1.1.1. Questions de méthode

1.1.1.1. Faut-il mesurer ?

L’option théorique que nous avons prise en faveur d’une approche contextualisée de l’écrit nous a amenée à privilégier une approche ethnographique. En effet, le courant auquel nous nous rattachons (présenté en introduction générale) s’est d’abord constitué dans la critique de thèses généralisantes sur l’écriture (notamment certaines propositions de Jack Goody). L’enjeu dans ce cadre théorique est de rapporter les études sur une culture écrite aux contextes éducatifs, institutionnels, socioculturels, politiques dans lesquels elle est observée, ce pour quoi l’ethnographie est une voie privilégiée.

On peut définir l’ethnographie par deux critères : l’usage de méthodes sociologiques dites qualitatives ; la conduite de l’enquête dans un « milieu d’interconnaissance [où] les enquêtés [sont] en relation les uns avec les autres et non pas choisis sur des critères abstraits » (BEAUD, S. & WEBER, F. 1998 : 15). Concernant ce dernier point, nous avons indiqué en introduction que notre enquête est centrée sur le village de Kina, qui est bien un milieu d’interconnaissance, même si nous le concevons dans ses liens avec l’extérieur (la ville de Fana à 10 km notamment) ; nous recourons aussi plus ponctuellement à des données issues d’autres villages et bourgs de la zone Mali-Sud. Quant aux outils, nous avons d’emblée mis en œuvre des méthodes qualitatives : entretiens semi-directifs enregistrés (n = 56), observations de scènes d’écriture, corpus d’écrits photographiés (cf. 2ème partie). La question s’est posée au fil de l’enquête de savoir s’il était nécessaire de compléter ce dispositif par des données quantitatives. Nous voudrions ici rendre compte de nos hésitations devant ce type d’outil, et de la manière dont finalement nous avons choisi de recourir à un questionnaire passé auprès des 94 familles du village. De la même manière, il nous faut justifier le choix de mettre en place un test des compétences (réalisé auprès de 30 villageois). Ces précisions s’imposent ici car nous nous appuyons sur les données issues du questionnaire et du test essentiellement dans cette 1ère partie.

Nos réticences à mettre en œuvre ces outils sont liées pour l’essentiel au refus d’occuper une position d’évaluation. Tout l’enjeu de l’entrée sur le terrain, de la présentation de l’enquête et des débuts de celle-ci a été précisément d’essayer de se défaire de cette image qui nous est immédiatement associée. En effet, l’évaluation ou le contrôle apparaissent comme l’horizon évident de mon travail aux yeux des enquêtés.

Ce fait s’explique d’abord par des raisons générales liées aux modalités d’enquête, menée en milieu rural par une étrangère venue de la ville d’une part, effectuée au Mali par une étudiante française d’autre part. Concernant le premier point, il faut rappeler que les villageois sont habitués à recevoir de la ville des intervenants qui viennent s’assurer de la bonne conduite des affaires locales, que ce soit dans le cadre des visites qu’effectue la CMDT, des inspections scolaires, des tournées sanitaires, des contrôles administratifs. Lors de mon séjour de terrain exploratoire (août -septembre 2001), le fait que je sois introduite dans les villages par les agents de la CMDT, eux-mêmes promoteurs de l’alphabétisation, m’est apparu comme un biais important. Ce biais a été en partie contourné, à Kina, puisque des rapports personnels existent entre mon logeur à Fana, ancien directeur de l’école de Kina, et la personne à laquelle il m’a confiée, Mamoutou Coulibaly. Mais il reste que l’entrée sur le terrain s’est faite par un contact avec une personne extérieure au village, vivant actuellement en ville et associée à l’école (cf. Annexe 1, §3). Par ailleurs, le choix de me confier au responsable administratif du village tient à la relation amicale qui unit mon logeur de Fana et Mamoutou Coulibaly ainsi qu’à la certitude que je serai hébergée dans des conditions matérielles correctes, mais il permet aussi de me donner le statut d’hôte du village. Ma logeuse, dans les premier temps, me présentait en soulignant cet aspect. Ce statut quasi officiel m’a sans doute facilité la tâche dans les prises de contact, mais a contribué à faire de la parole recueillie une parole, au moins au départ, contrôlée. A cela s’ajoute le fait que je viens de France, ce qui m’inscrit dans des rapports où l’héritage colonial pèse, et à cause desquels il m’a semblé particulièrement important de ne pas accepter trop vite le statut d’examinatrice. Le fait que je sois métisse (franco-sénégalaise) a pu jouer à la marge dans une certaine familiarité avec des habitudes communes au Mali et au Sénégal, mais pas dans la manière dont j’ai été perçue dans les villages, où j’ai été unanimement désignée comme occidentale (les gens employant le terme de « tubabu » 75 parfois dans des usages affectueux, comme dans l’expression « an ka tubabumusonin », notre petite Française) 76 . Ce double statut d’extériorité (au pays, au village), lié à des rapports de domination que la gentillesse de l’accueil et l’hospitalité ne doivent pas faire oublier, m’a placée dans une position d’observation ambiguë, associée à l’idée d’un contrôle possible.

