Au moulinage Martin de Tarare, quelques ouvrières, à tour de rôle, sont occupées, soit à la cuisine, soit à la lingerie où elles sont formées au raccommodage et à l’entretien du linge, afin qu’à leur sortie de la Maison, elles soient à même de soigner convenablement un ménage. (Lettre circulaire de la supérieure des religieuses Saint-Joseph, A.R.S.J. T2 bis)

2577.

C. AUZIAS et A. HOUEL, La grève des ovalistes, Lyon, juin et juillet 1869, Payot, 1982, 182 p. (p. 146). Les deux historiennes qui ont écrit cet ouvrage opposent cette morale voulue par les partisans des usines-internats au désir d’émancipation des ovalistes qui ont osé causer des désordres à Lyon et, en premier lieu, en faisant grève.

2578.

A. MELUCCI, “Action patronale, pouvoir, organisation. Règlements d’usine et contrôle de la main d’œuvre au XIXe siècle”, Le Mouvement social, octobre-décembre 1976, p. 155.

2579.

A. DEWERPE, “Conventions patronales. L’impératif de justification dans les politiques sociales des patronatsfrançais (1800-1936)”, in Textes réunis par S. SCHWEITZER, Les chemins de la recherche – Logiques d’entreprises et politiques sociales – Programme Rhône-Alpes de recherches en sciences humaines, décembre 1993, 255p. (pp. 25-26).

2580.

J. POUSSET-CARCEL, Deo soli …, p. 623.

2581.

J.M. CHAUSSE, De la réforme du travail manufacturier par l’établissement des usines à la campagne – Etudes sur l’organisation de la population ouvrière des manufactures urbaines et des manufactures rurales, impr. Forestier, Saint-Etienne, 1875, 172 p. (p. 71). Dans son ouvrage, l’abbé Chausse démontre la supériorité des manufactures rurales sur les manufactures urbaines ; il préconise le maintien de la femme au foyer que le manufacturier rural peut occuper par des travaux lucratifs et bien sûr, si l’industrie exige la présence des femmes et des jeunes filles dans les ateliers, il faut prendre les plus sérieuses précautions pour assurer leur moralité (p. 106).

2582.

Circulaire de Mgr de Bonald adressée le 10 décembre 1867 aux curés du diocèse de Lyon, au sujet de l’établissement d’un cours d’enseignement dirigé par M.M. les professeurs de lycées et auquel seraient appelées les jeunes filles de 14 à 17 ans. (Bibliothèque Roublev, Saint-Etienne).

2583.

J.M. CHAUSSE, De la réforme du travail manufacturier par l’établissement des usines à la campagne …, p. 167.

2584.

L’abbé Meyzonnier s’exprime ainsi dans une lettre adressée à Louis Reybaud, le 4 mars 1858 et il lui reproche d’avoir employé le terme de couvent à propos des fondations industrielles tempérées par l’élément religieux. (L. REYBAUD, Etude sur le régime des manufactures …, [pp. 265 à 277]).

2585.

La lettre circulaire de la supérieure des religieuses Saint-Joseph de Lyon indiquait d’ailleurs que l’établissement J. B. Martin était fondé sous forme de providence (A.R.S.J. T2 bis).

2586.

J. LORCIN, La région de Saint-Etienne de la grande dépression à la 2 e guerre mondiale…, T. 2, p. 359.

2587.

A. CHATELAIN, Les usines-internats et les migrations féminines dans la région lyonnaise…, pp. 392-393.