0.1. Théorie : cadre initial et avancées

Travaillant sur les usages de l’écrit dans une société où la généralisation de l’alphabétisation est en cours, nous rencontrons immédiatement une position du problème en termes d’ « effets » de ces processus de scripturalisation. Nous allons premièrement discuter la pertinence d’une telle approche de l’écriture.

0.1.1. Des « effets » de l’écriture ?

Face à cette expression d’« effets de l’écriture », la première exigence est une clarification de la nature du lien causal que suppose le terme d’« effet ». Pour la mener, il est utile de poser d’emblée deux distinctions qui servent de garde-fous dans l’analyse.

La première est celle de l’échelle : la question historique des effets de l’écriture sur le développement des cultures doit être distinguée de la question des transformations à l’échelle individuelle, afin d’éviter tout glissement conceptuel de la phylogenèse à l’ontogenèse.

La deuxième distinction est celle des effets cognitifs des effets sociaux. Il s’agit là bien sûr d’une dénomination commode, car, de notre point de vue, les effets cognitifs sont aussi socialement construits. Les effets cognitifs désignent les modifications qu’entraîne l’avènement de l’écriture sur les processus de la transmission culturelle et sur la manière dont une société ou un individu se rapporte au savoir. Les effets sociaux renvoient aux conséquences de l’écrit sur l’organisation de la société, les types de relations sociales qui sont rendus possibles, et en particulier les jeux de pouvoir autour de la maîtrise de l’écrit.

Dans cet examen, il faut éviter deux écueils. Celui du déterminisme, qui conduit à comprendre le terme « effets » au sens d’une causalité linéaire et continue. Retenir cette acception du terme signifie que l’introduction de l’écriture dans une société a des conséquences prévisibles et déterminées. Dans ce cas, le problème immédiat est celui du régime de la preuve. Un déterminisme strict s’expose à voir sa théorie invalidée au premier contre-exemple. Dans sa version atténuée, le déterminisme implique un raisonnement en termes de probabilité statistique, mais dans ce cas la question d’une mesure des effets se pose.

Le second écueil est celui du relativisme, qui dissoudrait l’objet « écriture » en s’interdisant tout discours sur l’écriture en général. Il faudrait repartir à zéro dans chaque nouvelle recherche.

Comment maintenir ouverte la possibilité que les études sur l’écriture s’inscrivent dans un champ de problèmes communs sans présupposer que l’écriture a de manière uniforme les mêmes effets ?

On voit que cette question soulève des questions épistémologiques massives, qui s’articulent autour de ces trois difficultés : la notion de causalité, qui pose le problème du statut de l’explication en sciences sociales ; le recours au comparatisme dans les travaux qui se réfèrent à la fois aux premiers documents écrits connus, tels que les archéologues les restituent, et aux usages contemporains ; l’articulation de niveaux d’analyse distincts (individuel et collectif).

Nous prendrons pour point de départ de cette réflexion la manière dont Jack Goody pose la question des effets. Nous retenons son œuvre, non comme la première formulation de ces questions, mais comme un moment charnière 1 . Par là nous désignons son statut de pivot entre les différentes traditions auxquelles nous nous référons : J. Goody se positionne en effet par rapport à Lévi-Strauss, cite les textes classiques de la sociologie durkheimienne - notamment l’article sur les catégories de Durkheim et Mauss (DURKHEIM, É. & MAUSS, M. 1903, repris dans MAUSS, M. 1968), et ses ouvrages sont traduits, lus et cités en France 2  ; en même temps, il s’inscrit pleinement dans le champ anglo-saxon, où il constitue une référence toujours mobilisée dans les travaux actuels sur l’écriture, même si le plus souvent il y fait figure de contre modèle.

Dans La raison graphique, J. Goody part du constat que la spécificité de la pensée occidentale est souvent formulée dans les termes d’une dichotomie entre des modes de pensée essentiellement différents : mentalité prélogique/ mentalité logique ; pensée magique/pensée rationnelle et scientifique ; pensée sauvage/pensée domestiquée 3 . Goody reproche à ces oppositions d’une part leur ethnocentrisme, d’autre part leur caractère figé, qui ne permet pas de rendre compte des évolutions historiques observables. Il ne remet pas en cause le constat des différences entre les modes de pensée, mais il propose d’en rendre compte par une analyse des moyens de communication.

