Un complexe diglossique

Les situations diglossiques en Afrique sub-saharienne sont souvent des diglossies enchâssées (CALVET, L.-J. 1987 : 47). Au Mali, le bambara se dégage en effet par sa place singulière au regard des autres langues parlées, qu’elles aient ou non le statut de langue nationale.

L’extension du bambara en fait la langue la plus parlée comme langue première 16 . Mais sa place singulière lui vient surtout de son statut de langue véhiculaire, qui fait qu’elle est parlée comme langue première ou seconde par plus de la moitié de la population - entre 50 et 80% selon les estimations (CANUT, C. 1996 : 57).

Sur l’ensemble du pays, deux autres langues ont un statut de langue véhiculaire, le peul et le songhay, mais dans les deux cas, leur aire de véhicularité est limitée (pour le peul, à la région du Delta du Niger ; pour le songhay, au nord du pays). Du reste, les évolutions récentes montrent que le bambara gagne du terrain face à ces langues.

L’extension du bambara au-delà de son territoire « ethnique » date au moins de l’époque coloniale : Maurice Delafosse, administrateur-ethnologue, le remarque déjà en 1929 (DELAFOSSE, M. 1955 : 19). Elle attestée par l’ensemble des travaux de sociolinguistiques.

Comment l’expliquer ? Gérard Dumestre cite parmi les facteurs qui jouent en faveur du bambara le développement de l’administration et celui des moyens modernes de communication (radio, télévision) (DUMESTRE, G. 1998 : 121).

Le bambara apparaît de plus en plus comme la langue de la modernité, celle de la nation malienne 17 . De fait, G. Dumestre souligne qu’elle constitue, à l’échelle individuelle, la voie d’accès au français : le bilinguisme langue régionale (autre que le bambara)-français est rare. En général, l’apprentissage du bambara accompagne ou précède l’acquisition de la langue officielle.

A l’échelle du pays, le bambara est la seule langue qui soit associée au français dans certains usages : dans la sphère politique, si les discours les plus formels se font en français, le bambara est aussi une langue dans laquelle les hommes politiques peuvent s’adresser à leurs compatriotes. Si les usages de l’écrit en langues nationales (campagnes d’alphabétisation, scolarisation bilingue, édition de journaux) sont réduits, la part du bambara y est largement dominante.

Ces observations amènent C. Canut à décrire la situation actuelle du Mali comme un « complexus diglossique » (CANUT, C. 1996 : 62), puisqu’à une diglossie français/bambara s’ajoute une diglossie bambara/autres langues du Mali.

Dans ce contexte, on peut se demander pourquoi cette position du bambara n’est pas reconnue officiellement. Ce choix politique de ne pas traduire cette domination par un changement officiel de statut est lié à la crainte de faire naître des tensions inter-ethniques. Dans le contexte du Mali, comme dans d’autres pays, l’argument selon lequel la langue de l’ancien colon, le français, vaut comme langue neutre est encore avancé par les promoteurs d’une politique de valorisation de toutes les langues nationales. On peut se demander jusqu’où une telle position sera tenable si l’avancée du bambara se poursuit.

Nous avons tenu à exposer cette situation sociolinguistique dans toute sa complexité, non pas pour rendre compte d’un terrain où celle-ci serait centrale, mais pour justifier le choix de notre terrain définitif comme s’inscrivant dans une situation relativement simple.

En effet, notre premier terrain exploratoire, effectué en août-septembre 2001 autour de Koutiala, au cœur de la région cotonnière, nous a permis de mesurer la complexité des situations engendrées par ce complexus diglossique. En effet, dans cette région, le schéma proposé par Gérard Dumestre d’un trinôme français-bambara-langues régionales joue à plein. La population a en effet pour langue première le minyanka 18 , langue rattachée à la famille voltaïque. Le français, est comme sur l’ensemble du territoire présent comme langue écrite de l’administration et de l’enseignement formel. Cependant, l’emprise de la CMDT sur cette zone, le développement de la ville de Koutiala, la présence de fonctionnaires, qui quelle que soit leur langue première contribuent à la diffusion du bambara, élargissent la place du bambara entre ces deux pôles. D’après l’enquête de K. Dombrowsky, cette langue est présente sur le marché hebdomadaire de Koutiala, et gagne du terrain dans les gros bourgs ruraux (DOMBROWSKY, K. 1994).

Dans ce contexte, l’approche des pratiques de l’écrit se trouve compliquée par le facteur linguistique : en effet, les campagnes d’alphabétisation de la CMDT sont menées en bambara, auprès d’auditeurs ruraux qui ne maîtrisent pas nécessairement cette langue (notamment les jeunes et les femmes). Le bambara est en tout cas une langue seconde 19 . Les Eglises ont longtemps favorisé le développement de l’écrit en minyanka, même si là aussi le bambara tend à se faire une place.

Ce type de situation est extrêmement intéressant à étudier, car les enjeux liés au choix d’une langue de l’écrit sont forts. Cependant, pour un premier travail sur les usages de l’écrit au Mali, et ayant fait le choix d’apprendre le bambara, il nous a semblé plus judicieux de choisir un terrain où la situation linguistique se résume à une diglossie français-bambara à l’oral, l’arabe intervenant comme troisième langue, à l’écrit. Nous décrirons ci-dessous plus précisément notre terrain principal, autour de la ville de Fana, en milieu bambarophone.

Notes
16.

35%, selon les chiffres de R. Chaudenson (CHAUDENSON, R. & ROBILLARD, D. de 1990 : 184), repris par C. Canut (CANUT, C. 1996 : 57).

17.

Ce point est encore renforcé par la migration : ainsi, C. Van den Avenne note que les migrants maliens de langue bambara auprès desquels elle a enquêté à Marseille déclarent tous que le bambara est « la » langue nationale (VAN DEN AVENNE, C. 1998).

18.

Il s’agit ici encore d’une désignation extérieure, les minyanka nommant parfois encore leur propre langue bamanankan, et désignant le bambara comme julakan (DOMBROWSKY, K. 1994 ; BAZIN, J. 1985).

19.

Dès 1985, J.-L. Amselle et J. Benhamou font le constat, dans leur rapport sur la filière coton, des réticences des agriculteurs sénoufo et minyanka envers l’alphabétisation en bambara (AMSELLE, J.-L. & BENHAMOU, J. : 130).