En outre, l’objet d’enquête contribue à renforcer ce statut d’évaluatrice qui m’est spontanément attribué, puisque j’observe des pratiques d’écriture en recourant moi-même abondamment à l’écrit. Sur ce point, les analyses développées par J. Goody dans La Raison graphique sont précieuses, qui permettent de souligner la nécessité d’une réflexivité sur le biais graphique de l’enquête (GOODY, J. 1979 [1977]). Il faut souligner que j’interroge des personnes sur leurs pratiques de l’écrit du point de vue lettré, et ce tant par mon statut d’étudiante française, donc lettrée dans cette langue, que par ma pratique ethnographique, en prenant des notes sur un cahier, en faisant des schémas et en dressant des cartes, etc.

Pour toutes ces raisons, j’ai eu à cœur dans la présentation de mon enquête d’insister sur le fait que je m’intéressais à tous les usages de l’écriture, dans toutes les langues, et sans chercher à les évaluer. Plus que par cette déclaration, de portée sans doute limitée, il m’a semblé parvenir à faire comprendre ma position à certains enquêtés en manifestant un intérêt devant leurs écrits. D’une manière générale, le fait de me voir résider au village, l’habitude de m’apercevoir circuler dans les concessions soit avec un assistant dans le cadre de la conduite d’entretiens, soit avec ma logeuse que j’accompagnais dans ses activités, et surtout le fait que je sois revenue au village, ont contribué à rassurer les villageois.

Dans ce contexte, mon hésitation à recourir à un dispositif d’évaluation scolaire comme le test et à un outil proche du recensement administratif comme le questionnaire s’explique par le fait que je ne souhaitais pas perdre cette confiance acquise au fil du temps. Cependant, même si j’en ai reculé le moment, il m’a finalement semblé pertinent de mettre en œuvre ces deux outils, qui m’ont permis de combler des manques importants.

Le questionnaire s’est imposé en raison de l’indigence de données statistiques, ou même tout simplement numériques (ainsi, les chiffres disponibles concernant le nombre d’habitants du village varient de 983 à 2000 77 ). On peut remarquer que les enquêtes ethnographiques menées sur des terrains proches situent toujours leur contexte au départ à partir de quelques données numériques (nombre d’habitants de la localité, éventuellement structure socio-professionnelle, etc.). Ces données sont tellement évidentes qu’on ne s’y arrête pas. Sur un terrain comme le nôtre, le parti pris d’une approche exclusivement ethnographique condamne, soit à se reposer sur les chiffres officiels dont la fiabilité n’est pas assurée, soit à ne pas pouvoir situer son contexte de manière précise (or il est difficile de renoncer à toute évaluation numérique : ce n’est pas la même chose de travailler sur un hameau d’une centaine d’habitants ou sur un village de plus d’un millier d’habitants comme le nôtre). Par ailleurs, une fois mis en œuvre à des fins d’établissement sommaire de la structure démographique du village, le questionnaire s’est révélé un outil efficace d’objectivation des grandes tendances concernant la scolarisation et l’alphabétisation, comme le montrent les résultats présentés dans cette partie.

