1.1.2. La mesure de l’alphabétisation

1.1.2.1. Les statistiques à l’échelle nationale

Nous nous appuyons sur des données recueillies auprès d’institutions nationales ou internationales. Nous n’avons pas étudié de manière approfondie la question de la production des statistiques à ces différents niveaux, et la critique des chiffres proposée ici ne constitue pas un état exhaustif de la question. Cependant, les sources considérées sont les organes majeurs de production des données, tant à l’échelle internationale (l’UNESCO et le PNUD) que nationale (la Direction Nationale de la Statistique et de l’Informatique), ce qui nous permet d’avancer que ce sont les chiffres de référence.

On peut tout d’abord citer un extrait d’un rapport récent qui donne une idée des modalités d’enquête à l’échelle internationale :

‘Toutefois, les données existantes sur l’alphabétisme ne sont pas entièrement satisfaisantes. Dans les pays à revenu intermédiaire ou faible, elles sont généralement obtenues par des méthodes reposant sur les déclarations des intéressés ou d’un tiers (par exemple du chef de famille répondant au nom des autres membres du ménage) utilisées dans les recensements ou les enquêtes sur les ménages[note : Les recensements et les enquêtes sur les ménages comportent généralement une question demandant aux personnes interrogées si elles peuvent lire et écrire, en le comprenant, un énoncé simple et bref se rapportant à leur vie quotidienne. Dans de nombreux cas, les données fournies par cette méthode sont d’une qualité douteuse, non seulement parce qu’elles se fondent sur des informations fournies par un tiers mais, surtout, parce qu’elles ne reposent sur aucun test] (UNESCO 2006 : appendice).’

Notons que la définition canonique de l’alphabétisme ici reprise (pouvoir « lire et écrire, en le comprenant, un énoncé simple et bref se rapportant à leur vie quotidienne ») est celle qui est retenue par l’UNESCO depuis 1958 84 . Le rapport indique par ailleurs que, bien souvent, une simple évaluation du niveau scolaire fait office d’indicateur du taux d’alphabétisation (en considérant qu’il faut un nombre minimal d’années d’école - 4, 5 ou 6 ans selon les sources - pour assurer un maintien des compétences). C’est le cas du Mali selon une des annexes méthodologiques de l’UNESCO, qui donne la définition suivante : « l’analphabète est une personne qui n’a jamais fréquenté l’école même si elle est capable de lire et écrire » 85 . La définition ainsi mise en œuvre apparaît très étroite, puisqu’elle néglige explicitement les acquis de l’alphabétisation pour adultes, alors que ceux-ci sont pourtant souvent mis en avant dans les discours politiques à l’échelle nationale et internationale.

Les chiffres qui sont le plus souvent repris d’un rapport à l’autre sont les suivants : le taux d’alphabétisation global, pour les adultes de 15 ans et plus, est estimé à 19% (26,7% pour les hommes ; 11,9% pour les femmes). Ce chiffre est donné comme datant de 1998. Il est notamment mentionné dans l’annexe statistique du rapport de l’UNESCO de 2006 86 , ou encore dans les Rapports sur le développement humain du PNUD de 2004 et 2005.

Il faut noter qu’un autre chiffre est parfois cité dans des rapports antérieurs, celui de 26,4% (par exemple dans le rapport du PNUD en 2003, ou encore dans les rapports de l’UNESCO de 2002 et 2003). Il s’agit d’une donnée datée de 2000, mais dont la fiabilité a dû être contestée depuis puisque tous les rapports récents reviennent au chiffre de 1998 (19%) 87 .

Nous disposons par ailleurs de deux sources nationales.

La première est une enquête réalisée au Mali avec l’appui d’ONG et d’institutions internationales. Son grand intérêt est que les modalités d’enquête y sont explicitées. Il s’agit de l’Enquête Démographique et de Santé du Mali réalisée en 2001 (EDSM 2001) 88 . La méthode suivie est celle d’une enquête par sondage, effectuée auprès de plus de 12 000 ménages. L’objectif principal en est de recueillir des données sur la fécondité et la santé au Mali, mais des questions plus générales ont été adjointes, notamment sur l’éducation. Concernant l’alphabétisation, les résultats sont de 23,2% pour les hommes de 15 à 59 ans et de 10,5% pour les femmes de 15 à 49 ans. Même en tenant compte du découpage différent de la population selon l’âge 89 , on constate que ces chiffres amènent à réviser à la baisse les statistiques nationales (et sont en faveur du taux le plus couramment retenu de 19%).

