2. La dénonciation du capitalisme libéral et des industriels spéculateurs

Mgr de Bonald ne fut pas plus hostile au système économique et financier 2866 qui s’épanouissait au XIXe siècle, qu’il ne l’était au progrès industriel. Il était attaché, comme les autres évêques, au droit de propriété, et admettait le profit, mais non de manière abusive. Or, au cours des années 1840, le décollage de l’économie s’accompagna d’une fièvre de spéculation. Les compagnies privées chargées de l’exploitation des chemins de fer, accumulèrent les profits, et, dans le domaine des charbonnages, on vit des concessions houillères changer quatorze fois de propriétaire en une année et décupler la valeur d’actions 2867 . Les tenants du libéralisme économique ne concevaient la promotion sociale que par l’enrichissement personnel, fruit du travail, de l’épargne et du mérite individuel, et non par une redistribution de la richesse au profit des plus démunis. L’Eglise, bien sûr, au nom de l'évangile, ne pouvait admettre cette théorie ; aussi, dans de nombreux écrits épiscopaux, l’archevêque de Lyon reprocha l’accroissement sans mesure de la richesse et les moyens pour y parvenir.

Lorsque, dans l’Instruction pastorale de Carême de 1842 2868 , il évoque les forces de l’ouvrier qui s’épuisent, il fait répondre à l’industriel : “Il nous faut des produits et de l’argent”. Et, quand on rétorque à ce dernier que “l’enfance se flétrit”, il répond : “Il faut que nos trésors s’accumulent et que les commandes soient prêtes”. A cette soif de gain qui dévore le cœur de l’industriel, Mgr de Bonald consacre plus de cinq pages dans son Instruction pastorale de Carême de 1853 2869 . L’industriel y est qualifié le plus souvent de spéculateur 2870 , car lorsque celui-ci réalise des opérations financières et commerciales, qui sont la grande préoccupation de sa vie et ce, dans l’unique but de s’enrichir, son comportement est tout à fait condamnable. Aussi, l’archevêque passe-t-il en revue les conséquences néfastes de la spéculation dans plusieurs écrits épiscopaux. En premier lieu, cette spéculation enferme l’industriel sur lui-même et lui ôte toute sensibilité : “Vous ne sentez de nouveau battre son cœur, que quand vous parlez spéculation, jeu de bourse, découvertes. Faites-vous entendre le langage de la raison, du salut ? Aucun accent ne répond à vos accents : c’est un silence de mort 2871 ”. De plus, “les spéculateurs passionnés” perdent leur liberté, car ils sont “dominés par une cupidité sans frein 2872 et les calculs de l’agiotage” étouffent chez eux les pensées les plus sérieuses 2873 . Cette spéculation est d ‘autant plus répréhensible qu’elle “insulte à la misère de l’ouvrier” 2874 .

Finalement, les spéculateurs ont créé leur propre religion en honorant le Dieu de l’argent : leur temple, dit-il, c’est la bourse, leur culte, c’est le trafic et leur livre par excellence, c’est le bulletin du cours des actions. Ils sont donc devenus des “chrétiens dégénérés”, qui ne comprendraient même pas la parole évangélique 2875 . Ces paroles très dures du cardinal, à l’encontre des capitalistes de son époque, l’amènent à penser que ces derniers ont attiré la colère de Dieu et que leur activité sans frein a trouvé son châtiment lors de la crue du Rhône du 31 mai 1856 : “En regardant ces lignes de riches magasins scandaleusement ouverts le dimanche, il y a peu de jours, et maintenant déserts et tristement fermés, il nous était impossible de ne pas voir la terrible main de Dieu dans ces désastres mémorables qui nous affligent 2876 ”. Le cardinal de Bonald constate également que la fureur de spéculations à laquelle il assiste a des conséquences sur les vocations sacerdotales. Le mouvement industriel qui entraîne la génération actuelle dans un tourbillon d’affaires et d’opérations, dit-il, incite les familles à “détourner leurs enfants de l’état ecclésiastique et à les lancer dans une carrière qui pourra les mener à la fortune 2877 ”. Dès lors, il peut ironiser, lorsqu’il entend certains bourgeois regretter l’affaiblissement de l’influence de la religion au milieu des peuples et il leur répond qu’il aurait fallu “chercher le royaume de Dieu avant le règne de l’argent 2878 ”.