Le test, quant à lui, m’a permis de faire le point sur les compétences (certes mesurées de manière tout à fait scolaire) qui ne renvoient pas toutes à des usages sociaux. Nous reviendrons dans l’analyse sur ce résultat, qui permet de mettre au jour, dans certains cas, l’existence de compétences non sollicitées par la collectivité (il faudra se demander pourquoi), ni même régulièrement mises en œuvre par l’individu. Ici encore, la portée d’objectivation d’un tel instrument justifie, a posteriori, son usage.

Ainsi, en ayant d’une part produit des données quantitatives, d’autre part mis en œuvre un dispositif d’évaluation, nous nous sommes écartée du modèle strictement ethnographique. Il faut rappeler toutefois que l’opposition entre méthodes quantitatives et qualitatives est une manière scolaire de présenter les choses (BOURDIEU, P. 1992 : 219). On peut remettre en question le fondement épistémologique d’une telle opposition, en suivant Jean-Claude Passeron, qui réinscrit le travail sur des données quantitatives au sein du raisonnement sociologique (PASSERON, J.-C. 2006 [1991]). Inversement, des recherches à dominante ethnographique font souvent une place à des données quantitatives. Ainsi, les sociologues de l’Ecole de Chicago, souvent cités comme les pionniers de l’ethnographie, faisaient un usage abondant des statistiques comme le rappelle Howard Becker (BECKER, H. S. à paraître). Dans le champ français, F. Weber et A. Lambelet soulignent « l’intérêt, pour l’anthropologie, d’utiliser à nouveau des méthodes quantitatives, qui souffrent d’un ostracisme relativement récent dans la discipline », en rappelant que « l’usage des statistiques faisait jusqu’aux années 1970 partie intégrante du métier d’ethnographe. Lorsque les données statistiques n’existaient pas, les ethnographes effectuaient eux-mêmes recensements et cartographies » (WEBER, F. & LAMBELET, A. 2006).

Une fois posée cette complémentarité des deux approches, reste à préciser, dans chaque recherche, l’articulation qui en est proposée. Dans l’ouvrage de S. Scribner et M. Cole The psychology of literacy, le croisement des méthodes intervient dans la seconde partie de l’enquête, une fois constaté l’échec d’un questionnaire uniforme à faire apparaître des différences cognitives générales entre lettrés et analphabètes (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981). Il est tout d’abord mis en œuvre en ce que l’ethnographie permet, en amont, de préciser le questionnement 78 . En aval, celle-ci est également sollicitée afin de permettre d’interpréter certains résultats statistiques. Enfin, de manière continue, une réflexion sur les conditions de la passation des questionnaires et des tests (notamment sur la compréhension des termes dans les phases portant sur les aptitudes métalinguistiques 79 ) permet de réorienter leur administration, ou de comprendre leurs impasses.

Pour notre part, même si nous faisons un usage beaucoup plus limité des données quantitatives que ces auteurs, nous nous inspirons de leur pratique. Nous avons attendu, pour réaliser le test et les entretiens, d’avoir suffisamment de matériaux pour pouvoir construire ces outils, et une assez bonne connaissance des enquêtés pour savoir qui solliciter (le test a été réalisé en 2003 alors que j’avais passé au total 3 mois à Kina ; le questionnaire est intervenu lors de mon dernier séjour en 2004, au terme duquel la durée de mes séjours à Kina a atteint 5 mois). Cela nous a permis d’opérer une mise en œuvre réflexive de ces outils, en essayant d’en atténuer certains effets, tout en étant consciente des modifications de la situation d’enquête ainsi opérées. Les données issues des différents dispositifs d’enquête peuvent parfois être confrontées les unes aux autres (cf. par exemple infra 0, la comparaison entre les déclarations et les résultats du test). Enfin, le fait de passer personnellement le questionnaire dans les 94 familles du village, ainsi que d’administrer le test, m’a donné l’occasion d’effectuer un certain nombre d’observations ethnographiques, par exemple sur la manière dont les chefs de famille conservent leurs documents. La passation du questionnaire à l’échelle du village, en fin de séjour, m’a permis de constater que je connaissais beaucoup des concessions, mais pas toutes, ce qui m’a amenée à réfléchir sur le parcours effectué au sein du réseau d’interconnaissance qui m’avait guidée.

