1. Profils

Doc. 1 Vue du village de Kina
Doc. 1 Vue du village de Kina

Les filières éducatives décrites en introduction sont diversement traversées par les individus qui y acquièrent des compétences et des dispositions variables, et qui valorisent socialement ces acquis de manière différenciée.

Ces filières constituent les principaux contextes de socialisation à l’écrit, mais non les seuls. Nous parlons de socialisation à l’écrit afin, premièrement, d’envisager la formation comme un processus où s’acquièrent, non seulement des compétences techniques mais aussi des dispositions. Nous définissons celles-ci comme un ensemble d’habitudes (gestes d’écriture, recours à des genres ou à des modèles scripturaux, maîtrise des contextes d’usages d’un type d’écrits…) liées à des conceptions de l’écrit qui peuvent être génériques ou spécifiques à une langue de l’écrit. Deuxièmement, le raisonnement en termes de socialisations, éventuellement plurielles, à l’écrit, permet d’élargir le cadre d’analyse, en tenant compte des expériences et des apprentissages de l’écrit qui ne relèvent pas des filières éducatives que nous avons identifiées (école, bilingue ou non ; alphabétisation en bambara ; médersa ou école coranique). Les socialisations familiales à l’écrit sont bien moins importantes que dans les sociétés d’alphabétisation ancienne, mais elles peuvent, dans certains cas, jouer un rôle. Les socialisations professionnelles à l’écrit sont parfois des formations qui s’inscrivent dans le prolongement de l’alphabétisation pour adultes, mais nous verrons que des pratiques commerciales de l’écrit ou le passage par un emploi, formel ou non, en contexte urbain, peuvent constituer des moments importants d’acquisition de nouvelles manières d’écrire, très différents des contextes institutionnels de formation. D’autres expériences diverses de l’écrit peuvent prendre place en contexte de migration, notamment en milieu urbain, où les individus sont au moins mis en contact, parfois durablement, avec l’écrit.

L’objectif de cette partie est d’identifier des profils des lettrés, c’est-à-dire des récurrences dans la manière dont ces différentes socialisations à l’écrit s’articulent. Nous nous inspirons de la perspective théorique développée par Bernard Lahire selon laquelle « un acteur pluriel est (…) le produit de l’expérience - souvent précoce - de socialisation dans des contextes sociaux multiples et hétérogènes » (LAHIRE, B. 1998 : 42) 74 . Nous montrerons que, dans certains cas, une telle approche permet de mieux comprendre les processus d’apprentissage et d’usage de l’écrit sur notre terrain (nous nous appuyons ici essentiellement sur les matériaux empiriques recueillis dans le village de Kina).

Dans un premier temps (1.1.), l’analyse des données quantitatives permet de dégager les déterminants principaux de l’alphabétisation que sont le sexe et l’âge, ainsi que l’origine familiale et les expériences migratoires. Nous justifions le choix d’appuyer la construction des profils lettrés sur une distinction entre des « générations lettrées », en discutant la pertinence de l’usage du concept de génération pour notre contexte.

Cette approche par générations est adossée à la spécificité historique du contexte considéré, que nous exposons dans un deuxième temps (1.2.). Certains traits de l’histoire du village permettent d’observer la mise en place successive (et parfois le chevauchement) de filières éducatives distinctes. L’analyse de la succession et de la coexistence de ces générations lettrées donne à voir la manière dont certaines prennent la relève des précédentes, alors que d’autres sont en concurrence. Ces différents groupes sont structurellement différents, homogènes ou non en termes de sexe (globalement, la féminisation est croissante), d’âge, de statut social, etc.

Les variations inter-individuelles qui apparaissent au sein des différentes générations considérées sont davantage étudiées en ce qui concerne la population des « premiers élèves de l’école de Kina ». Nous expliquons tout d’abord la construction de ce groupe, avant de justifier le choix de l’examiner plus en détail (1.3.1.). Nous détaillons les différentes socialisations à l’écrit connues par ces individus, et la manière dont elles peuvent s’articuler dans une trajectoire (1.3.2.). Nous abordons enfin la question de la variation intra-individuelle par des portraits, ce qui permet de dégager des profils plus fins (13.3.).

Notes
74.

Signalons d’emblée que B. Lahire inscrit sa réflexion dans un contexte déterminé, celui des sociétés occidentales contemporaines. Nous aurons à nous demander dans quel mesure il est légitime de reprendre ce cadre théorique pour analyser les sociétés maliennes contemporaines (cf. infra ).