1. Classe ouvrière : classe de la société la plus abandonnée et la plus exposée

Dès sa première lettre pastorale de juillet 1840, Mgr de Bonald avait, comme nous l’avons constaté, souligné la pauvreté et la souffrance des ouvriers. L’année suivante, il affirmait à l’assemblée générale de la société du Patronage pour les jeunes filles 2852 , que l’œuvre de ce Patronage était une des plus utiles, parce qu’elle s’occupait de cette classe de la société la plus abandonnée, et par cela même, la plus exposée. En effet, l’archevêque fut amené à penser que les ouvriers étaient condamnés à un travail intensif et permanent, auquel ils devaient s’astreindre s’ils ne voulaient pas mourir de faim. D’ailleurs, la place du travail dans la vie ouvrière devait lui paraître particulièrement démesurée puisqu’il utilisait parfois l’expression pléonastique d’“ouvrier laborieux 2853 ”.

Afin de démontrer la déshumanisation de l’ouvrier et d’insister sur ses graves conséquences, Mgr de Bonald a repris, dans deux lettres pastorales 2854 , la même argumentation qui occupe toute une page. Il fait non seulement remarquer que l’ouvrier ne peut plus “observer les devoirs du christianisme”, mais qu’il n’a plus le temps de prier, ni de réfléchir. Il lui faut “toujours marcher, toujours courir … attiser le feu pendant le jour, l’alimenter pendant la nuit 2855 et, n’espérer de repos que le repos de la tombe … Véritable machine aux yeux de l’industrie, l’homme ne doit pas plus s’arrêter que la roue et le levier mis en mouvement par la vapeur de l’eau”. Or, ajoute l’archevêque, “ l’homme ne vit pas seulement d’un pain matériel ; il a faim aussi du pain de l’intelligence et de la vérité … Il faut qu’il pense et qu’il aime”. Le chrétien ne peut même plus regarder vers le ciel sans être considéré “comme le paresseux qui redoute le travail”. Il ne peut donc pas “sanctifier le jour du Seigneur”, préoccupation majeure de tous les évêques, que nous aurons à expliciter. Dans le mandement de carême de 1842 2856 , Mgr de Bonald s’en était déjà pris à ceux qui réduisent l’homme à l’état de machine : “qu’est-ce que l’homme pour la cupidité ? Rien autre chose qu’une machine qui fonctionne … une enclume qui façonne le fer ?” Cette accusation sera reprise dans l’Instruction pastorale de Carême de 1853 : “Vous est-il permis de ne mettre aucune différence entre une machine et l’homme … L’ouvrier n’est-il pour vous, chrétiens, que ce que l’esclave était pour le paganisme, une chose et non pas une personne ? 2857 ” Pour dénoncer la déshumanisation de l’ouvrier, l’archevêque est le digne successeur de son père, le vicomte Louis de Bonald, qui, dans la “Législation primitive ”, en 1802, écrivait : “On s’attache beaucoup à inventer des machines, et on ne prend garde que, plus il y a dans un Etat de machines pour soulager l’industrie de l’homme, plus il y a d ‘hommes qui ne sont que des machines 2858 ”.

Si les mandements dans lesquels Mgr de Bonald a évoqué les conditions de vie difficiles des ouvriers, furent, d’après ses vicaires capitulaires 2859 , les plus émouvants, il s’est particulièrement indigné des conditions dans lesquelles travaillaient les enfants. Il ne condamne pas le travail des enfants, dans son principe, sinon il l’aurait interdit dans les providences 2860 , mais dans la façon dont il est imposé. Dans sa première lettre pastorale de juillet 1840, il avait déjà demandé que la tâche journalière des enfants dans les ateliers, soit proportionnée à leur âge et à leur santé. Par la suite, à quatre autres reprises, il va déplorer, dans ses mandements de carême, que l’enfance soit sacrifiée au profit industriel. En 1842, alors que la loi pour limiter le travail des enfants était votée, il constate que la cupidité continue à considérer le jeune enfant seulement “comme une pièce d’engrenage qui n’a pas encore toute sa puissance 2861 ”. Aussi, l’enfance est-elle vite usée 2862 et une fois qu’un enfant “est descendu dans la tombe, un autre enfant prendra sa place à l’atelier”. Dans sa lettre pastorale de Carême, en 1856, l’archevêque souligne la culpabilité des adultes en affirmant que les enfants sont non seulement “victimes de la misère”, mais aussi de la “cupidité de leurs parents” et, par ailleurs, ils ne sont pas protégés par les lois 2863 , qui sont restées, la plupart du temps, lettre morte. Il cite, en particulier, le cas des enfants qui travaillent dans la métallurgie et il a été scandalisé par le fait que ces derniers ne puissent fréquenter le catéchisme, ni retrouver les autres enfants à l’église. L’archevêque a constaté lui-même que ces enfants-ouvriers ont été “impitoyablement repoussés quand, les larmes aux yeux”, ils voulaient venir le trouver, au cours de ses visites pastorales, pour qu’ils puissent recevoir, eux aussi, le sacrement de confirmation. Devant cette situation, Mgr de Bonald prédit des jours mauvais pour les chefs de ces grands établissements, car, vu que leurs enfants au travail ne reçoivent aucune formation morale ni religieuse, ils “confondent les notions du juste et de l’injuste” et, par conséquent, ils ne respecteront pas leur propriété. Ces patrons apprendront, alors, ce qu’il en coûte de “bannir la religion de l’industrie et de vouloir bâtir sans Dieu l’édifice de leur fortune 2864 ”.