On peut souligner enfin que l’opposition entre méthodes qualitatives et quantitatives repose, de manière souvent implicite, sur un partage entre l’implication subjective du chercheur, assumée dans l’ethnographie, et un travail présumé plus objectif dans la construction et le maniement de données quantitatives. Une telle conception, outre qu’elle est historiquement et épistémologiquement infondée 80 , néglige deux caractéristiques importantes de toute enquête : premièrement, celle-ci repose sur des interactions, qu’elles soient ou non effectuées par le chercheur lui-même ; deuxièmement, l’objectivité ne se définit pas par la neutralité mais par la réflexion sur ses procédures de recherche. L’idée d’une position d’observation neutre est une chimère. Finalement, le fait d’aller au-delà de mes réticences à prendre le rôle de l’évaluatrice (en effectuant un questionnaire proche d’un recensement, en administrant un test), m’a permis en retour de voir que je ne l’avais sans doute jamais vraiment quitté. Ainsi, alors que j’avais insisté, lors de la présentation du test, sur le fait que les copies seraient à mon seul usage et ne donneraient pas lieu à une évaluation, plusieurs enquêtés à mon retour sur le terrain m’ont demandé quels en avaient été les résultats. Ils ont été déçus d’apprendre que je ne leur communiquerais pas de notes. De même, un des enquêtés avec lesquels j’ai pourtant noué une relation amicale, Moussa Coulibaly, n’a eu de cesse de solliciter un « contrôle » de ses cahiers. A cette demande, je répondais invariablement en soulignant mon intérêt pour ses pratiques telles qu’elles étaient, réponse qui ne l’a jamais satisfait - il m’a ensuite reproché de ne pas lui avoir signalé des fautes d’orthographe dont il s’était aperçu ultérieurement. Ainsi, cette enquête m’a conduit non pas à quitter progressivement une position d’évaluation, mais à devenir de plus en plus consciente des différentes postures (au sein desquelles celle de l’examinatrice) que j’ai dû adopter, ce qui rejoint l’observation d’Alban Bensa selon laquelle :

‘Comme l’a bien montré Jeanne Favret-Saada, la juste distance en ethnologie est moins le maintien de l’observateur dans une voie moyenne, à mi-chemin de soi et de l’autre, que l’incessant parcours des différentes places que les membres de la société d’accueil vous assignent (BENSA, A. 2006a : 313).’

Notes
75.

Dans son Dictionnaire bambara-français, C. Bailleul donne pour « tubabu » (de l’arabe {tabīb = médecin}) : 1. Blanc, européen, 2. Français (BAILLEUL, C. 2000).

76.

En ville, la situation a été un peu différente, mes origines sénégalaises pouvant parfois être source de connivence.

77.

L’encadré 2 détaille les sources de ces différents chiffres et situe notre résultats parmi ceux-ci.

78.

La complémentarité des méthodes est mise en œuvre grâce à un travail collectif, deux ethnographes (S. Reder et M. Smith) ayant mené des études de longue durée pendant que les équipes effectuant le travail quantitatif faisaient des allers et retours entre les Etats-Unis et le Libéria.

79.

Cf. notamment le chapitre 9 de cet ouvrage.

80.

On peut se référer notamment aux analyses de D. Cefaï dans sa postface à L’enquête de terrain (CEFAI, D. 2003).