Il faut préciser en outre que ces taux ont été obtenus en présentant aux enquêtés une phrase écrite dans une des langues nationales 90 et en observant leur aptitude à la lire (en entier, en partie ou pas du tout ; seuls ceux ayant réussi à la lire en entier étant considérés comme alphabétisés). Les enquêtés ayant un niveau de scolarisation secondaire ou plus sont d’office considérés comme alphabétisés (il s’agit de 19% des hommes et de 8,7% des femmes). On observe dans ce dispositif une hiérarchie implicite des langues, le niveau scolaire assurant une compétence en français qui n’est pas testée, le test en langue nationale étant réservé aux moins scolarisés. On pourrait objecter alors qu’on ne mesure pas la même chose, et que certains enquêtés testés en langue nationale (parce que non scolarisés ou scolarisés à un niveau inférieur au secondaire) auraient pu être plus à l’aise en français. De plus, la lecture d’une phrase est un critère de la compétence beaucoup plus large que dans les procédures s’inspirant de la définition de l’UNESCO (l’aptitude à écrire n’est pas testée, pas plus que la compréhension). En définitive, on peut émettre des réserves sur la méthodologie ici appliquée (sur un thème relativement peu central dans l’enquête 91 ), mais nous retiendrons tout de même ces résultats. Le souci de prendre en compte, non seulement les personnes alphabétisées parce qu’elles ont été scolarisées, mais aussi celles qui ont appris à lire et écrire dans les langues nationales est intéressant. De plus, ces données sont les seules dont le dispositif de production soit explicité. Enfin, cette enquête propose des distinctions utiles ; on retiendra notamment, à titre de comparaison avec Kina, les taux d’alphabétisation en milieu rural, qui sont de 10,2% pour les hommes (15-59 ans) et de 2,8% pour les femmes (15-49 ans).

La seconde source disponible est la CMDT. Les données qu’elle produit sont à prendre avec précaution dans la mesure où elle est l’un des acteurs majeurs de l’alphabétisation dans la zone Mali-Sud.

La CMDT produit tous les ans dans son Rapport de formation des données chiffrées concernant les résultats des sessions d’alphabétisation qu’elle organise. L’indicateur qu’elle fournit en la matière est le nombre d’exploitations disposant d’au moins une personne alphabétisée, ce qui ne nous permet pas de calculer un taux d’alphabétisation comparable à ceux précédemment étudiés. D’une manière générale, les rapports de la CMDT relèvent d’un genre mixte entre description et rappel des normes et des orientations de l’entreprise. On lit par exemple dans l’Annuaire statistique régional 02/03 de Fana : « Avec ces taux qui ne cessent de croître on peut imaginer que les exploitations seront plus aptes à conduire les messages de vulgarisation de l’encadrement » (CMDT 2003).

Plus précisément, on peut relever à partir de l’étude conjointe des rapports des campagnes 2000-2001 et 2001-2002 des problèmes de méthode récurrents. On peut premièrement souligner que le nombre total de néo-alphabètes (c’est-à-dire de personnes alphabétisées par la CMDT) est calculé en reprenant le nombre de néo-alphabètes déterminé à l’issue de la campagne précédente et en y ajoutant les « réalisations » de l’année. Ainsi le chiffre de 2001, 128 287, est repris en 2002, pour être additionné aux réalisations de la campagne 2001-2002 (8 809), ce qui donne 137 096 néo-alphabètes. Le problème est ici de savoir comment on s’assure que les personnes précédemment alphabétisées n’ont pas perdu leurs compétences. De plus, les personnes qui se réinscrivent d’une année sur l’autre sont sans doute comptées deux fois. Enfin, les procédures d’évaluation des auditeurs, qui aboutissent à les identifier comme néo-alphabètes, sont mises en place par les formateurs eux-mêmes. Des observations des sessions d’alphabétisation et des modes d’évaluation effectuées en 1993 autour de Koutiala ont permis de souligner la surestimation générale du niveau atteint par les auditeurs (DOMBROWSKY, K., DUMESTRE, G. & SIMONIS, F. 1993). Aussi, le taux d’alphabétisation qui peut être produit en s’appuyant sur ces chiffres (autour de 10%, hommes et femmes confondus) ne semble pas très fiable.

Deuxièmement, l’estimation du « nombre moyen de néo-alphabètes par exploitation » (qui est l’indicateur principalement mis en avant par la CMDT) se fait dans le rapport régional en divisant le nombre de néo-alphabètes par le nombre d’exploitations, sans tenir compte du biais important que constitue la concentration des néo-alphabètes dans quelques exploitations (phénomène observé à Kina comme nous le verrons) ni de la distribution inégale de la population dans les exploitations. Pour la zone CMDT de Fana, l’enquête agricole permanente de 2001-2002 92 , s’appuyant sur une enquête menée exploitation par exploitation, donne les résultats suivants : 81% des unités de productions disposent d’un « alphabète » (c’est-à-dire une personne lettrée, quelle que soit la filière suivie), 52% (du total) disposent d’un « néo-alphabète » (au sens de la CMDT). Cette distinction entre alphabète et néo-alphabète vise à cerner l’apport spécifique de la CMDT à l’alphabétisation de la région.

Les données de la CMDT nous seront utiles pour situer le village de Kina par rapport aux autres villages de la région de Fana sur le plan de l’équipement agricole ; en revanche, les chiffres concernant l’alphabétisation ne nous semblent pas constituer un point de comparaison solide.

