0.1.2. Effets de l’écriture et effets de l’école

Parmi les travaux qui se sont développés dans une perspective critique par rapport à l’œuvre de J. Goody, nous nous référons particulièrement à un ouvrage déjà ancien, The Psychology of Literacy de Sylvia Scribner et Michael Cole (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981). Cet ouvrage retient notre attention en raison tout d’abord du contexte de leur enquête, les Vaï du Libéria, qui est proche culturellement du nôtre (les Vaï sont une population mandingue) et surtout qui présente des traits communs avec notre terrain, par la pluralité des langues, des graphies et des filières d’éducation qui sont présentes. De plus, les résultats de ce travail méritent qu’on s’y attarde car ils montrent que c’est une socialisation particulière à l’écrit, la socialisation scolaire, qui produit les « effets » que Goody attribue à l’écriture.

Leur recherche s’effectue dans le contexte d’une pluralité des langues de l’écrit aux modes d’apprentissage différents. La langue vernaculaire, le vaï, s’écrit dans une graphie particulière, sous forme syllabaire. Son apprentissage s’effectue de manière informelle. L’écriture de l’anglais est la langue de l’instruction scolaire. Enfin l’arabe est enseigné par des lettrés musulmans à travers la filière coranique. À cette répartition des langues et des graphies selon les filières éducatives correspond une spécialisation des usages : l’anglais est la langue officielle, utilisée dans les rapports avec l’administration et dans les emplois du secteur formel ; l’arabe est la langue religieuse, essentiellement pour mémoriser, lire et copier le Coran ; le vaï écrit est d’usage plus quotidien essentiellement pour faire des listes, tenir des comptes et correspondre.

Leur programme de recherche s’est étendu sur plusieurs années en mettant en œuvre essentiellement des méthodes quantitatives. Ils ont conçu toute une batterie de tests auxquels ont été soumis des individus issus des différentes filières éducatives. L’évolution de leur recherche parle d’elle-même. Leur point de départ est l’idée d’un lien causal entre l’écriture et certaines transformations cognitives, c’est-à-dire le programme de Goody, du moins tel qu’il apparaît dans La Raison graphique. Ils envisageaient de mettre à jour des conséquences générales de l’écriture. Or, les premiers tests, construits à partir de spéculations concernant l’écriture en général ont été peu concluants (op. cit. : 158-160). Certaines aptitudes cognitives sont apparues corrélées, non pas à l’écriture en général, mais à l’écriture acquise en contexte scolaire. L’effet le plus évident de la scolarisation mais pas de l’alphabétisation est l’aptitude à donner des explications verbales sur les procédures et les opérations mentales accomplies (op. cit. : 255). Ils soulignent également que les statistiques montrent des corrélations, mais ne font apparaître dans aucune phase de l’enquête tous les analphabètes comme moins bons que tous les lettrés. Même dans le cas de tâches relativement proches des activités lettrées comme la lecture de rébus, certains analphabètes font aussi bien que les scolarisés ou les alphabétisés.

Ce constat d’échec les a amenés dans la seconde phase de l’enquête à redéfinir chaque test à partir d’une pratique de l’écrit dans une des langues, observable dans la société, au lieu de postuler a priori des effets de l’écriture. Ainsi, ils ont pu dégager des aptitudes que développent les études coraniques (certaines formes de mémorisation), l’école formelle (l’aptitude à commenter les opérations accomplies), l’alphabétisation en vaï (le souci de la norme grammaticale).

Quant aux propositions générales sur l’aptitude à l’objectivation ou le savoir métalinguistique, leur enquête permet de décomposer ces aptitudes en rapportant certaines d’entre elles à l’écrit, d’autres à l’école, en rejetant dans d’autre cas tout lien avec l’écrit. Par exemple, l’objectivation du langage, l’aptitude à distinguer le mot et la chose et à utiliser dans certains contextes le mot sans désigner le référant leur semble un trait partagé par les adultes enquêtés, qu’ils soient ou non lettrés. Pour ce qui est de la grammaire, l’aptitude à corriger un énoncé fautif est attestée chez la plupart des adultes, lettrés ou non, mais elle est favorisée par l’alphabétisation en vaï comme par la scolarisation. En revanche, l’aptitude à expliciter des règles est favorisée par la scolarisation 5 . Le rapport décontextualisé au langage (dont l’indicateur est l’aptitude à effectuer une déduction syllogistique même si les référents ne sont pas accessibles à l’expérience, selon l’exemple classique de A. Luria, l’élève de Vygotski 6 ). Quant au concept du mot, il est lié, non pas à l’écriture en général, mais aux systèmes graphiques qui découpent le langage de la sorte, même si des formes de découpage des énoncés peuvent être mises en œuvre par des personnes non lettrées.

Sur quelques points la scolarisation et les deux alphabétisations non scolaires ont des effets similaires : l’assemblage des syllabes et des mots ; le rébus et l’intégration à l’audition avec des mots comme unités. Comme on peut s’y attendre, il s’agit de tâches en lien avec la mécanique de l’encodage et du décodage. Cela conforte la thèse selon laquelle des processus communs sont à l’œuvre dans la lecture et l’écriture quelque soit le type d’écriture et le contexte d’apprentissage, mais ce sont des processus très spécifiques.

Cet ouvrage redéfinit le programme d’une anthropologie de l’écriture, en lui assignant pour tâche l’étude des pratiques singulières, par l’observation précise des actes de communication oraux et écrits en vigueur dans une société.

Nous reviendrons au cours de nos analyses sur cet ouvrage qui nous semble porter une attention précise et rare aux concepts employés (comme le montre la décomposition exemplaire des concepts d’objectivation et de savoir métalinguistique sur laquelle nous nous sommes arrêtée). Il nous fournit un point d’appui théorique important en mettant en avant la notion de pratique.

Notes
5.

B. Lahire a montré que le rapport scolaire au langage, lié à cette décontextualisation mise en œuvre par l’écrit, est socialement distribué en France, les enfants de milieux populaires ayant des difficultés à y entrer (LAHIRE, B. 1993).

6.

A la question suivante : « Dans le grand Nord, où il y a de la neige, tous les ours sont blancs. Novaya Zemlya est dans le grand Nord. De quelle couleur y sont les ours ? », les personnes alphabétisées dans un cadre scolaire répondent « ils sont blancs » alors que les analphabètes se refusent à tirer la conséquence logique en indiquant qu’ils ne savent pas parce qu’ils n’y sont pas allés, qu’il y a différentes sortes d’ours, etc. (LURIA, A. 1976 [1974] : 107).