‘Pour ceux qui étudient l’interaction sociale, les développements touchant la technologie intellectuelle sont forcément et toujours décisifs. Le plus important progrès dans ce domaine, après l’apparition du langage lui-même, c’est la réduction de la parole à des formes graphiques, le développement de l’écriture (GOODY, J. 1979 [1977] : 48). ’

Pour J. Goody, ce qui différencie qualitativement le fonctionnement cognitif des cultures n’est pas à rechercher dans une différence d’essence de leur contenu, mais dans les moyens matériels et cognitifs de la communication.

Comment démontre-t-il cette thèse ? La culture est définie comme une série d’actes de communication. Or l’écriture accroît les possibilités d’accumulation des connaissances. Ce qui a un effet quantitatif sur les informations dont disposent les générations successives. Mais cela produit aussi des changements qualitatifs : dans la nature de la communication, étendue au-delà du contact personnel, et dans la manière dont on se rapporte à ces informations. En effet, la possibilité de confronter des sources différentes, et de se référer à des textes d’époques diverses entraîne selon Goody le développement de l’esprit critique. L’attitude sceptique peut bien exister dans les sociétés sans écriture, mais non une tradition de scepticisme qui s’attache à questionner les principes de la connaissance.

‘Les sociétés "traditionnelles" se distinguent non pas tant par le manque de pensée réflexive que par le manque d’outils appropriés à cet exercice de rumination constructive (op. cit. : 97).’

En effet, c’est le mode écrit qui oblige à voir les contradictions, fait prendre conscience des règles de raisonnement et par là permet l’avènement de la logique formelle. L’énoncé mis par écrit peut être décomposé, manipulé, abstrait parce que dépersonnalisé. Ce sont ces processus que J. Goody décrit comme l’ « objectivation » que produit l’écriture. Il en conclut que la généralisation de l’usage de l’écriture a pour conséquence l’avènement de la logique, de l’algèbre, de la philosophie.

Si cette thèse échappe à la critique des dichotomies ethnocentristes, c’est parce que Goody considère ces changements dans leur pluralité, sans chercher à y voir une rupture unique. Il se défend à plusieurs reprises de tout déterminisme, précisant ainsi :

‘Je tiens à répéter que je ne propose pas une théorie uni-factorielle ; la structure sociale qui est à l’arrière-plan des actes de communication est souvent de première importance. Néanmoins, ce n’est pas un hasard si les étapes décisives du développement de ce que nous appelons maintenant « science » ont à chaque fois suivi l’introduction d’un changement capital dans la technique des communications : l’écriture en Babylonie, l’alphabet en Grèce ancienne, l’imprimerie en Europe occidentale (op. cit. :107).’

Sur ce point, on peut repérer dans l’œuvre de Goody une évolution dans le sens d’une modalisation de sa thèse : le terme de « conséquences » qui se trouve dans le titre de l’article écrit avec I. Watt en 1963, The Consequences of Literacy,est remplacé par celui d’« implications » en 1968, auquel Goody préfère dans ses publications ultérieures les notions d’ « influence » ou de « corrélation ». On peut considérer que le terme de « pouvoir » dans le titre de son ouvrage de 2000 The Power of the Written Tradition est un moyen d’éviter ce débat (GOODY, J. 2000). La notion d’ « effets » reste toutefois mobilisée.

Goody s’est souvent inscrit en faux contre une lecture déterministe de cette notion, ce qui a fait dire à un de ses critiques que sa thèse connaissait progressivement une forme d’« implosion »(HALVERSON, J. 1992). Sans être aussi polémique, on peut remarquer que les explications de Goody ne parviennent pas à délimiter clairement les modalités de la preuve auxquelles recourent ses analyses.

Reprenons par exemple La Raison graphique. Il précise que l’écriture, en tant que « nouvelle technique fourn[it] seulement des outils sans pour autant déterminer des résultats » (op. cit. : 143). Trois pages plus loin il détaille des « effets possibles » (op. cit. : 146). Le registre de l’opportunité, des possibilités offertes par l’écriture est souvent mobilisé.