Ce bref passage en revue des sources fait ressortir l’hétérogénéité des méthodes employées pour produire les chiffres disponibles 93 . La critique des sources permet tout de même de justifier notre choix de nous référer au chiffre de 19% comme taux national, en retenant qu’il est bien moindre en milieu rural (pour lequel nous pouvons nous référer aux données de l’ESDM).

Les données de notre questionnaire nous permettent d’avancer des chiffres concernant la proportion de villageois alphabétisés dans le village d’enquête. N’ayant pas suivi une procédure standardisée identique à celles mises en œuvre dans la production des données statistiques présentées ci-dessus, nous ne pouvons pas prétendre déterminer un « taux d’alphabétisation » au sens propre. Nos données nous permettent toutefois d’avancer sur deux plans. Du point de vue de la méthodologie, la variation des résultats selon les compétences (lecture, écriture) et selon les langues est l’occasion d’approfondir la question de la mesure et de souligner sa difficulté. Du point de vue des résultats, les chiffres obtenus nous autorisent à formuler des estimations qui constituent des ordres de grandeur, aidant à situer le village étudié dans un contexte plus large.

Nous livrons tout d’abord de premières analyses qui visent à élucider la configuration des langues et des compétences (nous ne poserons la question des déterminants de l’alphabétisation - qui sont les alphabétisés, en termes d’âge et de sexe notamment - qu’à partir de la section suivante, 1.1.3.). Nous allons procéder en trois temps : nous donnons d’abord de premiers résultats globaux (1.1.2.2.) ; puis nous travaillons plus précisément sur l’articulation des compétences selon les aptitudes lectorales ou scripturales (1.1.2.3.) et selon les langues et les filières d’alphabétisation (1.1.2.4.) ; ce travail sur le détail de ce qui est mesuré nous permettra alors de reprendre la question de la comparaison des résultats obtenus à Kina avec les statistiques disponibles (1.1.2.5.).

Notes
84.

Cette définition, proposée en 1951 par un comité d’experts réuni par l’UNESCO, est officiellement retenue par la Recommandation concernant la standardisation internationale des statistiques éducatives (3/12/1958, adoptée par la Conférence Générale, 10ème session). Cette recommandation a été révisée en 1978, dans un texte qui reprend la définition initiale, à laquelle elle ajoute la définition de l’analphabétisme fonctionnel (UNESCO 1978).

85.

Cette annexe est en ligne sur le site de l’Institut de statistique de l’UNESCO, http://www.uis.unesco.org , consulté le 04/09/2006.

86.

Il est précisé que le taux pour les jeunes adultes (15-24 ans) est de 24,2% au total (32,3% pour les hommes ; 16,9% pour les femmes).

87.

Cependant, d’autres institutions internationales continuent de s’y référer, comme l’UNICEF par exemple, qui le fait figurer sur son site http://www.unicef.org/french/infobycountry/mali_statistics.html (consulté le 12/07/2006). Par ailleurs, des incohérences subsistent ; ainsi sur le site de l’Institut Statistique de l’UNESCO, les deux chiffres sont donnés l’un dans la fiche pays, l’autre dans la fiche éducation ( http://www.uis.unesco.org/ , consulté le 12/07/2006).

88.

Menée conjointement par la Cellule de Planification et de Statistique du Ministère de la Santé et la Direction Nationale de la Statistique et de l’Informatique, cette enquête a bénéficié du soutien financier de l’USAID, de l’UNICEF, de la Banque Mondiale, du Fonds des Nations Unies pour la Population et du gouvernement malien et de l’appui technique du programme mondial Demographic and Health Surveys de l’USAID. Le rapport final est en ligne sur http://www.measuredhs.com/ , consulté le 12/07/2006.

89.

Ce découpage lié à l’orientation de l’enquête sur les questions de fécondité et de pratiques sexuelles n’influe sans doute que marginalement sur les résultats tant la pyramide des âges est réduite au dessus de 50 ans.

90.

L’enquêté avait le choix entre bambara, songhaï et peul. Le nombre d’individus interrogés demandant à faire le test dans une autre langue est faible (0,3% des femmes, 1,1% des hommes).

91.

Signalons tout de même que le niveau d’instruction des femmes est souvent analysé comme un des déterminants majeurs de la baisse de la fécondité.

92.

Ce dispositif consiste à faire suivre une cinquantaine de villages, choisis comme représentatifs de la zone Mali-Sud, par un enquêteur qui y réside de manière permanente.

93.

Ce problème est perçu comme important aujourd'hui, comme en témoigne le lancement par l’UNESCO du Programme d’évaluation et de suivi de l’alphabétisation (LAMP), qui vise à constituer des sources fiables de données établies dans des conditions comparables sur l’alphabétisation dans les pays du Sud. Ce programme constitue une part importante du nouveau plan pour le développement de l’alphabétisation de l’UNESCO, l’Initiative pour l’alphabétisation : savoir pour pouvoir (LIFE), lancée pour 2005-2015, et qui comprend 18 pays africains dont le Mali.