3. Pierre-Julien Eymard centre son apostolat sur l’eucharistie

Les parents de Pierre-Julien Eymard (1811-1868) qui vivaient à La Mure, dans l’Isère, avaient, et tout particulièrement sa mère, une dévotion pour le Saint-Sacrement. Leur fils eut une piété précoce et entra, en 1829, chez les Oblats de Marie, à Marseille, qui étaient des missionnaires de Provence. Mais, à cause de sa santé fragile, Pierre-Julien n’y resta que quelques mois et opta pour le grand séminaire de Grenoble. Ordonné prêtre en 1834, il fut nommé successivement vicaire à Chatte, près de Saint-Marcellin, puis curé de Monteynard, près de son pays natal, où il aida ses paroissiens à retrouver le chemin des sacrements. Mais toujours attiré par l’apostolat missionnaire, il voulut entrer dans la communauté des religieux, récemment fondée, qui s’adonnait aux missions paroissiales et obtint de son évêque l’autorisation de quitter sa paroisse pour la rejoindre. Le 20 août 1839, il était accueilli par le Père Colin, fondateur et Supérieur général des Maristes, à la maison générale de la Société de Marie, montée Saint-Barthélemy, à Lyon 2714 . Le Père Colin nomma Pierre-Julien Eymard directeur spirituel du collège de Belley, dans l’Ain, où il montra de grandes capacités pour la catéchèse, la prédication et la direction spirituelle des enfants. Aussi, en 1845, le Père Colin lui demanda de le seconder et lui conféra la tâche de Provincial, puis de Visiteur général, au moment où la Société de Marie était en plein développement.

Le Père Eymard fut donc transféré de Belley à Lyon, et passa à un nouvel apostolat, axé sur la prédication en milieu urbain, la participation à des missions paroissiales et la formation des laïcs avec l’animation du Tiers-ordre de Marie dont le Père Colin lui avait confié la direction 2715 . A partir de cette époque 2716 , il éprouva un attrait de plus en plus fort envers le Christ eucharistique et on note dans sa direction épistolaire une insistance plus grande sur la pratique de la communion. En centrant sa réflexion mystique sur l’eucharistie, le Père Eymard manifeste un des traits les plus marquants de l’orientation christocentrique du catholicisme au milieu du XIXe siècle 2717 . L’eucharistie est alors, en premier lieu, le sacrement de la présence divine, indiquée dans chaque église par la lampe qui brûle continuellement et célébrée par des cérémonies d’adoration du Saint-Sacrement qui se multiplient. De plus, des congrégations nouvelles se donnent pour but principal l’adoration du Saint-Sacrement, mais aussi la prière réparatrice 2718 . Alors qu’il visitait la communauté mariste de Paris, le Père Eymard fut informé de ces œuvres eucharistiques nouvelles axées sur la Réparation, et le cardinal de Bonald, mis au courant de l’existence d’une Société de l’Adoration réparatrice, fondée par Mère Dubouché 2719 , le chargea, en 1850, de s’occuper à Lyon, d’une fondation similaire. Quelques jours avant que le Père Eymard bénisse, place Saint-Jean, le 28 janvier 1851, la chapelle de la nouvelle communauté de l’Adoration réparatrice, il fut à nouveau marqué par une forte expérience spirituelle ; comme il s’était arrêté à Fourvière pour prier, il se sentit appelé à organiser un groupe de laïcs qui favoriserait l’adoration du Saint-Sacrement dans les églises 2720 . Devenu supérieur du collège Sainte-Marie à la Seyne-sur-Mer, à la fin de 1851, il continua à réfléchir à une œuvre du Très-Saint-Sacrement, qu’il put fonder à Paris, en 1856, après que le Père Favre, successeur du Père Colin, l’eût relevé de ses vœux de Mariste 2721 .

L’archevêque de Paris, Mgr Sibour, fut d’abord réticent devant son projet de Société de Saint-Sacrement, car il y voyait seulement une œuvre contemplative, mais l’archevêque devint très intéressé, lorsque le Père Eymard lui expliqua que, dans cette société, il ne s’agissait pas seulement d’adorer mais de faire adorer, en promouvant la première communion des adultes 2722 . Pourquoi Mgr Sibour manifesta-t-il ce brusque intérêt ? La fête religieuse de la première Communion connaissait alors, non seulement son apogée, mais elle avait aussi atteint, au XIXe siècle, sa plus grande dimension sociale, car elle était un grand moment de l’histoire familiale et un rite de passage. A partir de la première Communion, on prenait place à la grande table où on pouvait se servir soi-même ; les garçons mettaient un pantalon long et pouvaient partir, avec un membre de leur famille à la recherche d’un travail saisonnier. Les filles étaient autorisées à relever leurs cheveux en chignon et commençaient à préparer leur trousseau 2723 . Les familles pauvres avaient besoin que leurs enfants fassent leur première Communion, car beaucoup de maîtres ne voulaient pas une interruption du travail par le catéchisme. Toutefois, les enfants sur lesquels pesaient très tôt les contraintes du travail, ne pouvaient pas suivre le catéchisme et ne faisaient pas leur première Communion. Il s’agissait souvent d’enfants appartenant aux catégories sociales mal intégrées, en particulier les migrants, dont le nombre augmenta dès la deuxième moitié du XVIII e siècle. Aussi l’Eglise essaya-t-elle de prévenir une déchristianisation amorcée par une pastorale de l’adolescent, dont la première Communion était la pierre d’angle 2724 . A Lyon, comme le catéchisme était assuré, dans les paroisses, pour les populations stables, des œuvres furent créées, en dehors de celles-ci, pour permettre à des enfants ou des adolescents jetés à la rue, d’acquérir quelques rudiments de la foi chrétienne, avant de faire leur première Communion 2725 . C’est dans cette perspective que s’exerça l’apostolat des Capucins, du Père Chevrier et aussi du Père Eymard.

