Notre contexte est marqué par l’existence d’une pluralité de filières éducatives. Au sens large, nous incluons dans cette catégorie l’alphabétisation pour adultes en bambara, que nous présentons ci-dessous au sein de la partie consacrée à la CMDT (0.2.2.3.).
Un trait marquant de notre terrain, qui le distingue de celui de S. Scribner et M. Cole chez les Vaï du Libéria, est la transversalité des langues par rapport aux filières : en effet, plusieurs filières éducatives associent deux langues de l’écrit (l’école bilingue qui utilise deux langues d’enseignement, le français et une langue nationale ; les médersas qui utilisent le français et l’arabe). En outre, nous verrons en abordant le contexte local de l’enquête qu’un même individu peut passer par plusieurs filières. Dans l’analyse, nous porterons une attention particulière à la question de ce qui se transfère d’une culture de l’écrit à une autre, aux configurations qui apparaissent dans le cas où le même individu est confronté à des langues et des cultures de l’écrit distinctes et aux pratiques mixtes, qui associent plusieurs langues de l’écrit.
Notre recherche porte sur les pratiques de l’écrit actuellement observables dans la région cotonnière.
Nous avons décidé de nous en tenir aux pratiques des adultes (nous expliquons en 1ère partie la manière dont nous construisons les différents groupes de référence, indiquons simplement ici que les plus jeunes de nos enquêtés avaient au cours de l’enquête 25 ans). Les pratiques de l’écrit des enfants (à l’école et hors de l’école) constituent en effet un objet différent. Elles sont parfois décrites dans les travaux sur l’école au Mali, ce qui n’est pas le cas des pratiques des adultes.
Cependant, la question de l’école et celle de l’écrit sont évidemment liées. Ainsi, partant d’une analyse des stratégies d’éducation des familles malinkés du sud-ouest du Mali, Etienne Gérard montre à quel point la compréhension des rapports à l’écrit est centrale pour appréhender les dynamiques sociales (GÉRARD, É. 1997a). Les représentations que les parents se font de la Lettre sont décisives dans leurs choix éducatifs. Etienne Gérard signale ainsi que « d’un site à l’autre de la région étudiée, inégalement sujets à la pénétration des codes écrits, le besoin de s’approprier l’instrument de leur maîtrise varie et sécrète des stratégies différenciées d’éducation » (op. cit. : 124). E. Gérard décline les enjeux de pouvoir qui se nouent autour du développement du recours à l’écriture depuis la période coloniale : la juridicisation accrue des rapports sociaux ; les enjeux du titre scolaire et des compétences scripturales dans l’accès à des postes de responsabilité au niveau local ; les dispositifs graphiques liés à l’administration qui mettent en place une identification individuelle, point de départ de processus d’individualisation (op. cit. : chap. 4).
Notre travail s’inscrit dans la perspective de recherche ainsi ouverte, mais avec un point de départ différent, et un cheminement inverse. En effet, partant de l’observation des pratiques, nous en sommes venue à intégrer à notre enquête une étude, locale, des filières éducatives, afin de mieux comprendre ces pratiques. Il est en effet indispensable de reconstituer les socialisations à l’écrit des individus, et en premier lieu la socialisation scolaire pour les individus scolarisés, pour analyser dans le détail leurs pratiques actuelles. Par ailleurs, l’école est un foyer de diffusion de l’écriture central dans le village. Les enjeux autour du suivi du travail scolaire, la participation de certains parents (en tant que membre de l’Association des Parents d’Elèves, APE) à la gestion de l’établissement, le recours aux enseignants pour faire écrire des lettres, sont des thèmes qui font partie intégrante de notre objet. Nous abordons donc l’école, dans ce travail, de l’extérieur 39 : l’école comme lieu d’une socialisation à l’écrit passée pour nos enquêtés actuels ; l’école comme « lieu d’écriture » 40 dans le village.
Aussi ne proposons-nous pas un travail de plus sur l’école au Mali, domaine de recherche déjà bien balisé. Nous nous contenterons d’une description détaillée de l’histoire de l’école du village où nous avons le plus travaillé, afin de mieux comprendre les trajectoires des individus dont nous étudions les pratiques (cf. infra 1.2.4.2).
Nous proposons ici simplement quelques éléments de contextualisation nécessaires à la lecture de nos analyses. Celles-ci s’appuient, pour l’essentiel, sur des matériaux ethnographiques recueillis dans ce village. Cette synthèse est donc orientée par la singularité d’un contexte local caractérisé par l’existence ancienne d’une école bilingue franco-bambara dans le cadre d’une expérimentation de l’introduction des langues nationales dans le système éducatif malien sur laquelle nous nous arrêterons 41 . En revanche, dans ce village, l’implantation d’une médersa est récente (elle date de 2001), et n’a pas encore de conséquences sur les pratiques actuelles des adultes. Aussi, si nous évoquons le développement des médersas, phénomène marquant des évolutions du système éducatif malien, nous ne nous y attardons pas, car ce point n’est pas indispensable au traitement de nos matériaux.
Dans un premier temps, nous avons cependant envisagé d’associer l’étude des pratiques scolaires et des pratiques des adultes, avant de définir plus précisément notre sujet. Nous avons ainsi réalisé des observations en classe et des entretiens avec les instituteurs que nous n’exploitons que très partiellement dans ce travail.
Nous empruntons cette expression à D. Fabre (FABRE, D. 1993).
Précisons que nous n’avions pas retenu comme critère du village d’enquête la présence d’une école bilingue, mais ayant été orientée sur un village accueillant un tel établissement, nous avons choisi d’y rester, malgré la singularité de sa situation, sur laquelle nous revenons en 1ère partie.