3. La condamnation des doctrines socialistes et communistes

Résidant dans la ville considérée comme la capitale du socialisme utopique, l’archevêque de Lyon, qui avait d’ailleurs reçu une de ses militantes, Flora Tristan, ne pouvait que prendre position contre les idéologies socialistes et communistes les plus prisées par les ouvriers. Mais il fallut attendre l’année 1849 pour qu’il évoque, dans ses écrits épiscopaux, le danger représenté par les idéologies menaçant l’ordre établi. Alors que d’autres évêques 2883 avaient déjà fait allusion aux idéologies socialistes à l’époque de la monarchie de Juillet, il n’en a pas perçu la nécessité, avant les événements tragiques de 1848. Effrayé, sans doute, par les violences de juin 1848 et voyant que le fossé se creusait entre les chefs d’industrie et les ouvriers, il craignait que ces derniers, aigris et esseulés, se tournent vers les systèmes socialistes. Dès lors, il lui fut difficile de maintenir, pour son clergé, les consignes de neutralité, au moment des échéances électorales. Si, dans sa circulaire du 23 avril 1849, il demande à ses prêtres de voter, en couvrant leur choix du secret le plus profond, il leur situe tout de même clairement l’enjeu des futures élections à l’assemblée nationale : le vote pourra “ou ébranler, parmi nous, la religion, la famille et la propriété ou raffermir sur ses bases, ces trois colonnes de l’ordre social 2884 ”. Il s’agissait là de consignes du Comité de la rue de Poitiers, dans lequel se trouvaient Thiers et Montalembert. Ce Comité, qui animait le parti de l’ordre, remporta les élections législatives du 13 mai 1849. Par la suite, Mgr de Bonald se rallia au coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851 et félicita l’évêque de Chartres, Mgr Clausel de Montals, d’avoir incité ses curés à voter “oui” au plébiscite des 21 et 22 décembre 1851, qui prolongeait pour dix ans les pouvoirs du président de la République. Le 19 décembre, il avait écrit à l’évêque que “le clergé de Lyon avait lu avec empressement ses avis pleins de sagesse” et que c’était “pitié de voir des hommes d’ordre se plaindre que l’on avait foulé aux pieds la légalité ; comme si la suprême légalité n’était pas de sauver la société 2885 ”.

Mgr de Bonald amorça sa critique contre le socialisme utopique, à la fin de son mandement de Carême du 2 février 1849 2886 , en faisant allusion aux fouriéristes, qui avaient formé à Lyon des groupes de phalanstériens dynamiques 2887 . Constatant que la fraternité ne régnait pas sur terre, les fouriéristes voulaient poursuivre la mission du Christ et, à ce titre, le cardinal leur reprocha de “prétendre faire partager au Christ la solidarité de leur coupable tentative”. Il était particulièrement choqué de voir des femmes qui, “au nom du Christ, oubliant leur mission pour devenir les apôtres d’un culte nouveau, dépouillent les restes d’une pudeur qui les gêne 2888 ”. L’année suivante, l’archevêque va réserver la presque totalité de sa lettre pastorale de Carême à une attaque en règle contre les doctrines socialistes et communistes 2889 , tout en reprenant à la fin de sa lettre, ses critiques contre le libéralisme. Il faut dire qu’entre temps, son inquiétude a augmenté, à la suite de la manifestation menée par des députés Montagnards à Paris, le 13 juin 1849, suivie, le même jour, par l’édification de barricades, par les canuts de la Croix-Rousse, dont la destruction par l’armée provoqua des dizaines de morts 2890 . Aussi commence-t-il sa lettre pastorale par une perspective particulièrement pessimiste : “Dans les jours d’obscurcissement et de convulsions où nous sommes arrivés …”. Il prodigue ensuite deux types de reproches aux doctrines socialistes, celui, déjà formulé, de considérer Jésus comme un réformateur social qui a réprouvé le principe d’autorité et il va aussi axer ses critiques sur l’atteinte portée au droit de propriété. Lorsqu’il fait allusion à ces modernes Manichéens qui soutiennent que tout appartient à tous, que tous les héritages ne font qu’un seul héritage possédé par la communauté et que l’Etat est reconnu comme le seul propriétaire, il vise les communistes icariens, disciples de Cabet. L’archevêque souligne que le communisme a eu des disciples depuis la plus haute antiquité, mais que cette doctrine antisociale a pu se développer de puis le XVIe siècle, avec la Réforme protestante, qui a introduit dans le monde le libre examen et la souveraineté de la raison, lesquels ont remis en question l’autorité et la propriété 2891 .

