L’alphabétisation fonctionnelle en bambara

Avec la généralisation des AV, l’alphabétisation des paysans devient un élément essentiel du dispositif. En effet, la création d’une AV suppose que soient réunies des conditions de production (atteindre un tonnage minimum de coton récolté, avoir un taux de remboursement des crédits de 100%), mais aussi d’organisation, et notamment que quelques personnes lettrées soient disponibles au niveau du village. L’AV est en effet présidée par un bureau, au sein duquel certains postes nécessitent la tenue de document (le secrétaire, le trésorier et leurs adjoints). Si d’anciens élèves, ou plus rarement des individus lettrés en arabe, ont pu faire l’affaire dans un premier temps, improvisant une gestion villageoise, le plus souvent en français, la généralisation du processus a requis la mise en place d’une filière spécifique.

Dans la conjoncture que nous avons rappelée (volonté politique affichée de soutien aux langues nationales, adhésion du Mali au PEMA - cf. supra 0), la décision de lancer un grand programme d’alphabétisation des paysans a rencontré un écho favorable. Une équipe d’experts de l’UNESCO, dirigée par Bernard Dumont, s’est investie dans l’alphabétisation en bambara mise en œuvre sous l’égide de la CMDT (DUMONT, B. 1973 ; DOMBROWSKY, K., DUMESTRE, G. & SIMONIS, F. 1993).

Dans un premier temps, l’alphabétisation est mise en place sous forme de cours du soir (en deux phases prévues pour durer chacune un an).

Cette campagne d’alphabétisation se veut fonctionnelle par l’insertion des apprentissages (lire, écrire et compter) dans des exercices liés à des situations que les auditeurs sont susceptibles de rencontrer (DUMONT, B. 1973). En pratique, cette fonctionnalité se résume dans la brochure « Kôôrisenene», la culture du coton, à des références dans les textes d’apprentissage à des réalités locales. La forme reste très scolaire, centrée sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture en suivant un procédé syllabique, comme le montre le livre de lecture « Kalanje». Dès cette époque, le choix est fait « d'utiliser, dans tous les textes, pour tous les niveaux et tous les usages (lecture aussi bien qu'écriture), un seul caractère, le script, sans cursive ni majuscule, de façon à simplifier et à accélérer les apprentissages » (op. cit. : 42).

Selon les différents bilans disponibles, l’alphabétisation menée à cette époque n’a pas eu les résultats attendus. En 1976, l’évaluation du PEMA indique que sur les 1200 centres créés dans le cadre du projet lancé en 1976, seuls 250 fonctionnent encore (UNESCO/PNUD 1976). Un financement de l’Agence Canadienne pour le Développement International (ACDI) pour 3 ans à partir de 1976 permet cependant une relative relance du processus. Mais les cours du soir occasionnent des dépenses d’éclairage (pétrole pour les lampes) dont la prise en charge pose problème, et une déperdition des auditeurs, fatigués après une journée de travail. Si le bilan est modeste, nous verrons cependant que dans le village où nous avons enquêté cette première phase a été importante en ce que la présence d’un centre, même avec un nombre réduit d’auditeur a joué un rôle moteur dans les dynamiques ultérieures autour de l’implantation d’une école. Nous pouvons dès maintenant pointer la nécessité d’aller au-delà d’arguments quantitatifs pour appréhender l’importance de l’alphabétisation.

A la fin des années 1970, suite à des évaluations critiques (notamment celle financée par la Banque Mondiale, menée par Guy Belloncle et Peter Easton, qui débouche sur un rapport rendu en juin 1978), les méthodes changent, avec l’adoption de sessions intensives qui ont lieu pendant la saison sèche. Déjà dans le cadre de l’Opération coton en 1971, l’adoption de formations resserrées par le Centre d'animation rurale de Fana, concentrant en huit mois de séances régulièrement suivies les 50 séquences des deux années d’enseignement prévues, s’était montré efficace (DUMONT, B. 1973 : 51).

Il s’agit de généraliser ce principe, en intensifiant encore le procédé, puisque l’ambition est de parvenir à alphabétiser et former à une comptabilité sommaire en bambara des individus non scolarisés en 35 jours. G. Belloncle, un des promoteurs de ce changement de méthode, insiste sur la nécessité d’une méthode plus intensive que celles qui étaient proposées (suite à sa mission de juillet 1979) - cf. (BELLONCLE, 1982 [1979]). La généralisation des documents techniques et comptables en bambara est un autre élément de cette nouvelle stratégie. Les compétences en calcul sont particulièrement valorisées, étant liées à des usages immédiats. L’accent est mis sur la nécessité de former dans chaque village un petit noyau d’alphabétisés, plutôt que d’envisager l’alphabétisation de tous les paysans. L’enjeu de la post-alphabétisation est perçu comme central, avec le souci du développement de journaux ruraux, et la mise en place de bibliothèques paysannes (BELLONCLE, G., EASTON, P., ILBOUDO, P. et al. 1982 : 12-13).

Un argument récurrent de G. Belloncle en faveur d’un changement d’orientation des pratiques d’alphabétisation est que la fonctionnalité n’est pas à rapporter à l’activité agricole elle-même, pour laquelle l’alphabétisation ne donne aucun avantage, mais à la confrontation avec le « monde du papier ». Selon G. Belloncle, il s’agit là d’une motivation réelle des agriculteurs, confrontés à l’émergence de nouvelles formes de gestion des populations.

Quant aux résultats, G. Belloncle revendique une réussite à la fois quantitative et qualitative.

‘Cette nouvelle stratégie d’alphabétisation-formation à la gestion a connu un immense succès avec des taux de réussite pouvant atteindre dans les meilleurs centres 70% des inscrits. Des milliers de jeunes adultes (25-35 ans) ont ainsi été formés et ont pu assurer les trois fonctions de base des 1500 associations existantes (BELLONCLE, G. 2005 : 34).’

A partir de la campagne 1982/83, ce modèle est expérimenté puis généralisé. La CMDT met régulièrement en avant les acquis en termes d’alphabétisation, en produisant des chiffres sur lesquels nous reviendrons (cf. infra 1.1.2). Dans ces discours où l’argument du chiffre est omniprésent, la question d’évaluation est centrale, et nous pouvons signaler d’emblée qu’une enquête ethnographique dans la région de Koutiala a permis de relativiser fortement ces résultats (DOMBROWSKY, K., DUMESTRE, G. & SIMONIS, F. 1993).

Cependant, même si les résultats quantitatifs sont en deçà des revendications, il faut noter que la scripturalisation du bambara a connu sur ce terrain des progrès importants. La tenue de documents en bambara est un procédé repris par exemple par le réseau de banques rurales Kafo Jiginεw. Travaillant sur les modèles d’écriture disponibles, nous rencontrerons dans l’étude des pratiques ce corpus de documents professionnels, imprimés ou manuscrits, qui constituent la matrice de nombreuses pratiques d’écriture publiques et privées.