2. Pour l’ouvrier, justice ou résignation ?

On a déjà constaté que Mgr de Bonald, tout en compatissant aux souffrances des ouvriers, leur préconisait, dans sa première lettre pastorale du 2 juillet 1840, la résignation face aux injustices et l’écoute des conseils de la religion 2914 . Toutefois, on trouve en proportion beaucoup restreinte chez l’archevêque, par rapport à d’autres évêques, les exhortations à la résignation ou les reproches faits aux ouvriers 2915 . Lorsque les ouvriers ont un comportement répréhensible, la responsabilité en incombe, pour Mgr de Bonald, aux industriels : l’ouvrier, dit-il, devient un instrument docile entre les mains de ceux qui souhaitent un bouleversement social, car, en lui interdisant d’aller à la messe le dimanche et en faisant de ce jour un jour profane, on l’incite à écouter le discours de la démagogie et à envisager “les moyens d’en finir avec la loi, la religion, la famille… 2916 ”. De plus, si l’ouvrier est contraint de travailler le dimanche, il sera amené à ne pas travailler le lundi, remplaçant “le saint repos du dimanche par les plaisirs bruyants et désordonnés du second jour de la semaine, le jour de Dieu par le jour de l’homme 2917 ”. A de multiple reprises, l’archevêque démontre aux chefs d’atelier et aux industriels , qu’il est de leur intérêt de permettre la présence de la religion sur leur lieu de travail, car elle est seule susceptible d’améliorer le comportement de leurs ouvriers : “Si la religion ne veille pas …, l’œil du surveillant le plus actif n’empêchera pas la main infidèle de dérober … 2918 Si vous laissez la religion pénétrer dans vos ateliers, “elle écartera par ses conseils la paresse, l’insubordination, la fraude 2919 ”.

Dans sa première lettre pastorale, Mgr de Bonald avait aussi conseillé une attitude bienveillante et paternaliste aux chefs d’industrie, à l’égard de leurs ouvriers. Ce paternalisme est bien expliqué à la fin de son instruction pastorale de Carême de 1853 2920 . Si l’ouvrier, dit-il, ne sait plus distinguer les jours profanes des jours sacrés et devient étranger à toute pratique de religion, l’employeur en endosse la responsabilité, car l’ouvrier est contraint d’imiter son comportement 2921 . De même, l’industriel a intérêt à ne pas empêcher les ouvriers “d’aller faire aux prêtres l’aveu des injustices qu’ils auraient commises à son détriment, afin qu’ils apprennent à les réparer 2922 ”. A cet égard, la pensée de l’archevêque est conforme à la pensée traditionaliste qui attribue des obligations morales à celui qui exerce l’autorité. Comme l’économiste Le Play, il croit aux responsabilités particulières des classes dirigeantes 2923 . Dans son diocèse, Mgr de Bonald pouvait trouver des industriels pratiquant le paternalisme chrétien qu’il préconisait : les patrons de la soie comme Martin ou Bonnet 2924 , les sidérurgistes Petin-Gaudet, ou Prénat, à Givors qui s’obligeait, à côté de sa tâche industrielle, à remplir certains devoirs vis à vis de ses ouvriers 2925 . L’ingénieur des houillères, Félix Devillaine (1823-1913), qui est devenu directeur de la Société de Montrambert, donnait une définition du patron chrétien, tout à fait en conformité avec ce que souhaitait le cardinal : “le devoir du patron chrétien envers ses ouvriers, n’est pas de les considérer comme de simples auxiliaires …, mais comme une famille dont il est le père, dont il doit surveiller avec le même soin les intérêts matériels , moraux et religieux, et dont il doit se faire aimer 2926 ”.

