2. La providence du Prado : une providence pas comme les autres

Le Père Chevrier prit possession du Prado le 10 décembre 1860. ; mais ce vaste bâtiment d’une soixantaine de mètres de long sur une vingtaine de large, et qui se trouvait à un niveau inférieur d’un mètre du sol des rues environnantes, dut être réaménagé, en particulier grâce à l’aide de Frossard, directeur des chantiers de la Buire 2780 . Le locataire du Prado pensa aussi à donner à son établissement une situation légale, en ouvrant une école primaire libre. Les garçons furent logés à gauche de la chapelle et les filles à droite. Celle-ci, dédiée à Notre-Dame des douleurs, fut bénite le lundi de Pâques 1861 par le curé de Saint-Louis de la Guillotière. Les parents et les amis, dont la famille Frossard, avaient été invités par le Père Chevrier ; ce jour-là eut lieu également la première Communion des enfants et de quelques jeunes gens de 18 à 20 ans 2781 .

Le Père Chevrier quitta la Cité de l’Enfant-Jésus après l’ordination sacerdotale de Camille Rambaud, le 25 mai 1861, non sans avoir proposé à ce dernier de réunir le Prado à la Cité et de le reconnaître comme supérieur des deux œuvres 2782 . Mais le Père Rambaud refusa, pensant sans doute qu’avec leurs deux personnalités très marquées et des buts quelque peu divergents, il leur serait difficile d’agir à l’aise dans la même œuvre. Le Père Chevrier appela le Prado une providence pour signifier l’abandon à Dieu, mais il ne s’agissait pas d’une providence qui avait les mêmes caractéristiques que celles que nous avons évoquées dans le chapitre 8, comme le pensèrent tout d’abord les pouvoirs publics lyonnais et le patronat catholique : ainsi, lorsque le secrétaire général pour la police à Lyon donne des informations au secrétaire général de la préfecture, sur le nouvel établissement du Prado, il affirme que les enfants seront non seulement initiés à la lecture, à l’écriture et au calcul mais qu’on leur apprendra un métier 2783 . Par ailleurs, on conseilla plusieurs fois au Père Chevrier d’établir au Prado un travail lucratif qui aiderait à payer le pain de chaque jour, et des industriels catholiques s’engageaient à lui fournir de l’ouvrage. Mais ce dernier refusa énergiquement 2784 . Il pensait que les apôtres envoyés par le Christ étaient chargés de prêcher et de guérir et non de conduire des machines. Les relations avec les hommes d’affaires devaient être réservées aux laïcs. Nous éviterons, disait-il, de créer des providences où on s’occupe à des travaux manuels. Le prêtre, à la tête de ces maisons de travail, est obligé de se transformer en commerçant et en artisan, alors que son ministère doit être entièrement spirituel 2785 . Nous ne devons prendre les enfants, comme les grandes personnes, que pour les instruire, leur apprendre leur religion et non pour les faire travailler. “Nous ne désapprouvons pas un petit travail d’occupation dans la journée …tel que préparer les repas, nettoyer … Mais nous rejetons tout métier : usine, fabrique, travail pour le dehors, tout travail qui sent le commerce, qui se fait pour gagner de l’argent. Tout ceci est l’affaire de bons laïcs et non des prêtres 2786 ”. Le Père Chevrier assuma jusqu’au bout le risque de l’absence de rentrée d’argent au Prado en décidant en 1862, d’aller tendre sa bourse aux passants à la porte de l’église de la Charité, à Bellecour, tous les vendredis, en fin de matinée 2787 . Cette attitude n’était pas surprenante dans l’optique de la spiritualité franciscaine. D’ailleurs, à la même époque, pas très loin de là, les religieuses franciscaines de la maison des Buers, aux Charpennes, quêtaient leur nourriture 2788 .

Quels étaient les auxiliaires du Père Chevrier au Prado ? Au départ, il avait trois collaborateurs, mais Frère Pierre et Sœur Amélie quittèrent la maison. A la fois supérieur, économe, aumônier et catéchiste, il fut aidé dans sa tâche par son ami, l’abbé Boulachon, par des élèves du petit séminaire de Saint-Jean et par un sacristain qui fut aussi commissionnaire. Sœur Marie le secondait également, aidée par Sœur Louise et Sœur Thérèse. Le Père Chevrier leur donna, en 1864, la règle du Tiers-Ordre de Saint-François d’Assise, qu’il pratiquait déjà à la Cité, en y ajoutant quelques prescriptions 2789 . Ce règlement était commun aux Frères et aux Sœurs et avait en sous-titre : “une once de charité vaut mieux que cent livres de règles”. Pour rendre compte de l’esprit de la maison, le règlement indiquait cinq vertus majeures : la pauvreté, l’humilité, la charité, la mortification et l’obéissance 2790 .