Mgr de Bonald ne s’est pas contenté de fustiger les spéculateurs. Son Instruction pastorale de Carême de 1853 montre une véritable réflexion sur les changements économiques en cours et leurs conséquences. En se projetant dans l’avenir, il essaie de percevoir les conséquences à long terme du développement du capitalisme. Il s’enthousiasme, comme on l’a vu, pour les progrès techniques et va jusqu’à imaginer les débuts de l’aviation : “Qui sait si l’industrie ne se fraiera pas bientôt une route triomphale dans les airs 2879  ?” Mais les lendemains lui paraissent plus inquiétants, lorsqu’il annonce les effets pervers de la concurrence pour le consommateur : “Les produits dont on inondera les places seront d’une apparence irréprochable … Mais les acheteurs déçus ne tarderont pas à découvrir sur ces ouvrages chèrement acquis … la substitution d’une matière à une autre 2880 ”. Il voit aussi dans concurrence qui s’est exacerbée dans de nombreuses branches de l’industrie, une explication aux crises fréquences qui ponctuent la marche en avant le la croissance et il passe en revue les méthodes condamnables utilisées par les chefs d’industrie pour triompher de la concurrence :“Il n’est pas de calomnies qu’on ne propage … pour vaincre toute rivalité … On semble borner toute son intelligence à l’abaissement d’un concurrent redoutable. Et, dût-on aller garnir la foule de ces spéculateurs imprudents qui succombent tous les jours dans de folles opérations …, si on parvient à entraîner dans sa ruine le puissant rival, qu’on jalouse, on ne croira pas avoir acheté trop cher cette victoire 2881 ”. Le comportement de ces derniers, pour l’archevêque, est bien différent des industriels d’autrefois, qui avaient “une loyauté à toute épreuve dans les relations commerciales et qui respectaient leur parole 2882 ”.

Si Mgr de Bonald dénonce les effets d’un libéralisme économique débridé, il condamne également les doctrines socialistes qui, hostiles elles aussi à ce libéralisme, ont leurs réponses à la question sociale.

Notes
2866.

Rappelons qu’il s’était rallié à la nouvelle position de Rome qui tolérait le prêt à un taux d’intérêt raisonnable. (voir dans le chapitre 2, le paragraphe consacré au problème de la pauvreté et du chômage).

2867.

T. VEYRON, G. SABY, L. MERCANTI, “Hommage à Jules Janin (1804-1874)”, Bulletin du Vieux Saint-Etienne, n°215, septembre 2004, p. 21.

2868.

Instruction pastorale “Sur la sanctification du dimanche”, p. 16.

2869.

Cette Instruction pastorale du 14 janvier 1853 est toute entière consacrée aux questions soulevées par le développement de l’industrie. Son titre, “La religion doit régler et sanctifier l’industrie”, sous-entend que la religion doit donner des normes, des repères à l’industrie, et elle doit aussi la sanctifier, c’est à dire que l’industrie doit se laisser transformer par l’Esprit-Saint, l’Esprit de Dieu.

2870.

Il emploie ce terme à 5 reprises et il substitue au terme de spéculateur, celui de maître, uniquement à la fin de son Instruction pastorale, lorsqu’il aborde les solutions pour sanctifier l’industrie et il se situe, alors, dans une optique paternaliste.

2871.

Instruction pastorale de Carême de 1853, p. 11.

2872.

Instruction pastorale de Carême du 2 février 1846, “Sur la liberté de l’Eglise”, p. 26.

2873.

Lettre pastorale de Carême du 20 février 1848, “Sur le zèle qui convient aux chrétiens de notre époque”, p. 2.

2874.

Instruction pastorale de Carême du 19 janvier 1845, “Sur l’esprit du sacerdoce catholique”, p. 20.

2875.

Lettre pastorale de Carême du 25 janvier 1857, “L’ignorance de la doctrine chrétienne est, de nos jours, une des grandes plaies de la religion”, pp. 14-15.

2876.

Mandement du 3 juin 1856 pour recommander à la charité des fidèles de son diocèse, les victimes de la dernière inondation.

2877.

Lettre circulaire de Mgr de Bonald adressée au clergé de son diocèse, sur ses visites pastorales, en 1861.

2878.

Ce regret, souligne le cardinal, n’est peut-être pas toujours assez désintéressé (Lettre pastorale de Carême du 25 janvier 1850, “Contre quelques erreurs de notre époque”, p. 21).

2879.

Instruction pastorale de Carême de 1853, p. 4.

2880.

P .14. Le cardinal fait preuve d’une prémonition assez surprenante lorsqu’il affirme qu’ “on dérobera à la science ses secrets, pour ne plus débiter que la contrefaçon des productions de la nature, les plus essentielles à la nourriture … de l’homme” (p. 15).

2881.

Instruction pastorale de Carême de 1853, p. 13.

2882.

P. 13. Quand Mgr de Bonald s’interroge pour savoir si le mouvement industriel qu’ion admire, a rendu plus inviolable la foi jurée et qu’il constate que les comptes-rendus des magistrats soulignent tous les ans la décadence de la moralité publique (p. 6), il rejoint l’économiste Le Play qui affirme dans son introduction de la Réforme sociale, en 1864, que les conquêtes industrielles “ n’atténuent en rien les désordres qui s’introduisent depuis deux siècles dans l’ordre moral chez plusieurs peuples de l’occident“. [Frédéric LE PLAY (1806-1882), Textes choisis et préface par Louis BAUDIN …, pp.71-72].