1. Quelle valeur accorder au travail ?

En ce qui concerne la valeur accordée au travail, le christianisme a hérité d’une triple tradition : biblique, gréco-romaine et germanique. L’héritage biblique consistait d’abord en l’opposition entre deux verbes traduisant l’action de travailler : le verbe “operari”, ayant trait à l’œuvre de Dieu créant le monde, mais aussi à celle d’Adam, lorsqu’il était installé dans le paradis terrestre, et le verbe “laborare”, manifestation du travail humain, impliquant sueur et souffrance 2896 . L’homme dut supporter cette souffrance, après avoir été chassé du paradis, à la suite de sa révolte contre Dieu. Mgr de Bonald s’en tient d’abord à cette signification donnée au travail, lorsqu’il y voit, pour les descendants d’Adam et Eve, une expiation nécessaire à la suite du péché originel. Dieu, dit-il, a condamné l’homme “à courber sans cesse vers la poussière ce front qui avait voulu se couronner d’une puissance égale à celle de son créateur” 2897 . Il poursuit, en précisant que cet arrêt divin pèsera sur toutes les générations qui se succéderont, et que la richesse, la science ou la sainteté ne pourront soustraire un seul homme à l’obligation du travail. Dans une lettre pastorale, il affirme que “dans les desseins de la Providence, le travail est la punition de l’homme pécheur”, mais ajoute qu’il est aussi “la ressource des familles et la gloire des nations”, et entre “dans l’économie du salut 2898 ” de chaque être humain ; l’archevêque lui donne donc une valeur rédemptrice. Les ecclésiastiques et les économistes étaient, sur ce plan-là, d’accord pour attribuer une telle valeur au travail. En effet, ces derniers y voyaient la clef de la régénération sociale et Villermé disait qu’“il n’y a rien comme l’idée qu’il n’y ait rien après la mort pour démoraliser les travailleurs 2899 ”. Pour que le travail soit un facteur de moralisation, les adeptes du libéralisme souhaitaient son encadrement et pensaient comme Louis Napoléon Bonaparte que si le travail éduque, régénère et organise, son organisation entraîne d’elle-même une discipline 2900 . La valeur rédemptrice du travail pouvait, bien sûr, être difficilement reconnue par les ouvriers : pourquoi leur travail aurait-il revêtu un aspect plus expiatoire que celui d’autres catégories sociales ? D’ailleurs, les ouvriers parisiens qui composaient le journal “L’Atelier”, se disaient catholiques comme les autres buchéziens, mais repoussaient, parmi les articles de la foi, le dogme du péché originel.

Si la Bible utilise deux termes très différents pour symboliser le travail, ce dernier y est perçu également de manière contradictoire. D’un côté, les soucis liés aux besoins journaliers fournis par le travail sont relativisés : “Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent … et votre père céleste les nourrit … Les lis des champs ne peinent, ni ne filent, et pourtant, Salomon lui-même n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux 2901 ”.De plus, le Christ n’est jamais représenté au travail. D’un autre côté, Jésus est parfois présenté comme le fils du charpentier et, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, on trouve de nombreuses allusions aux travaux des champs. Le travail artisanal est plus rarement évoqué, mais Mgr de Bonald a tenu, dans son instruction pastorale, entièrement consacrée à l’industrie, à présenter quelques artisans qui excellaient dans le travail du tissu, du bois et du fer, valorisant ainsi le travail de ses contemporains, ouvriers dans les ateliers de tissage et de teinture ou dans les forges : “L’écriture n’a-t-elle pas inscrit dans ses pages divines le nom de celui qui, le premier, façonna sur l’enclume le fer et l’airain ? 2902

L’héritage gréco-romain 2903 influença aussi les Pères de l’Eglise, en particulier avec la doctrine philosophique du stoïcisme, dont deux tendances s’opposèrent à propos de l’activité technique 2904 . La première, de type cynico-stoïcien, valorisait tout ce qui était naturel, à l’encontre de tout ce qui était produit par “artifice”, produit de l’art et du métier. Cette conception fut adoptée par les Pères de l’Eglise comme Saint-Ambroise, au IVe siècle, et, au XIXe siècle, par Veuillot, directeur de “L’Univers”, son ami, l’évêque de Tulle et Mgr Gaume, connu pour son “Ver rongeur des sociétés modernes ou le paganisme dans l’éducation”. La deuxième tendance, appartenant au moyen stoïcisme, glorifiait au contraire l’activité technique de transformation de la nature et influença Saint-Augustin qui critiquait les moines voulant vivre comme les oiseaux du ciel et qui, dans “La Cité de Dieu”, faisait l’apologie du rôle de la Providence dans la capacité donnée aux hommes de transformer rationnellement le monde 2905 . Saint-Thomas, au XIIIe siècle, alla plus loin que Saint-Augustin, en affirmant que l’action humaine était une participation à l’activité créatrice de Dieu 2906 . Nombre d’évêques français, sous le second Empire, ont souscrit à cette affirmation, dont Mgr de Bonald, pour qui l’homme avait reçu la faculté de “concevoir et d’inventer tous les jours de nouveaux moyens de façonner la matière à son usage et de dompter les éléments pour son utilité et son plaisir 2907 ”. Il avait reçu, ajoutait-il, la faculté de dévoiler “tous les secrets les plus cachés de la nature, afin d’étendre et de s’assurer de plus en plus cet empire que Dieu lui a donné sur les ouvrages de la création”. L’archevêque consacre une page de son instruction pastorale sur l’industrie au bilan du travail technologique et industriel de son époque 2908 . Il y voit, entre autres, des effets bénéfiques, avec les bateaux à vapeur, qui permettent plus facilement la diffusion de l’évangile au-delà des mers 2909 , et avec le chemin de fer qui “rend plus vite les hommes aux embrassements de la famille 2910 ”. Toutefois, même si tous ces travaux de l’homme pour étendre sa domination sur la terre, sont conformes aux desseins de la Providence, il doit les abandonner le dimanche, comme le veut le créateur, afin de reconquérir sa dignité primitive et de pratiquer ce jour-là, uniquement les travaux qui “élèvent vers les régions de la Vérité 2911 .