Le Prado accueillait des enfants et des jeunes gens pauvres qui étaient logés, nourris et entretenus sans frais. De jeunes ouvriers venaient, nombreux, de la Fabrique, où ils travaillaient depuis l’âge de 8 à 9 ans. Certains étaient orphelins et d’autres venaient de la prison ; ils avaient entre 14 et 20 ans. Quand on demandait au Père Chevrier les conditions d’admission, il répondait : “Ne rien avoir, ne rien savoir, ne rien valoir 2791 ”. Celui-ci les gardait, en général, quatre à cinq mois, un peu moins longtemps qu’à la Cité. Ceux qui étaient en retard pour l’intelligence restaient plus longtemps 2792 . Quant à ceux qui étaient plus âgés et qui désiraient effectuer un court séjour, on essaya pour eux une préparation à la première Communion qui ne durait que deux mois, mais comme il manquait de personnel, le Père Chevrier les prépara à part, après leur journée de travail 2793 . A tous les garçons et filles accueillis, celui-ci voulait que lui et ses collaborateurs servent de père et de mère, en s’occupant d’eux avec une sincère affection pour gagner leurs âmes à Dieu. De plus, il souhaitait, à l’occasion, inviter à la table du Prado, les parents des enfants de même que les pauvres 2794 .

L’emploi du temps de la journée, à la providence du Prado, était axé principalement sur l’éducation religieuse des enfants. En dehors des deux heures de classe, le Père multiplia, comme à la Cité, les catéchismes, qui eurent lieu jusqu’à six fois par jour 2795 . Au premier, à la chapelle, à 6h30, on expliquait les prières du chrétien et il était suivi de la messe qui était commentée aux enfants. Le second et le troisième catéchismes, qui avaient lieu à 9h puis à 11h15, étaient réservés aux vérités de la doctrine chrétienne 2796 , puis aux commandements de Dieu et de l’Eglise, afin de préparer les enfants au sacrement de pénitence. A 13h30, trois fois par semaine, on expliquait le Rosaire et à 17h, un frère pour les garçons et une sœur pour les filles, faisaient répéter le catéchisme du matin et préparaient à celui du lendemain. Enfin, à 19h30, toute la communauté assistait au catéchisme public destiné aux adultes du quartier, dans la chapelle du Prado. Après quelques années, le Père Chevrier organisa aussi, le jeudi soir, après le travail, ainsi que le dimanche, un catéchisme spécial pour les persévérants 2797 , c’est à dire ceux et celles qui avaient déjà fait leur première Communion au Prado.

Au niveau du contenu, les leçons de catéchisme étaient le reflet de la doctrine et de la théologie alors en usage, et, au niveau de la forme, le Père Chevrier tenait compte des exhortations adressées au clergé du diocèse de Lyon, sur la manière de faire le catéchisme, à savoir : utiliser un langage simple et ne pas faire réciter le catéchisme sans donner d’explications etc. … 2798 . Sa pédagogie recherchait divers moyens pour susciter l’intérêt et la motivation des enfants. Il organisait entre eux des concours et des conférences au cours desquelles l’un des enfants devait répondre à des questions. Il accordait beaucoup d’importance à la douceur et à la charité avec lesquelles on devait les traiter et n’admettait pas qu’on les frappe. S’ils ont des défauts, disait-il, il faut les reprendre avec patience et prier pour eux. Notons d’ailleurs l’absence de violence au Prado, ce qui n’était pas le cas, par exemple, au refuge du Père Rey à Oullins 2799 . Au repas de première Communion de la providence du Prado, les prêtres eux-mêmes servaient les enfants 2800 .

Comment le Prado a-t-il été perçu à Lyon ? Il a été bien perçu dans le monde ouvrier et mieux apprécié et compris par certains fidèles catholiques que par l’ensemble du clergé. S’il y avait une assistance nombreuse, chaque dimanche, à la chapelle du Prado, quelques prêtres de Lyon reprochèrent au Père Chevrier d’enlever les enfants aux catéchismes des paroisses et de détourner de l’assistance aux offices réguliers 2801 . De leur côté, des catholiques lyonnais disaient que les bonnes âmes se lasseraient vite de donner pour une œuvre concernant de jeunes fainéants qui profitaient de la simplicité du Père Chevrier et mangeaient son pain à ne rien faire ; ainsi, ce dernier détournait les aumônes à peine suffisantes pour l’entretien d’œuvres anciennes et éprouvées 2802 .

