0.1.3. Des paradigmes alternatifs ?

S. Scribner et M. Cole, qui ont associé J. Goody à une phase de leur recherche, n’ont pas développé leur travail dans la perspective d’une critique systématique des thèses de ce dernier, même si leur travail appelle une réévaluation de certaines de ses thèses. J. Goody, dans Entre l’oralité et l’écriture, reprend du reste un article écrit avec eux, et minimise leurs différences (GOODY, J. 1994).

Dans le champ scientifique français, le rapport à l’œuvre de J. Goody ne se fait pas sur un mode de la polémique, des travaux ethnographiques très précis se développant à partir d’une référence à J. Goody, notamment dans les ouvrages dirigés par Daniel Fabre (FABRE, D. 1993, 1997).

Dans le domaine anglo-saxon, les positions se sont cristallisées autour de l’œuvre de J. Goody. Tout un courant de recherche, représenté par Brian Street, qui s’appuie sur ses recherches de terrain menées en Iran, a développé depuis les années 1980 un argumentaire explicitement destiné à contrer les thèses de J. Goody (STREET, B. 1984, 1995).

L’axe principal de la critique de B. Street est la revendication d’une approche qui situe les pratiques dans leur contexte socioculturel. Il regroupe les approches de Jack Goody, de Walter Ong et de David Olson en un modèle qu’il nomme « autonome » de l’écriture, auquel il oppose sa démarche qu’il désigne comme un modèle « idéologique » de l’écrit. On peut objecter que sa critique force un peu le trait, et remarquer que les qualificatifs de « neutre » ou d’« autonome », par lesquels il qualifie l’approche de ses adversaires, ne sont pas ceux qu’eux-mêmes emploient. Cependant, ses travaux ont ouvert des perspectives de recherche importantes, au sein d’un courant que B. Street a intitulé New Literacy Studies. L’ouvrage collectif Cross-cultural approaches to literacy, paru sous sa direction en 1993, constitue un recueil de référence, qui comporte notamment des contributions importantes de Niko Besnier et Maurice Bloch (STREET, B. 1993) 7 .

Le paradigme alternatif que propose B. Street s’appuie sur un programme théorique qui met l’accent sur les jeux de pouvoir liés à l’écriture. La dimension du pouvoir est certes prise en compte dans les travaux de J. Goody, en particulier dans La logique de l’écriture (GOODY, J. 1986). Il s’agit du reste d’une ligne de réflexion forte à laquelle se rattache le passage fameux de Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques dans le chapitre intitulé « Leçon d’écriture » (LÉVI-STRAUSS, C. 1955). Cependant, il s’agit chez C. Lévi-Strauss comme chez J. Goody d’une réflexion sur la manière dont l’écriture permet à des Etats de renforcer leur pouvoir, ou de la manière dont une classe de scribes ou de clercs use de la maîtrise de l’écrit pour se distinguer. Par rapport à ces approches du pouvoir, B. Street développe un intérêt plus spécifique quant à la manière dont une culture de l’écrit s’impose en raison des institutions qui la supportent, et dont différentes cultures de l’écrit (literacies) peuvent être en concurrence. En particulier, dans son ouvrage de 1984 intitulé Literacy in Theory and Practice, B. Street pointe la proximité entre les thèses de J. Goody et les conceptions de l’écrit mises en œuvre au niveau des institutions internationales œuvrant dans le domaine de l’alphabétisation, notamment l’UNESCO (STREET, B. 1984). Ce point nous semble important à retenir.

Le principal acquis des travaux des New Literacy Studies nous semble méthodologique : en proposant une redéfinition des objets d’études comme des « pratiques de l’écrit » à situer dans des contextes précis, il a permis le développement d’une série de travaux ethnographiques extrêmement précieux. B. Street a notamment repris le concept de « literacy event » proposé par S. B. Heath 8 , qu’il situe au premier niveau d’un dispositif de recherche qui vise à un degré de conceptualisation supérieur, celui des pratiques de l’écrit (literacy practices).

Notre travail s’inscrit dans la perspective de B. Street, puisque nous avons fait d’emblée le choix d’une approche ethnographique et d’une attention aux représentations de l’écrit en vigueur localement. Le regard critique sur les discours de promotion de l’alphabétisation est aussi un acquis de ses travaux. Cependant, il nous semble dommage de renoncer à l’apport des travaux de J. Goody. A lire les travaux menés en ethnologie et sociologie de la France, nous constatons que la référence à l’œuvre de J. Goody n’empêche pas un travail fin sur les représentations locales de l’écrit et la saisie des pratiques dans leur contexte social et culturel. Nous nous dotons donc d’un cadre théorique plus souple que celui des New Literacy Studies, distinguant notre positionnement théorique selon les différents niveaux d’analyse auxquels nous nous situons 9 .

Notes
7.

Il fait suite à un autre ouvrage collectif dans lequel une perspective critique sur l’œuvre de J. Goody s’est développée, intitulé Literacy and Society (LARSEN, M. T. & SCHOUSBOE, K. 1989).

8.

Nous reviendrons sur cette expression en 2.1.1.4. Précisons dès à présent que S. B. Heath l’emprunte à un article plus ancien sur l’expérience préscolaire de l’écrit d’enfants de classes défavorisées (ANDERSON, A. TEALE W. & ESTRADA E. 1997 [1980]). Dans son propre travail, S. B. Heath met en œuvre une approche ethnographique de deux communautés du sud-est des Etats-Unis en analysant en détail les expériences de l’écrit des enfants et des adultes, depuis les commentaires sur les noms de marques des produits de consommation courante jusqu’aux usages rituels de l’écrit à l’église (HEATH, S. B. 1983).

9.

Les dernières années ont vu se développer des critiques du paradigme des New Literacy Studies, comme en témoigne l’article de D. Brandt et K. Clinton (BRANDT, D. & CLINTON, K. 2002). Cette position reste toutefois dominante comme on peut le constater par la récente synthèse proposée par J. Collins et R. Blot Literacy and Literacies (COLLINS, J. & BLOT, R. K. 2003) ou encore par les ouvrages coordonnés par les chercheurs du Literacy Research Centre de l’Université de Lancaster : Local Literacies (BARTON, D. & HAMILTON, M. 1998), Situated Literacies (BARTON, D. HAMILTON, M. & IVANIC, R. 2000).