Le cardinal va évoquer à nouveau le travail des enfants dans son instruction pastorale de carême du 2 février 1860, intitulée “Sur le chef visible de l’Eglise”, en comparant leur situation, dans les Etats de l’Eglise et dans son diocèse. Les relations entre le pape et les catholiques d’une part, et Napoléon III d’autre part, devenaient, alors, tendues, car ce dernier venait d’accepter l’union d’une partie des Etats de l’Eglise à l’Etat Sarde. Dans cette instruction pastorale, le cardinal prend fermement la défense du pape Pie IX , auquel le gouvernement et les milieux hostiles à l’Eglise reprochent d’administrer ses Etats de manière archaïque. A ceux qui accusent le pape de ne pas tenir compte du changement économique et du progrès de l’humanité, il répond que “la papauté n’a pas été envoyée pour inventer des machines à vapeur”, même si les nouvelles découvertes ne sont pas inconnues à Rome.. De plus, quand la papauté s’occupe des enfants, ce n’est pas, dit-il, “pour les reclure dans des ateliers malsains, arrachant à leurs jeunes années, au profit de l’opulence, le travail que l’on devrait demander à peine à l’homme fait 2865 ”. Il poursuit, en soulignant que dans l’Etat pontifical, les ouvriers sont respectés, “traités en chrétiens, et non regardés comme des rouages ou des leviers”.

Mgr de Bonald a donc souvent réitéré ses reproches concernant le sort réservé à l’ouvrier de tout âge dans l’industrie. Pour mieux comprendre ces reproches, il faut nous demander quelle sorte de croissance économique il rejetait, et à quel type de chef d’industrie il réservait ses foudres.

Notes
2852.

Assemblée générale du 27 décembre 1841 (744 WP 076. A.M. de Lyon).

2853.

Mandement pour le jubilé universel accordé par le pape Pie IX à l’occasion de son exaltation, et pour le carême (2 février 1847).

2854.

Lettre pastorale du 20 février 1848 intitulée : “Sur le zèle qui convient aux chrétiens de notre époque” (pp. 19-20) et lettre pastorale du 25 janvier 1850 intitulée  “Contre quelques erreurs de notre époque” (p. 22).

2855.

Sans doute fait-il allusion au travail continu exigé dans la métallurgie et dans les verreries.

2856.

Instruction pastorale et mandement du 13 janvier 1842, “Sur la sanctification du dimanche”.

2857.

Instruction pastorale du 14 janvier 1853, “La religion doit régler et sanctifier l’industrie”, pp. 23-24. Mgr de Bonald est certainement un des évêques qui ont le plus insisté sur la déshumanisation de l’ouvrier.

2858.

Cité dans P. DROULERS, “Le cardinal de Bonald et la question ouvrière à Lyon avant 1848”, Revue d’histoire moderne et contemporaine, T. IV, 1957, pp. 299-300

2859.

Mandement des vicaires capitulaires du diocèse de Lyon du 15 mars 1870, à l’occasion de la mort du cardinal de Bonald (A.A. de Lyon).

2860.

Rappelons que dans les providences, la journée de travail était, en général, moins longue que dans les autres ateliers, et elle était marquée par une alternance de temps de repos et de travail (Voir la troisième partie du chapitre 10).

2861.

Instruction pastorale de Carême du 13 janvier 1842, “Sur la sanctification du dimanche”. (pp. 9, 12 et 16).

2862.

Dans le mandement du 2 février 1847, pour le jubilé universel accordé par le pape Pie IX à l’occasion de son exaltation et pour le carême de 1847, Mgr de Bonald fait allusion à “L’enfant qui peut à peine soulever l’instrument du travail” (p. 13).

2863.

Loi de 1841 et loi de 1851, qui a fait passer l’âge d’accès au travail de 8 à 12 ans (Voir le paragraphe du chapitre 5, consacré au travail des enfants).

2864.

Lettre pastorale du 20 janvier 1856, intitulée : “ Ce qu’un chrétien doit entendre par le progrès” (A.A de Lyon, pp. 18-19).

2865.

Instruction pastorale “Sur le chef visible de l’Eglise” (pp. 20-21, A.A. de Lyon). Nous avons déjà eu l’occasion de relever la même argumentation de Mgr de Bonald, lorsqu’il était évêque du Puy et qu’il soulignait le contraste entre l’intérêt porté aux enfants, d’une part par la papauté et d’autre part par certains chefs d’atelier.