Mgr de Bonald donne au droit de propriété une origine divine en rappelant, d’après la Genèse, que Dieu a accordé à l’homme une domination sur la terre, et que s’il ne lui avait pas donné ce droit de propriété, les habitants de la terre auraient été perpétuellement en guerre. Il s’appuie aussi sur l’évangile, car, dit-il, le Christ y affirme ne pas être venu détruire la loi ; or, cette loi, qui se réfère aux dix commandements, demande de ne pas désirer la maison, ni les biens du prochain. Quant à ceux qui font remarquer que les premiers chrétiens partageaient leurs biens, l’archevêque leur répond qu’ils le faisaient et qu’ils pouvaient rester propriétaires 2892 . Dans la tradition chrétienne, la solution d’une appropriation collective des biens ne peut être une solution générale, car elle reviendrait à frustrer les individus d’un droit fondamental, celui d’exercer leur liberté d’initiative par la propriété privée ; toutefois, avec l’irruption de la société marchande aux XIIe et XIIIe siècles, la réflexion a porté sur l’usage de la propriété et Saint-Thomas d’Aquin a insisté sur la destination universelle des biens : dans cette perspective, le chrétien est amené à dire “c’est à moi, mais c’est pour tous 2893 ”.

En tous cas, il est facile à l’archevêque de convaincre le monde paysan, lorsqu’il demande si le laboureur supporterait tant de fatigue en travaillant pour la communauté ou l’Etat. Tous les évêques condamnent, bien sûr, le communisme, et lorsque Mgr de Bonald, évoquant les conséquences de l’application du communisme, affirme que la richesse ne serait nulle part, il est rejoint par l’évêque de Rodez, Mgr Croizier, qui, dans son mandement de Carême de 1850, disait que le partage des terres ne serait que le partage de la misère 2894 . En ce qui concerne l’application du communisme dans le domaine de l’industrie, le cardinal de Bonald fait remarquer que si l’Etat s’emparait de toutes les fortunes et donnait des salaires égaux aux travailleurs, “l’ouvrier sans conscience et sans énergie … passerait son temps dans une inaction honteuse 2895 ”.

L’archevêque de Lyon condamne donc aussi bien les industriels spéculateurs que les théoriciens socialistes et communistes. Dès lors, il faut nous demander quel est le type d’atelier ou de manufacture idéale qu’il préconise.

Notes
2883.

Dans un mandement du 12 juin 1846, l’archevêque de Toulouse, Mgr d’Astros, souligne la montée du socialisme dans les milieux ouvriers urbains (Paul DROULERS, Action pastorale et problèmes sociaux sous la monarchie de Juillet, chez Mgr d’Astros, archevêque de Toulouse, censeur de Lamennais, Vrin, 1954, 445 p. (p. 346). Mgr Affre, archevêque de Paris, évoque même, dès 1840, dans ses mandements, les théories socialistes (P. DROULERS, “Catholicisme et mouvement ouvrier en France au XIXe siècle : l’attitude de l’épiscopat”, Le mouvement social, octobre-décembre 1966, p. 28).

2884.

Circulaire du cardinal de Bonald, envoyée à son clergé, alors qu’il était en visite pastorale à Saint-Etienne (A.A. de Lyon).

2885.

Ernest SEVRIN, Un évêque militant et gallican au XIX e siècle, Mgr Clausel de Montals, évêque de Chartres (1769-1857), Vrin, 1955, 755 p. (p. 646).

2886.

Mandement pour recommander aux fidèles la pieuse pratique de l’adoration perpétuelle de Jésus-Christ au Saint-Sacrement de l’autel. A la fin de son mandement de Carême de 1847, le cardinal avait fait seulement une allusion brève et vague “aux systèmes trompeurs” avec lesquels on cherchait à séduire les ouvriers.

2887.

Voir le dernier paragraphe du chapitre 6.

2888.

Sans doute le cardinal fait-il allusion aux membres féminins des sociétés phalanstériennes qui participaient aux banquets annuels.

2889.

Lettre pastorale du 25 janvier 1850, “Contre quelques erreurs de notre époque”. Mgr de Bonald emploie le plus souvent dans sa lettre le mot “communisme”, mais il ne fait pas vraiment de distinction entre les termes “communisme” et “socialisme”, car il considère que le socialisme n’est que le communisme sous un autre déguisement (p. 14).

2890.

Claude LATTA, Eugène Baune (1799-1880). Un républicain dans les combats du XIX e siècle, Montbrison, 1995, 198 p. (p. 138).

2891.

Lettre pastorale de Carême du 25 janvier 1850, pp. 3,7,8 et 16.

2892.

Ibid., pp. 10, 17 et 20.

2893.

Nouvelle encyclopédie catholique Théo, Droguet et Ardant, Fayard, 1989, pp. 847 et 851.

2894.

Lettre pastorale de Mgr de Bonald, pp. 11-12 et passage du mandement de l’évêque de Rodez cité par Pierre PIERRARD, in L’Eglise et les ouvriers en France (1840-1940) …, p. 117.

2895.

Lettre pastorale du 25 janvier 1850, p. 13.