Ce dernier, après avoir obtenu le soutien de Mgr Sibour, acquit, grâce à des dons, une propriété, rue du faubourg Saint-Jacques où il a réuni, en 1858, dans la Société du Saint-Sacrement, 4 prêtres et 4 frères 2726 . Dans ce quartier, au sud de Paris, où vivait une population en majorité ouvrière, marquée par l’ignorance religieuse, le Père Eymard joignit ses efforts à ceux des chrétiens, en particulier les membres des conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Il fonda, au 68, rue du faubourg Saint-Jacques, l’ “Œuvre de la première Communion des adultes”. Trois lyonnaises le rejoignirent, dont Marguerite Guillot, membre du Tiers-ordre de Marie. Elles constituèrent la branche féminine de l’œuvre eucharistique et le secondèrent dans l’œuvre de la catéchèse des jeunes ouvriers. Avec l’accord du nouvel archevêque, Mgr Morlot, le Père Eymard devint, en juin 1858, aumônier et directeur de l’“Œuvre de la première Communion des adultes 2727 ”.

Le Père Eymard voulait faire le lien entre le culte de l’eucharistie, la catéchèse et l’action missionnaire 2728  ; il souhaitait que les membres de ces congrégations eucharistiques soient les apôtres du règne social du Christ car, comme Ballanche, il voyait dans l’eucharistie, un symbole de médiation entre le Dieu d’Amour et les hommes 2729 . Il se sentait proche des écrivains de “L ‘école mystique de Lyon”, que ce soit Ballanche ou Blanc de Saint-Bonnet 2730 . Pour ce qui est des artistes qu’on rattache à cette école, il appréciait, sans doute, la façon dont le peintre Janmot avait exprimé dans la Cène une théologie de l’action de grâce de la communion 2731 . L’œuvre d’enseignement pour les enfants pauvres de Camille Rambaud, mise en route en 1849, avait pu servir de modèle pour le Père Eymard, bien informé des réalisations lyonnaises ; mais il n’y a pas de témoignage concluant à l’influence de l’une des œuvres sur l’autre. En tout cas, la Société du Saint-Sacrement de la rue du faubourg Saint-Jacques se dévoua pour l’ “Œuvre de la première Communion des adultes” : elle présentait, en 1860, une centaine de jeunes ouvriers et deux jeunes filles, à la première Communion et au sacrement de confirmation 2732 . Parmi les bénévoles qui collaborèrent dès le début à cette œuvre, se trouvait le lyonnais Louis Perret 2733 , qui était architecte. Il était devenu membre de la Congrégation en 1821, puis tertiaire de Marie en 1832 et venait d’étudier à Rome, les peintures des Catacombes. Ami du Père Eymard, il fut hébergé à Paris chez les Pères Maristes. Revenu à Lyon, à la fin de l’année 1859, il soutint l’œuvre de ses dons ; il fallait, en effet, pourvoir aux besoins matériels de ces enfants pauvres, qu’on habillait de neuf, le jour de la première Communion 2734 .

Quand le Père Eymard se rendit à Rome, en décembre 1858, pour demander au pape un encouragement à son œuvre, il emmena les lettres testimoniales de six évêques, dont celle de Mgr de Bonald. Il n’avait pas oublié Lyon, où il avait fondé, en 1850, une communauté de l’Adoration réparatrice et il eut bientôt l’occasion, d’envisager un rapprochement entre son œuvre de première Communion et celle de l’abbé Chevrier. Ce dernier venait de louer à la Guillotière, la salle du Prado, pour son œuvre de catéchisme en vue de la préparation des enfants pauvres à la première Communion, lorsqu’il écrivit, en mars 1861, au Père Eymard, pour lui suggérer des liens entre leurs deux œuvres. Les deux prêtres s’étaient rencontrés à Rome, en décembre 1859, lorsque le Père Chevrier avait accompagné Camille Rambaud, désireux de commencer ses études de théologie en vue de la prêtrise et tous étaient hébergés au Séminaire français 2735 . A vrai dire, ce fut Mgr de Charbonnel, ancien évêque de Toronto, revenu à Lyon en 1860 et ami des Pères Chevrier et Eymard 2736 , qui mit ces derniers en relation. Le Père Eymard, intéressé également par la proposition de l’abbé Chevrier, lui demanda de parler de son projet au cardinal de Bonald 2737 et vint passer la journée du 24 avril 1861 à Lyon, pour examiner la question avec l’abbé Chevrier. Cette question de l’union entre le Prado et l’œuvre de première Communion du Père Eymard, resta en suspens assez longtemps et, finalement, le Prado, que nous allons évoquer, resta lyonnais.