Dans Entre l’oralité et l’écriture, il est contraint à la réponse par la parution du livre de S. Scribner et M. Cole The Psychology of Literacy (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981), avec lesquels il a du reste collaboré ponctuellement. Il distingue la thèse selon laquelle la connaissance de l’écriture donnant accès à un ensemble de textes est une technologie de l’intellect de celle qui récuse, d’une relation causale univoque. Il critique l’idée d’une « liaison causale simpliste » qu’il attribue à Vygotski (op. cit. : 225-226). Il se démarque de ce qu’il nomme un « déterminisme technologique » et insiste sur les médiations par lesquelles l’écriture produit les effets qu’il a décrits.

‘Selon moi, la plupart des compétences cognitives spécifiques doivent être rattachées à des situations socio-historiques (op. cit. :227).’

Ce qui entraîne une redéfinition du programme d’une étude de l’écriture :

‘Ce qu’il nous faut chercher n’est pas une description universelle de la façon dont la « culture » intervient, mais une description spécifique des mécanismes par lesquels l’écriture peut inciter à des changements, par exemple dans le classement par catégories (op. cit. : 231).’

Cependant, concurremment à ces passages où il semble reconnaître la nécessité d’une contextualisation plus grande des recherches sur l’écriture, il défend parfois sa perspective initiale comme se situant à un autre niveau d’investigation, à un niveau de généralité distinct de l’enquête ethnographique (GOODY, J. 2000 : 5-9). Dans le premier chapitre de l’ouvrage The Power of the Written Tradition, il introduit une distinction entre des différences « générales » et « universelles », précisant que la généralité se suffit d’une probabilité statistique (op. cit. : 6). Il nous semble que ce dernier argument complique le propos (appelant une question sur les moyens de mesurer cette probabilité). En revanche, la revendication d’un niveau de discours distinct de l’investigation ethnographique de première main nous semble légitime, et nous recourons à l’œuvre de Goody dans cette perspective comme à une boîte à outils.

Il nous semble que la réflexion sur l’écriture telle que Goody la développe ne fournit pas un guide d’enquête : une recherche qui vise à retrouver les traits associés à l’écriture tels qu’un modèle (le modèle grec, la culture occidentale) permet de les dégager – l’objectivation du langage, la décontextualisation du savoir, la rationalisation des activités, s’expose à manquer la spécificité de la culture de l’écrit étudiée.

La remise en cause des thèses de Goody s’est développée dans deux directions.

D’une part, des chercheurs se sont attachés à montrer que les effets que Goody assigne à l’écriture sont présents dans les sociétés où la transmission culturelle se fait essentiellement par oral, établissant que l’écriture n’est pas une condition nécessaire à l’avènement de certains traits dégagés par Goody. Cette piste est notamment explorée par des anthropologues qui travaillent sur les dispositifs cognitifs favorisant la réflexivité dans des cultures orales (HɔJBJERG, C. K. 2002) 4 .

D’autre part, accordant à Goody que l’écriture a certains effets, on peut souligner qu’ils sont liés à des conditions sociales particulières : il s’agit alors de montrer que l’écriture n’est pas une condition suffisante pour ces effets.

Notes
1.

L’approche de l’écriture comme une technologie est mise en œuvre par A. Leroi-Gourhan dès les années 1960 (LEROI-GOURHAN, A. 1964, 1965). La découverte des travaux du psychologue russe Vygostki, dont l’ouvrage Pensée et langage date de 1934, mais qui n’a été traduit en français qu’en 1985, a aussi été le ferment de cet intérêt nouveau pour l’écriture (VYGOTSKI, L. 1997 [1934]).

2.

De ce point de vue là, la préface à la traduction française de La Raison graphique par J. Bazin et A. Bensa montre bien que cet ouvrage a été inscrit dans des enjeux propres au champ scientifique français de l’époque, en mettant en avant la charge critique contre le structuralisme contenue dans ce texte.

3.

Pour une revue des formes qu’a pris ce Grand Partage, et une analyse de l’apport de J. Goody à ce débat, on peut se référer aux analyses de G. Lenclud dans son article « Le Grand Partage ou la tentation ethnologique » (LENGLUD, G. 1992).

4.

Dans De l’inégalité scolaire, J.-P. Terrail consacre un chapitre aux « ressources des cultures orales » (TERRAIL, J.-P. 2002).