0.1.4. Echelles et niveaux d’investigation

On peut interpréter les deux positions décrites précédemment, représentées par J. Goody et B. Street, en nous référant au schéma proposé par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron dans leur ouvrage Le Savant et le populaire (GRIGNON, C. & PASSERON, J.-C.). En effet, l’idée selon laquelle l’écriture a des « effets » cognitifs et sociaux en termes de décontextualisation, d’objectivation du savoir et de rationalisation est une manière de mettre l’accent sur des processus, en cours, par lesquels la culture écrite telle qu’elle s’est développée en Occident devient dominante. A rebours, l’insistance du courant des New Literacy Studies sur la nécessité d’une approche contextualisée des pratiques tient au souci relativiste de prêter attention aux usages de l’écrit mis en œuvre dans des sous-cultures particulières. Dans cette seconde perspective, l’ouvrage fondateur est celui de Richard Hoggart, traduit en français sous le titre La culture du pauvre, mais dont le titre anglais situe bien le propos : The Uses of Literacy est selon les traducteurs une expression connotée, renvoyant à l’idée selon laquelle « ils sont alphabétisés, et voici ce qu’ils font de l’écrit ! » (HOGGART, R. 1970 [1957]). Ainsi, ironisant sur un stigmate (le fait qu’une fois alphabétisées les classes populaires ne fassent rien de mieux de l’écrit que de lire des magazines grand public), ce titre annonce un propos attentif à la réalité des usages, qui met à distance une grille de lecture scolaire de la réalité culturelle.

Or, l’acquis épistémologique de l’ouvrage de C. Grignon et J.-C. Passeron est de montrer qu’il n’y a pas de synthèse possible entre ces deux positions, misérabilisme et relativisme, mais une oscillation selon le registre d’analyse choisi. Pour notre recherche, le risque majeur est celui du relativisme, en raison de la construction de l’objet que nous proposons en termes d’appropriation. Il nous faudra donc garder à l’esprit que les possibilités locales de réappropriation de l’écrit sur lesquelles nous travaillons s’inscrivent dans le contexte d’une forte domination économique et culturelle des populations étudiées.

Dans un article de 2003 qui s’appuie sur un travail ethnographique mené en Malaisie, John Postill propose une articulation entre l’approche contextualisée de l’écrit et le souci d’une généralisation qui est constant dans l’œuvre de J. Goody (POSTILL, J. 2003). Il considère que l’approche contextualisée, mise en œuvre par Maurice Bloch dans une série d’articles récemment republiés (BLOCH, M. 1998), est indispensable pour mener un travail de terrain. Ses matériaux fournissent de nouveaux exemples de la manière dont l’introduction de l’écriture, loin de toujours produire une réorganisation cognitive en profondeur du savoir, peut servir à des fins « traditionnelles » ou être cantonnée dans des usages limités. Néanmoins, pour J. Postill, ce premier temps est insuffisant. Les sociétés de l’Asie du Sud-Est connaissent des mutations importantes, qui touchent aussi les zones rurales, et notamment l’extension de la scolarisation. Parmi les cultures de l’écrit, la culture liée aux systèmes d’éducation formels devient une référence dominante, même pour des personnes non alphabétisées.

Ce constat l’amène à reconsidérer la validité des thèses de J. Goody, qui correspondent à un processus historique en cours. La conception de l’écriture comme moteur de changements culturels majeurs reste dominante dans les discours institutionnels des pays en développement, même si l’UNESCO a adopté récemment la rhétorique des New Literacy Studies, parlant de « literacies », ou « littératies » en français, pour indiquer que la pluralité des rapports à l’écrit doit être prise en compte (UNESCO 2006). Ces discours institutionnels sont souvent réappropriés localement. Ainsi, Uta Papen montre que les auditrices des cours d’alphabétisation auprès desquelles elle a enquêté à Windhoek (Namibie) sont en attente d’une formation très scolaire (PAPEN, U. 2005). Leur propre conception de l’écrit est fortement modelée par des discours qui associent le développement à la scolarisation. Dans ce cas, concevoir des programmes d’alphabétisation calqués sur des pratiques de l’écrit liées au vécu quotidien va paradoxalement contre les attentes des destinataires. Cela déçoit leur désir d’aller en classe et d’acquérir des savoirs scolaires, même éloignés de leurs réalités quotidiennes.

On peut donc conclure que l’ambition de repérer des effets de l’écriture vaut si on se situe à l’échelle de la diffusion de certaines cultures de l’écrit, en particulier les systèmes éducatifs formels. En effet, dans ce cas, nous traitons non de l’écriture en général mais de dispositifs qui ont une histoire, et qui charrient avec eux un ensemble de traits communs, sur lesquels les analyses déjà effectuées sont utiles. Dans ce cas, les travaux sur la « forme » scolaire sont pertinents pour comprendre le rapport à l’écrit observé sur notre terrain en milieu scolaire (VINCENT, G. 1994).

Ce niveau d’investigation est un niveau moyen, entre les compétences techniques limitées dégagées par S. Scribner et M. Cole comme étant seul dénominateur commun aux différentes cultures de l’écrit et les thèses de portée généralisante avancées par J. Goody. Il est également celui où nous nous situons quand nous travaillons sur des genres discursifs aux contextes d’usages déterminés (la lettre, la recette, etc.). En effet, pour chaque pratique de l’écrit un ensemble de références et d’outils méthodologiques propres est à convoquer.

L’unité de chaque objet ainsi redéfini tient, non pas à ce qu’il a des effets identiques, mais à ce qu’un champ de problèmes communs apparaît, lié à la récurrence de certains modes de socialisation à l’écrit et à l’usage de certains genres discursifs aux contextes d’usages déterminés, rattachant les usages observés à des traditions lettrées constituées sur un temps plus ou moins long.

Pour ce qui est des thèses fortes sur l’écriture, qui associent à sa diffusion des processus majeurs de rationalisation des activités et des modes de pensée, et d’objectivation du langage et des savoirs, notre souci est de retenir l’ambition théorique des travaux de J. Goody tout en maîtrisant le processus de généralisation du propos. Ainsi, le concept de rationalisation est mobilisé dans des contextes précis. Par exemple, nous montrons que l’écrit introduit par la CMDT s’inscrit dans le contexte d’une rationalisation des activités agricoles. Celle-ci n’est pas à entendre au sens où le calcul aurait été absent des logiques paysannes auparavant, mais au sens où la progression de la sphère marchande et le morcellement des exploitations restreignent de plus en plus le calcul et la prise en compte d’intérêts divers à une logique comptable. De même, l’objectivation est à l’œuvre au sein des dynamiques sociales en des points singuliers : différents documents objectivent la scission d’une exploitation familiale en cellules plus réduites ; la tenue d’un cahier objective l’existence d’une sphère à soi.

L’écriture est prise dans ces processus. Sans en être l’unique moteur, elle fait plus que les traduire, elle y participe selon des modalités liées au contexte singulier de l’étude.