Comment qualifier la mission que le Père Chevrier se fixait au Prado ? Quelle comparaison établir entre son apostolat et celui de Camille Rambaud ou celui de Louis Boisard 2803 qui fut nommé aumônier du patronage Notre-Dame de la Guillotière, en 1879, juste après la mort de l’abbé Chevrier. Tous trois pensaient que la mission du prêtre était toute spirituelle. Mais ils divergeaient sur les moyens d’action. On a vu que le Père Chevrier ne voulait pas que le prêtre se transforme en artisan ou commerçant, alors que le Père Boisard travailla lui-même dans la boutique de cordonniers qu’il avait ouverte 2804 . Comme Don Bosco, à Turin, ce dernier visait non seulement la formation chrétienne du jeune ouvrier, mais aussi sa qualification 2805 . L’abbé Rambaud, pour sa part, n’a pas essayé d’établir un lieu de travail chrétien, mais il a mené une action spécifique en faveur d’un groupe de la société, les ouvriers, puis les vieillards. Si le Père Chevrier n’a rien engagé de tel, n’a-t-il pas rendu de multiples services à la société, en payant, par exemple, l’apprentissage d’un garçon ou en choisissant de bons ateliers pour ceux qui venaient de faire leur première Communion ? 2806 . D’ailleurs, le jour où, après avoir été emmené chez le commissaire 2807 , il dut justifier son comportement de mendiant, il eut l’occasion de passer en revue ce qu’il apportait à la cinquantaine de garçons et de filles qui se trouvaient alors au Prado. Ces enfants, disait-il, je tâche d’abord de les chausser et de les nourrir, puis “d’en faire des hommes et des chrétiens … et lorsque je vois qu’ils peuvent faire leur chemin dans le monde, je les rends à la société, tout en les suivant encore, les encourageant, les fortifiant après leur départ de la maison” 2808 . Pour les enfants et les adolescents qui venaient au Prado, le catéchisme de première Communion était, bien sûr, un chemin idéal, pouvant conduire, plus tard, à la communauté des hommes. Les pauvres de la Guillotière appréciaient aussi le Père Chevrier parce qu’il transgressait les barrières sociales, ce que lui reprochaient certains de ses confrères 2809 . Certes, sa manie de tout donner ne correspondait pas à la mentalité des ouvriers pauvres, pour qui le produit du travail méritait respect ; mais, lorsqu’il choisissait un mode de vie, proche du leur, ceux-ci, qui se savaient méprisés, appréciaient ce choix. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner si, lorsqu’il est mort, au début du mois d’octobre 1879, la foule de la Guillotière qui est venue visiter sa dépouille mortelle, a été évaluée à 50 000 personnes 2810 .

Le type de sacerdoce exercé par le Père Chevrier aurait encore plus dérangé, si celui-ci avait pu appliquer ce qu’il avait projeté au-delà de l’œuvre de la première Communion : à savoir porter la bonne nouvelle de l’évangile, en réunissant les habitants des quartiers et en leur donnant de petites conférences ; il souhaitait aussi que lui et ses collaborateurs puissent faire le catéchisme dans les ateliers, les usines, les villages et même les maisons 2811 . Il souhaitait également appliquer une autre idée, susceptible de surprendre le clergé lyonnais, celle de former une communauté de prêtres partageant le même idéal de pauvreté que lui.

Notes
2780.

C. CHAMBOST, Vie nouvelle du vénérable Antoine Chevrier…, p. 157. Pour la collaboration de cet industriel protestant aux œuvres des abbés Rambaud et Chevrier, voir le paragraphe du chapitre 7 consacré aux rapports entre l’Eglise du diocèse et la bourgeoisie des villes.

2781.

Ibid., p. 160-162. Il y avait une trentaine de premiers communiants dont 10 petites filles et 15 garçons. Au début de l’expérience du Prado, le Père Chevrier évoque une centaine d’inscriptions d’enfants dans la providence (Idem, p. 187).

2782.

A. LESTRA, Le Père Chevrier …, p. 69.

2783.

Lettre du secrétaire général pour la police à Lyon, au secrétaire général de la préfecture du 2 janvier 1860. [Refuge du Prado – Fonctionnement (1860-1861), A.M. de Lyon. 744 WP 076].

2784.

C. CHAMBOST, Vie nouvelle du vénérable Antoine Chevrier…, p. 25. Des fabricants s’étaient engagés aussi à donner du travail aux enfants, quand ces derniers partiraient, après la première Communion (Lettre de l’inspecteur d’académie de Lyon au préfet du Rhône, du 23 février 1861. Refuge du Prado – Fonctionnement (1860-1861), A.M. de Lyon. 744 WP 076).

2785.

Antoine CHEVRIER, Le prêtre selon l’évangile ou le véritable disciple de Notre Seigneur Jésus-Christ. Introduction et notes de Pierre Berthelon. Prado Editions Librairie, Lyon, 1968, 558 p. (p. 304).

2786.