Notes
2714.

A. GUITTON, Pierre-Julien Eymard, apôtre de l’Eucharistie …, pp. 1-50.

2715.

Ibid., pp. 50-66. Le Tiers-ordre de Marie regroupait à Lyon 300 membres en 1850, dont le curé d’Ars.

2716.

D’après ses notes personnelles, il vécut une expérience spirituelle très forte à l’occasion de la procession de la Fête-Dieu, qu’il présida, en 1845, dans la paroisse Saint-Paul : il prit conscience d’un attrait de plus en plus fort envers le Christ et de façon particulière envers le Christ sacramentel. Comme il fut amené, par la suite, à parler plus souvent du mystère eucharistique, c’est à Lyon qu’on va appeler, avant l’heure, le Père Eymard, le “Père du Saint-Sacrement” (Idem, pp. 66-76).

2717.

G. CHOLVY et Y.M. HILAIRE, Histoire religieuse de la France (1800-1880) …, p. 198. Le culte eucharistique eut les faveurs des catholiques les plus fervents puisque nous avons noté que Pauline Jaricot avait publié une brochure consacrée à “L’Amour infini dans la divine Eucharistie” et accordait une place importante à l’adoration du Saint-Sacrement.

2718.

François LEBRUN (dir.), Histoire des catholiques en France …, pp. 377-378.

2719.

Voir, dans le chapitre 4, le troisième paragraphe de la deuxième partie, consacré aux congrégations religieuses.

2720.

A. GUITTON, Pierre-Julien Eymard, apôtre de l’Eucharistie …, pp. 76-82.

2721.

Ibid., pp. 87-115.

2722.

Idem, p. 116.

2723.

Jean DELUMEAU (dir.), La première Communion. Quatre siècles d’histoire, Desclée de Brouwer, 1987, 314 p. (présentation de l’ouvrage par Jean Delumeau, pp. 12-13). Toute une société était partie prenante de cette fête de la première Communion autour de l’enfant-roi et l’exaltation de l’eucharistie permit le glissement vers le banquet familial.

2724.

Odile ROBERT, “Fonctionnement et enjeux d’une institution chrétienne au XVIIIe siècle”, in J. DELUMEAU (dir.), La première Communion …, pp. 105-109. Cette pastorale prit forme, au début du XIXe siècle, à Marseille, avec la mission de l’Œuvre de la jeunesse du Père Allemand.

2725.

Françoise BAYARD et Pierre CAYEZ, Histoire de Lyon du XVI e siècle à nos jours, T. 2, Horwath, 1990, 479 p. (p. 305).

2726.

La Société du Saint-Sacrement essaima par la suite à Marseille, à Angers et à Tarare (A. GUITTON, Pierre-Julien Eymard …, pp. 179 et 185).

2727.

Ibid., pp. 136-145.

2728.

Idem, p. 145.

2729.

F. LEBRUN (dir.), Histoire des catholiques en France …, p. 378 et Lauréat SAINT-PIERRE, “l’heure” du Cénacle dans la vie et les œuvres de Pierre-Julien Eymard, imprimerie Lescuyer, 1968, 460 p. (p. 170).

2730.

Blanc de Saint-Bonnet, ayant fait parvenir, en 1849, au Père Eymard, un exemplaire dédicacé de son livre “De la douleur”, ce dernier le remercia en lui demandant de continuer “le combat pour la vérité et la manifestation généreuse du bien divin” (Lettre du Père Eymard à Blanc de Saint-Bonnet, du 10 mars 1850, citée par Lauréat SAINT-PIERRE, “l’heure” du Cénacle dans la vie et les œuvres de Pierre-Julien Eymard …, p. 180).

2731.

Le Père Eymard faisait partie des clients de ce peintre (Ibid., pp. 170-175).

2732.

A. GUITTON, Pierre-Julien Eymard …, p. 147.

2733.

Il recherchait les jeunes ouvriers et les prenait le soir, à leur sortie des fabriques (Ibid., p. 148).

2734.

Idem. pp. 148 et 152.

2735.

Idem, pp. 157 et 176.

2736.

Mgr de Charbonnel s’attacha à l’œuvre du Prado au point de s ‘appeler “l’évêque du Prado” ; par ailleurs, il donna le sacrement de confirmation le 15 août 1860, au faubourg Saint-Jacques à Paris, aux 37 premiers communiants préparés par le Père Eymard (Idem, p. 177).

2737.

Si Mgr de Charbonnel était favorable, comme l’abbé de Serres, neveu du cardinal, à ce projet, qu’on ne connaît pas exactement, Mgr de Bonald semblait plus hésitant .(Idem, p. 178).