1.1.1.2. Problèmes méthodologiques du questionnaire

La mise en place du questionnaire a posé des problèmes spécifiques sur lesquels il nous faut revenir ici 81 .

L’objectif de la passation du questionnaire est double : disposer de données démographiques générales fiables (c’est-à-dire dont les conditions de production sont contrôlées) ; apporter des éléments quantitatifs permettant, par recoupement avec les données qualitatives, d’établir la distribution sociale des compétences en lecture et écriture selon les langues.

Le questionnaire, par son échelle (le village) et les informations demandées (nom, prénom, âge, niveau scolaire…) se rapproche fortement d’un recensement administratif. Or le recensement est une forme de production du savoir fortement liée à l’exercice du pouvoir colonial, puis post-colonial. Le recours à cet outil pour produire des données scientifiques est ancien. En effet, l’usage du recensement occupe une place de choix dans l’anthropologie du début du XXe siècle, dans des usages qui reprennent certaines formes administratives 82 . Ainsi, Audrey Richards, dans un article de 1938 fait du village questionnaire un outil privilégié de l’enquête anthropologique (RICHARDS, A. 1938).

L’identification de l’ethnographe avec un agent de l’administration peut conduire à des biais particuliers (non déclaration d’enfants qu’on ne souhaite pas envoyer à l’école, non déclaration d’individus imposables mais que l’on cache à l’administration, etc.). Comme j’ai passé le questionnaire avec pour assistant un des maîtres de l’école, certains enfants en âge d’être scolarisé ont pu être omis dans les déclarations.

Dans le cas de Kina, un autre type d’enquête a été réalisé, auquel les villageois ont pu m’associer : une équipe de stagiaires d’une école de développement rural a effectué un recensement à usage « scolaire » comme le mien en 2003 83 .

Nous allons donner maintenant quelques indications sur les conditions de la passation du questionnaire. Celle-ci s’est faite auprès des 94 familles (au sens administratif) que compte le village. Dans chacune d’entre elles, des informations individuelles ont été recueillies pour tous les membres de la famille. Ces données portent sur les filières éducatives suivies et les compétences actuelles en lecture et en écriture dans les différentes langues, ainsi que les principales migrations (cf. Annexe 1).

Les familles sont de taille variable : de 3 à 91 personnes. La résidence est patrilocale et virilocale, les concessions s’organisant autour d’un chef de famille, éventuellement de ses frères cadets, de ses fils et neveux, de leurs femmes et enfants. Ces familles élargies se scindent souvent en plusieurs foyers (familles au sens administratif) à chaque génération (cf. infra 2.3.2.3). La famille au sens administratif coïncide généralement avec une exploitation au sens de la CMDT - dans les cas de divergence, c’est ce dernier découpage que nous avons retenu, afin de pouvoir utiliser les données par exploitations de la CMDT. Il faut en effet distinguer les données individuelles pour lesquelles nous nous appuyons sur les déclarations (de l’intéressé ou d’un autre membre de sa famille) et les données concernant l’exploitation où nous reprenons les informations de la CMDT pour la note de l’exploitation (de A à D, selon son degré d’équipement, cf. infra 0) et la superficie de coton.

La procédure suivie est la suivante : rendez-vous ayant été pris avec le chef de famille, nous avons recueilli les renseignements soit auprès du chef de famille lui-même (s’appuyant souvent sur le carnet de famille) soit auprès d’un de ses fils quand il a préféré déléguer la tâche. Au cours du questionnaire, passant d’un individu à l’autre, si l’intéressé était présent nous nous sommes adressés à lui, sinon nous nous sommes fiée aux déclarations des autres personnes présentes. Dans le cas des très grandes familles (50 personnes ou plus, soit 4 familles), il a été nécessaire de solliciter les différents chefs de foyers afin de compléter les données. Nous avons relevé les liens de parenté par rapport au chef de famille : filiation et alliance, quand ils sont directs (pour les enfants « confiés » la question de la filiation peut être délicate, notamment s’il s’agit d’un enfant naturel, aussi n’avons-nous pas cherché à éclaircir ce point).

Pour terminer cette présentation générale, nous pouvons préciser l’usage que l’on peut faire de ces résultats. Le questionnaire permet tout d’abord d’estimer le nombre d’habitants du village à environ 1300 (cf. encadré 2). Il a par ailleurs trois fonctions majeures.

La première est de mettre au jour les déterminants sociaux de l’alphabétisation : nous allons utiliser ces résultats en ce sens tout au long de ce chapitre 2.1.

La seconde tient à son articulation avec les données de l’ethnographie, que cet outil permet de contextualiser. Dans l’analyse des entretiens, les résultats du questionnaire fonctionnent comme une banque de données, comme nous le verrons tout au long de cette partie.