Ibid., pp. 304-305. Le Père Chevrier précise que si l’établissement bénéficie de dons divers, des laïcs devront en assurer la gestion et en donneront les revenus au supérieur général.

2787.

Ne respectant pas les arrêtés municipaux qui interdisaient la mendicité, il fut un jour arrêté par deux agents de police qui le présentèrent au commissaire devant lequel il dut s’expliquer (C. CHAMBOST …, pp. 181-186).

2788.

Anonyme, Caroline Lorain (1810-1882), fondatrice des franciscaines du Sacré Cœur. Le rayonnement du Tiers ordre Franciscain en France au XIX e et XX e siècle, édité par les Franciscaines du Sacré-Cœur, 1986, 236 p. (pp.161-162).

2789.

C. CHAMBOST …, pp. 259-268.

2790.

A propos de l’obéissance, notons l’article concernant les sorties où on retrouve, comme dans les règlements concernant de nombreuses congrégations, la méfiance vis à vis du monde extérieur. “Personne ne peut sortir de la maison sans permission et sans dire où il va. Les sorties sont le plus souvent une cause de désordre, d’ennui … L’esprit de Dieu ne se trouve pas dans le monde” (Ibid., pp. 264-265).

2791.

Y. MUSSET, “Traits caractéristiques de la pastorale d’Antoine Chevrier en matière de catéchèse” …, p. 35.

2792.

Au moment du catéchisme, le Père Chevrier utilisait pour eux beaucoup d’images.

2793.

C. CHAMBOST …, pp. 214-215.

2794.

Antoine CHEVRIER, Le prêtre selon l’évangile …, p. 418.

2795.

Y. MUSSET, “Traits caractéristiques de la pastorale d’Antoine Chevrier en matière de catéchèse” …, p. 37.

2796.

Ibid., pp. 37-38. Au lieu de s’en tenir aux grandes divisions traditionnelles du catéchisme du Concile de Trente qui correspondaient surtout aux divers dogmes, il préférait suivre le déroulement de l’histoire du salut.

2797.

Déjà, à la Cité de l’Enfant-Jésus, le Père Chevrier avait invité les persévérants à un catéchisme le dimanche. De plus, dans le cours de l’année, il prêchait une retraite, le soir, après leur journée de travail (C. CHAMBOST, Vie nouvelle du vénérable Antoine Chevrier…, pp. 97-98).

2798.

Y. MUSSET, “Traits caractéristiques de la pastorale d’Antoine Chevrier en matière de catéchèse” …, p. 34.

2799.

Il est vrai qu’au refuge d’Oullins, les jeunes gens séjournaient plus longtemps et étaient plus nombreux. Voir dans la troisième partie du chapitre 8 le paragraphe “obéissance et enfermement”.

2800.

C. CHAMBOST … pp. 191, 196 et 210.

2801.

Toutefois, les prêtres qui prenaient la défense du Père Chevrier, faisaient remarquer que les enfants qui venaient au Prado ne fréquentaient pas habituellement les églises [Ibid., pp. 241-255 et Alfred ANCEL, Le Prado. La spiritualité apostolique du Père Chevrier, Le Cerf, 1982, 258 p. (p. 191)].

2802.

C. CHAMBOST … , p. 249.

2803.

L’abbé Boisard (1851-1938), qui devint prêtre ouvrier, était le cousin de Camille Rambaud. Il s’engagea dans l’œuvre des Cercles catholiques ouvriers d’Albert de Mun et, trouvant le patronage insuffisant pour lutter contre l’influence de l’usine, il mit en place des ateliers d’apprentissage (ROGER VOOG, Notice concernant Louis Boisard, in Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, T. 6, Le Lyonnais …, p. 62).

2804.

RogerVOOG, … Louis Boisard.

2805.

Marius ALLIOD et Jacques DERIGAUX, Un fondateur d’action sociale, Antoine Chevrier, Bayard, 1992, 264 p. (p. 74).

2806.

Alfred ANCEL, Le Prado …, p. 112.

2807.

Voir la note 200.

2808.

C. CHAMBOST, Vie nouvelle du vénérable Antoine Chevrier…, pp. 183-184. Le Père Duret qui a été successeur du Père Chevrier au Prado et qui était auparavant directeur des catéchismes, affirmait que, grâce à la méthode et aux conseils de ce dernier, les enfants étaient apprivoisés, civilisés et christianisés (J.F. SIX, Un prêtre, Antoine Chevrier, fondateur du Prado …, p. 234).

2809.

Marius ALLIOD et Jacques DERIGAUX, Un fondateur d’action sociale, Antoine Chevrier …, pp. 78, 79 et 131.

2810.

Ibid., pp. 129-133.

2811.

Y. MUSSET, “Traits caractéristiques de la pastorale d’Antoine Chevrier en matière de catéchèse” …, p. 39.