Le paternalisme affiché par Mgr de Bonald ne laissait assurément guère d’initiatives à l’ouvrier. Malgré tout, il a placé, comme on l’a vu, beaucoup d’espoir dans la Société de Saint-François-Xavier, dont les ouvriers disposaient d’une autonomie certaine au sein de leur société de secours mutuels 2927 . Il a même essayé, au moment où elle était confrontée à de graves difficultés, en 1848, de la réactiver sous le nom de Société de Saint-Joseph. De plus, à la fin de la monarchie de Juillet, il a pris nettement position pour une amélioration des salaires. Dans son mandement de Carême de 1847, il prie Dieu d’inspirer au riche spéculateur “une justice rigoureuse pour proportionner le salaire au labeur, la récompense aux services 2928 ”. L’archevêque de Lyon, comme celui de Cambrai 2929 , voulait trouver une solution pour convaincre les chefs d’industrie, qu’ils ne seraient pas pénalisés s’ils libéraient leurs ouvriers le dimanche. Il essaya de persuader les fabricants de s’entendre pour trouver le moyen de garantir le même salaire aux ouvriers et aux employés, si les ateliers et les magasins étaient fermés le dimanche. Qui sait, disait-il, si la bienfaisance, toujours industrieuse dans ces contrées, ne saurait pas trouver le moyen de dédommager le pauvre ouvrier du gain qu’il aurait sacrifié à l’accomplissement de ses devoirs de chrétien 2930  ? En 1848, deux jours avant les débuts de la Révolution de février, ses remarques concernant la rémunération des ouvriers devinrent encore plus précises : “Etablissez dans vos comptoirs le règne de la justice … ; pesez dans ses balances, pour l’avantage de tous, les travaux, les périls, les fatigues, les services, afin de ne rien laisser sans une juste récompense 2931 ”. On ne peut être plus clair pour exiger des salaires qui tiennent compte de la dangerosité du travail, par exemple dans la verrerie ou la métallurgie, et de sa pénibilité, lorsque ce travail s‘effectue la nuit.

Comment inciter les industriels à faire en sorte que les lois économiques de l’offre et de la demande deviennent mieux maîtrisées et donc moins cruelles à l’égard des ouvriers ? Habilement, il fait appel à leur esprit inventif : “Mettez au service de la Religion un peu de cette énergie intelligente … qui vous coûte tant de sueurs pour une découverte nouvelle … pour faire plier à vos intérêts … quelque loi de la nature 2932 ”. En souhaitant un rapprochement des chefs d’industrie pour réduire les effets de la crise économique, le cardinal de Bonald leur suggère d’échafauder un de ces projets d’organisation du travail, qui vont se multiplier au printemps 1848 2933 . Les résultats qu’il attendait des initiatives prises par les chefs d’industrie pour réduire les effets du chômage, n’ont sans doute pas été à la hauteur de ses espérances, puisqu’il souhaita, semble-t-il, après l’installation du gouvernement provisoire, une intervention des pouvoirs publics : “Il faut espérer qu’on montrera, enfin, un intérêt sincère et efficace à la classe laborieuse 2934 ”.

En ce qui concerne la question des salaires, il semblerait, a priori, qu’après les événements de 1848, Mgr de Bonald ait remis en question son souhait d’une plus grande équité. Dans sa lettre pastorale de Carême de 1850, où il met surtout en garde les fidèles contre les systèmes socialiste et communiste, il souligne, d’abord, que cette question des salaires est menaçante pour la société 2935 . Puis il rappelle que le Précurseur du Messie, saint Jean-Baptiste, recommandait aux hommes de guerre de se contenter du salaire convenu. En fait, il est alors en train d’argumenter contre les socialistes qui veulent remettre en cause la société et, dans la phrase précédant son allusion à Jean-Baptiste, il pose la question : “Serait-ce dans la question des salaires … que les défenseurs du socialisme pourraient revendiquer une seule parole de l’évangile pour soutenir des prétentions injustes ? 2936 ” L’archevêque redoute surtout que l’ouvrier arrache par la violence l’augmentation des salaires, alors qu’il ne doit l’envisager qu’à la suite d’une concession volontaire des autorités 2937 . La meilleure preuve de son souhait toujours affiché d’une justice, en ce qui concerne la rétribution des ouvriers, se trouve à la fin de sa lettre pastorale, lorsqu’il reprend, mot à mot, assez curieusement, ce qu’il avait écrit dans celle du 20 février 1848 : “Etablissez dans vos comptoirs le règne de la justice … afin de ne rien laisser sans une juste récompense 2938 ”.

La grève fait sans doute partie, aux yeux du cardinal, des “prétentions désordonnées des ouvriers”. Mais, lorsqu’il évoque les plaintes dans les ateliers, le ralentissement des travaux, l’arrêt des machines et l’exigence pour le patron de soumettre sa volonté à la volonté de tous, il fait tout de même porter la responsabilité de la grève à ce dernier, qui n’a rien fait pour “faire rentrer la religion dans le cœur de ses subordonnés”, alors que c’est elle, poursuit-il, qui “devrait garantir l’observation loyale des conventions arrêtées 2939 ”.

Si la religion n’est pas présente sur le lieu de travail, le cardinal voudrait, au moins, que les ouvriers puissent obtenir l’observation du dimanche.

Notes
2914.

Voir le début du deuxième paragraphe du chapitre 9.

2915.

P. DROULERS, “Le cardinal de Bonald et la question ouvrière à Lyon avant 1848”, Revue d’histoire moderne et contemporaine, T. IV, 1957, p.290.

