0. Introduction générale

Tenir un cahier où figurent des crédits, dresser une liste de courses, prendre des notes sur un bout de papier, consigner sur un carnet dates de naissance, adresses et « secrets » divers… autant de gestes qui peuvent sembler communs tant qu’on ne les situe pas dans le contexte où ils ont été observés : la région cotonnière du sud du Mali, soit une région rurale d’un des pays dont le taux d’alphabétisation est un des plus faibles du monde (19% des adultes selon le PNUD).

Au point de départ de notre recherche, un double défi : appréhender ces pratiques en nous appuyant sur les outils développés dans l’approche des écritures « ordinaires » des pays largement alphabétisés, sans jamais négliger qu’elles n’ont rien de banal dans un contexte où l’alphabétisation ne touche qu’une partie de la population ; faire émerger comme objet de recherche des pratiques laissées dans l’ombre sur notre terrain par une focalisation soit sur les traditions orales, soit sur les écritures ou les signes graphiques spécifiques à l’aire culturelle mandingue (signes magiques, écritures inventées).

L’étude des pratiques nous a permis de constater des usages effectifs de l’écrit de la part d’individus alphabétisés sous l’effet des campagnes d’alphabétisation ou de l’extension de la scolarisation. L’énumération que nous proposons donne immédiatement à voir que le recours à l’écriture excède les usages imposés par l’administration ou la Compagnie Malienne de Développement des Textiles (CMDT) qui encadre la production cotonnière.

Dans un premier temps, nous avons cherché à appréhender l’appropriation de l’écriture par ces usages mis en œuvre hors de toute incitation directe. Alors que les discours de promotion de l’alphabétisation mettent en avant l’intérêt collectif de l’écriture, en termes de développement de la communauté, les paysans auprès de qui nous avons enquêté utilisent l’écriture aussi, et parfois surtout, pour eux-mêmes. Cependant, cette approche centrée sur les usages « non-fonctionnels » de l’écrit a rapidement montré ses limites. D’un point de vue théorique, la catégorie d’usage « fonctionnel », empruntée aux acteurs de l’alphabétisation, pose davantage de problèmes qu’elle n’en résout. Elle suggère que seules certaines pratiques de l’écrit répondraient à des besoins sociaux - dont les promoteurs de l’alphabétisation se réservent la définition. Il nous a paru de meilleure méthode de considérer les pratiques sans les rapporter à une utilité sociale dont l’appréciation est variable selon les points de vue adoptés. D’un point de vue méthodologique, la focalisation initiale sur certains usages « privés » a également tourné court, dans l’impossibilité à décider pour chaque pratique observée si elle relevait ou non de ce domaine. Il nous est finalement apparu illusoire de chercher à situer l’appropriation dans un type d’écrits, ou dans un type d’usages. Les écrits privés sont aussi socialement construits. Nous avons donc choisi de travailler sur la manière dont la familiarité avec l’écriture peut produire une recomposition du partage entre public et privé, plutôt que de poser une telle partition en début d’analyse. A cet égard, une question est devenue centrale : celle des normes et modèles scripturaux qui circulent, entre public et privé. Le lieu de l’appropriation a ainsi été redéfini comme la manière dont les scripteurs se saisissent de ces normes et modèles, pour les faire servir à des fins qui leur sont propres, dans un écart parfois minime au modèle.

Une fois ce cadre d’analyse mis en place, la première dimension de notre travail a été de déterminer les conditions sociales de cette appropriation. Toutes les personnes alphabétisées ne développent pas les usages évoqués ci-dessus. Les pratiques sont distinctes selon les langues de l’écrit utilisées (bambara, français, arabe), les filières éducatives suivies (alphabétisation pour adultes, scolarisation formelle, école coranique) et plus largement les contextes de la socialisation à l’écrit (les filières éducatives ou d’autres contextes plus informels, en migration notamment). Passer par l’une ou l’autre de ces filières ne suffit pas toujours à former des compétences. Même si celles-ci sont constituées, elles peuvent demeurer inexploitées. Dans les cas où des pratiques de l’écrit sont attestées, les configurations varient selon que les usages pour soi interviennent dans le prolongement d’usages collectifs, à côté de ceux-ci dans une sphère séparée, ou encore en substitut de tels usages. Notre première partie détaille ainsi, à l’échelle d’une communauté villageoise, les profils sociologiques qui favorisent le développement de ces pratiques.

Comment désigner ces usages ? Le second axe d’investigation suivi est une réflexion sur les catégories de l’écrit « pour soi », en interrogeant le champ de pertinence des catégories du privé, du personnel, de l’intime. Cette réflexion est ancrée dans un effort de description et d’analyse des pratiques mené dans la deuxième partie de notre travail. Nous mettons à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle certaines pratiques de l’écrit permettent la constitution d’une sphère à soi, qui selon le profil du scripteur prend des sens différents (sphère domestique du privé pour un chef de famille, sphère des goûts et des références personnels pour un jeune adulte, etc.).

Cette hypothèse est approfondie pour ce qui est de la tenue d’un cahier personnel, que nous étudions dans notre troisième partie. Nous y éprouvons l’hypothèse selon laquelle l’écrit est partie prenante des processus actuels de redéfinition des rapports entre soi et les autres, et contribue à modifier le partage entre public et privé.

L’écriture est un objet d’intérêt pour les chercheurs en sciences sociales depuis les travaux pionniers des années 1960 et 1970, notamment ceux de Jack Goody (GOODY, J. & WATT, I. 1963 ; GOODY, J. 1979 [1977]). Dans un prolongement parfois critique de cette œuvre, les recherches sur les usages de l’écrit ont connu un tournant ethnographique. Notre travail s’inscrit dans ce champ, en s’appuyant à la fois sur les enquêtes menées par l’histoire, la sociologie et l'ethnologie françaises et sur les travaux défendant une approche ethnographique de l’écriture dans le domaine anglo-saxon. Mobiliser ces références pour aborder les sociétés rurales de la zone cotonnière du sud du Mali ne va pas de soi, et suppose une réflexivité constante sur la légitimité des transferts de concepts hors de leur terrain initial d’application. La démarche s’est pourtant révélée féconde, permettant premièrement de revenir sur les concepts et théories de l’ethnographie de l’écriture, deuxièmement de constituer comme objet de recherche un ensemble de pratiques restées largement inaperçues sur notre terrain.

Dans cette introduction, nous allons dans un premier temps détailler les enjeux théoriques de notre travail. Puis nous préciserons le contexte de l’étude. Enfin, nous donnerons les grandes lignes de notre problématique et nous expliciterons la méthode suivie pour cette enquête.