La plupart des évêques et des économistes ont donc une vision optimiste du travail de leurs contemporains, si celui-ci a un effet moralisateur, et s’il permet une collaboration avec le Dieu Créateur. Mais, le travail peut avoir un autre visage et devenir un élément de désordre. Après la suppression des corporations et avec les conséquences de la mécanisation sur les classes pauvres, les économistes redoutent les réactions des ouvriers lors des crises économiques, avec l’augmentation du chômage 2912 . Les événements de 1848 ont justifié ces craintes. Les ouvriers ont alors obtenu le droit au travail et celui de s’associer. Comment les ouvriers comprenaient-ils ces nouveaux droits accordés par le gouvernement provisoire de la seconde République ? Pour eux, ce droit au travail signifiait probablement le droit de revendiquer un travail dans une organisation qui régulariserait la production et ferait disparaître le chômage. Il signifiait également le droit à un salaire minimum, garantissant une certaine dignité ouvrière. Mais, par la suite, ces droits ont été remis en question parce que les députés ont établi un lien entre le décret du gouvernement provisoire du 25 février 1848, établissant le droit au travail, et les journées de juin 1848 2913 . Il nous faut, dès lors, préciser la position du cardinal de Bonald concernant les revendications essentielles des ouvriers et vérifier si les événements tragiques qui se sont déroulés sous la seconde République l’ont amené à modifier son point de vue.

Notes
2896.

Michel LAGREE, La bénédiction de Prométhée …, pp. 29-30. Le verbe « operari » désigne en latin, les occupations nobles, comme l’enseignement et les affaires publiques, alors que le verbe « laborare » désigne plutôt le travail des cultivateurs.

2897.

Il s’appuie sur le passage bien connu de la Genèse (ch. III, v. 19) : “tu mangeras ton pain à la sueur de ton front”, dans son mandement de carême de 1842, “Sur la sanctification du dimanche”, pp. 5-6. Même des évêques comme le cardinal Giraud, archevêque de Cambrai, qui se sont sentis particulièrement interpellés par la question sociale, ont exposé l’obligation de travailler faite par Dieu à l’homme, à la suite du péché originel. (Allusion au mandement de Carême de Mgr Giraud, du 1er janvier 1845, “Sur la loi du travail”, faite dans P. DROULERS, “L’épiscopat devant la question ouvrière en France, sous la monarchie de Juillet”, Revue historique, avril-juin 1963, p. 345).

2898.

Fin de la lettre pastorale de Carême de 1856, “Ce qu’un chrétien doit entendre par le progrès”.

2899.

Cité par Giovanni PROCACCI, Gouverner la misère – La question sociale en France (1789-1848), Le Seuil, 1993, 358 p. (p. 234).

2900.

Ibid., p. 234. L’auteur cite l’ouvrage écrit par Louis Napoléon Bonaparte en 1844, “L’extinction du paupérisme”. Si le cardinal de Bonald a approuvé son coup d’Etat en 1851, peut-être est-ce aussi parce que le futur Napoléon III paraissait s’intéresser à la cause ouvrière.

2901.

Evangile de Matthieu, ch. 6, v. 26-28.

2902.

Instruction pastorale de Carême de 1853, p. 3 : il s’agit de Toubal-Caïn, le forgeron (Genèse, IV, 22).

2903.

Le troisième héritage,  germanique était, lui aussi, contradictoire, dans la mesure où il valorisait l’oisiveté noble du guerrier et assurait en même temps l’importance de l’art du forgeron dont les guerriers avaient besoin pour leurs armes. (Michel LAGREE, La bénédiction de Prométhée …, p.31).

2904.

Ibid., p. 31.

2905.

Idem, pp. 32-33. Un passage de “La Cité de Dieu”, où il était question des prodiges de l’industrie humaine, a inspiré bien des discours d’évêques du XIXe siècle, lorsqu’ils bénissaient des locomotives ou des manufactures.

2906.

Depuis Saint Bernard, qui a remis à l’honneur, pour les moines, le travail manuel, l’Eglise a toujours accordé une vertu au travail qui permet d’être disponible pour Dieu.

2907.

Instruction pastorale de Carême de 1853, “La Religion doit régler et sanctifier l’industrie”, p. 3. Sur ce plan-là, la position de l’archevêque était à l’opposé de celle de son père, Louis de Bonald, qui ouvrit la voie, au début du siècle, au catholicisme antimoderne. Ce dernier voyait dans les machines, un redoutable agent de déshumanisation du travail et se montrait compréhensif à l’égard des actes de luddisme qu’il avait observés en Angleterre. (M. LAGREE, La bénédiction de Prométhée …, p. 35.

2908.

Instruction pastorale de Carême de 1853, p. 4.

2909.

Ibid., pp. 7-8.

2910.

Mandement de Carême du 26 janvier 1863 , “Pour établir dans le diocèse, l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement”, p. 4.

2911.

Mandement de Carême de 1842, “Sur la sanctification du dimanche” , p. 6.

2912.

G. PROCACCI, Gouverner la misère – La question sociale en France (1789-1848) …, pp. 234-237.

2913.

Francis DEMIER, “Droit au travail et organisation du travail en 1848”, in J.L. MAYAUD (dir.), 1848, actes du colloque international du cent cinquantenaire tenu à l’Assemblée nationale à Paris, du 23 au 25 février 1998 …, pp. 167 et 173.