2916.

Instruction pastorale à l’occasion du Carême de 1853, “La religion doit régler et sanctifier l’industrie”, p. 21.

2917.

Mandement de Carême de 1842, p. 11.Le chômage du lundi était effectivement lié au travail du dimanche. Mais il était dû également au repli du dimanche populaire et festif, aux contraintes du dimanche catholique et du dimanche bourgeois. La coutume du lundi, consacré au cabaret, concernait surtout les métiers les mieux payés .(Robert BECK, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Editions de l’Atelier, 1997, 383 p. (pp. 230-232).

2918.

Instruction pastorale à l’occasion du Carême de 1853, p. 21.

2919.

Ibid., p. 25.

2920.

PP. 21-26. Dans sa lettre pastorale de Carême de 1848, “Sur le zèle qui convient aux chrétiens de notre époque”, il va jusqu’à dire aux industriels, que les ouvriers sont leurs enfants et qu’ils ont besoin d’être consolés, à cause de leur pénible existence (p. 21).

2921.

Instruction pastorale de Carême de 1853, p. 20.

2922.

Ibid., p. 23.

2923.

Le Play écrit dans le chapitre VI de la “Réforme sociale” : les patrons les plus intelligents s’appliquent à propager chez leurs ouvriers, les connaissances de l’ordre moral … ; et, pour réussir dans cette partie de leur tâche, ils se croient tenus de donner eux-mêmes à leurs subordonnés l’exemple d’une saine pratique (F. LE PLAY (1806-1882), Textes choisis et préface par Louis BAUDIN …, p. 268).

2924.

Voir la fin du chapitre 10.

2925.

B. ANGLERAUD et C. PELLISSIER, Les dynasties lyonnaises …, p. 283.

2926.

“ H. D., Grand mineur français. Félix Devillaine. Animateur des houillères de Montrambert (1823-1913)”, Notre bulletin,  Association des amisdu musée de la mine, Numéro spécial, décembre 2004, n°37 : Le bassin houiller de la Loire. Des hommes par milliers, p.4.

2927.

Dans une lettre envoyée le 31 août 1845, au directeur de la Société de Saint-François-Xavier, Mgr de Bonald souligne les mérites de l’association chrétienne. (Voir le premier paragraphe, dans la troisième partie du chapitre 9).

2928.

Mandement du 2 février 1847, p. 13.

2929.

Dans son mandement de Carême de 1845, Mgr Giraud avait suggéré que la réduction de production de 1/7 par le chômage dominical, ferait hausser les prix de 1/7 et permettrait donc aux ouvriers le même salaire sans perte pour le patron (P. DROULERS, “Le cardinal de Bonald et la question ouvrière à Lyon avant 1848” …, p. 291).

2930.

Mandement de Carême de 1842, “Sur la sanctification du dimanche”, p. 18.

2931.

Lettre pastorale de Carême du 20 février 1848, “Sur le zèle qui convient aux chrétiens de notre époque”, p. 21.

2932.

Ibid., p. 20.

2933.

Le journal de Claudius Hébrard, l’“Union nationale”, consacra deux articles successifs, les 25 et 26 mai 1848, à la présentation d’un projet d’organisation du travail (Voir la fin du paragraphe 2 du chapitre 9).

2934.

Circulaire de Mgr de Bonald au clergé, du 27 février 1848 : “Soumission et bon accueil à la République”. (On peut noter, en parallèle, même si elles ont été prononcées avant le déclenchement de la Révolution de février, les paroles de Mgr d’Astros, archevêque de Toulouse : dans son mandement de Carême du 3 février 1848, il affirma que le seul remède au malaise social, était le retour à la religion, l’aumône et la résignation (Cité par P. DROULERS, Action pastorale et problèmes sociaux sous la monarchie de Juillet chez Mgr d’Astros, archevêque de Toulouse, censeur de Lamennais …, p. 355).

2935.

Lettre pastorale du 25 janvier 1850, “Contre quelques erreurs de notre époque”, pp. 17-18.

2936.

Ibid., pp. 17-18.

2937.

Ne dit-il pas, dans son instruction pastorale de Carême de 1853, que la religion doit combattre, en même temps, les exigences injustes du maître et les prétentions désordonnées de l’ouvrier ? (p. 18)

2938.

Lettre pastorale “Sur le zèle qui convient aux chrétiens de notre époque”, p. 23.

2939.

Lettre pastorale du 20 janvier 1856, “Ce qu’un chrétien doit entendre par le progrès”, pp. 17-18. Le droit de grève ne peut pas faire encore partie des conventions arrêtées, puisqu’il ne sera reconnu qu’en 1864.