La troisième, plus délicate à mettre en œuvre, consiste à utiliser nos données pour situer le village de Kina par rapport aux moyennes fournies par les statistiques nationales. Voyons maintenant quelles sont ces données.

Encadré 2 Combien d’habitants compte le village de Kina ?
Les chiffres disponibles concernant la population du village varient tant que mener notre propre enquête nous a paru utile.
Le premier chiffre, fourni par le responsable administratif du village, est de 983 habitants. Ce chiffre est celui du recensement administratif de 1996, dont les cahiers sont disponibles à la mairie.
Le recensement effectué pour établir les listes électorales pour les élections législatives et présidentielles de 2002 (Recensement Administratif à Caractère Electoral) a été effectué par des enquêteurs qui se sont déplacés auprès des familles. A chaque chef de famille, il était remis un double du document recensant les individus de la famille (ce document a servi à certains chefs de famille pour indiquer les dates de naissance lors de la passation de notre questionnaire). Le nombre total d’habitants recensés de cette manière est de 1023, selon les informations recueillies à la mairie également.
L’agent CMDT pour sa part évalue au début de la campagne 2001/2002 le nombre d’habitants à 1090 pour 83 exploitations. Ce recensement se fait lors d’une réunion annuelle où chaque chef d’exploitation déclare le nombre d’habitants de son exploitation. Sur ce point, il faut rappeler que seuls les chefs d’exploitation cultivant le coton sont pas dans l’AV. Les familles au sens civil et les exploitations au sens de la CMDT coïncident à peu près - nous avons pour notre part enquêté auprès de 94 familles, constituant autant d’exploitations, avec quelques cas de décalage entre les deux unités.
Par ailleurs, une équipe d’étudiants stagiaires d’une école de formation pour le développement communautaire (EFDC) a dénombré, en septembre 2001, 1346 habitants. Ce recensement a été effectué en se rendant dans les concessions.
Enfin, les secrétaires d’AV formulent volontiers une estimation du nombre de villageois à l’adresse des intervenants extérieurs, autour de 2000 habitants.
La passation de notre questionnaire nous permet d’avancer le chiffre de 1336 résidents (les données statistiques portent sur 1458 personnes car elles incluent des personnes absentes du village - étudiants ou migrants - sur lesquelles les proches nous ont renseigné).
Si le premier chiffre datant de 1996 peut être considéré comme dépassé en raison d’une évolution démographique rapide, les autres se situent dans un intervalle de 3 ans ce qui amène à chercher une autre explication des écarts constatés.
Les variations entre ces différentes données sont dues d’une part aux différences dans les modalités d’enquête (convoquer une réunion et se fonder sur les déclarations a des chances d’aboutir à un résultat moins exact qu’une enquête menée dans chaque foyer), d’autre part à la manière dont les villageois la perçoivent (les chiffres fournis à l’administration entrant dans le calcul de l’impôt, ils sont minorés ; inversement, face à une ONG pourvoyeuse de fonds, la surestimation est avantageuse).
Notre résultat est proche de celui de l’équipe de stagiaires, ce qui tient sans doute à un procédé similaire et à une même perception de l’enquête par les villageois. Notre propos n’est pas ici d’invalider les chiffres existants mais de les rapporter à leurs conditions de production. Quant à celui que nous avançons, il présente l’avantage que nous en connaissons précisément les circonstances d’élaboration.

Notes
81.

Nous évoquons les problèmes propres au test dans la note ethnographique sur cet outil donnée en Annexe 2.

82.

Les rapports entre la science ethnologique naissante et le pouvoir colonial sont étroits, même s’ils s’organisent de manière différente selon les contextes nationaux (L'ESTOILE, B. de 2000).

83.

Signalons que Kina est un village qui a été pris comme objet d’étude à plusieurs reprises. Entre 1980 et 1982, I. Songoré y a effectué des séjours de terrain dans le cadre de la préparation de son DEA de géographie (soutenu à l’EHESS, qui a donné lieu à une thèse de doctorat soutenue à l’EHESS également en 1985, sous la direction de J.-P. Raison). Il a été orienté vers Kina par les agents de la CMDT à Fana, qui on cité ce village en exemple. Il prévoyait de poursuivre son terrain pour sa thèse à Kina, mais en raison des problèmes de succession à la chefferie du village il a finalement opté pour un village voisin (SONGORÉ, I. 1985). Par ailleurs, les recherches sur le bilinguisme scolaire ont parfois donné lieu à des missions à Kina, notamment celle de N’do Cissé qui a passé 10 jours à Kina en 1997. Si la figure de l’étudiant, du stagiaire ou du chercheur n’y est pas inconnue, il ne s’agit pas pour autant d’un village « laboratoire ».