1.1.2.2. Niveaux d’alphabétisation à Kina

Avant de présenter quelques résultats d’ensemble concernant l’alphabétisation au sens large (aptitude à lire et/ou à écrire 94 , quelle que soit la langue et la filière d’alphabétisation), des précisions quant au vocabulaire utilisé s’imposent.

La notion de filière éducative renvoie aux voies, multiples, d’accès à des cultures écrites elles-mêmes plurielles, ne serait-ce que linguistiquement. Voici l’articulation globale entre langues et filières sur notre terrain. Signalons d’emblée qu’un même individu peut passer par plusieurs de ces filières.

L’école est une filière éducative monolingue ou bilingue, selon le type d’école, qui renvoie dans le village d’étude à des époques de scolarisation distinctes. Avant l’ouverture de l’école à Kina, les enfants scolarisés à Fana ou dans le village voisin de Balan l’ont été dans des écoles où la langue d’enseignement est le français, écoles que l’on a désignées comme « classiques » pour les distinguer des écoles bilingues quand celles-ci ont commencé à se développer. Nous reprendrons l’expression d’école « classique » pour désigner toute école où l’enseignement se fait en français, et ce quelle qu’en soit l’époque 95 . L’école de Kina est une école bilingue, où la langue d’enseignement est d’abord le bambara, remplacé progressivement par le français, à des moments différents du premier cycle de l’école fondamentale 96 selon les matières.

Le bambara écrit s’apprend par ailleurs lors des sessions d’alphabétisation pour adultes. Le terme d’alphabétisation a plusieurs acceptions.

L’alphabétisation au sens large désigne l’acquisition de compétences lettrées, en quelque langue que ce soit. En ce premier sens, le terme rejoint l’emploi courant du terme anglais de literacy (qui a toutefois une acception plus large, désignant aussi la culture écrite). Nous ne retenons pas le néologisme littératie, qui a cours dans la littérature didactique spécialisée comme dans les rapports des institutions internationales comme l’UNESCO, mais qui n’est pas d’usage courant en sciences sociales.

Au sens restreint, le terme d’alphabétisation désigne sur notre terrain l’alphabétisation pour adultes en bambara, deuxième filière « éducative » considérée. Sur ce point, notre usage recoupe partiellement les catégories locales de désignation des individus passés par les différentes filières. En bambara, on désigne toute personne lettrée, quelles que soient les langues connues et les filières suivies par la même expression (« akalannendon », il est instruit). En revanche, les locuteurs du français (qui sont aussi les anciens élèves) usent du couple « alphabétisé »/ « instruit » pour distinguer la personne qui n’a connu que l’alphabétisation (en bambara) de celle qui est passée par l’école, seule cette dernière institution donnant accès à l’« instruction ». Cet usage amène des individus scolarisés seulement en français, en milieu urbain notamment, à souligner qu’ils ne sont pas « alphabétisés » (c’est-à-dire qu’ils ne savent pas transcrire le bambara). Nous n’avons pas repris telle quelle cette distinction, qui repose sur une hiérarchie implicite des langues (l’instruction étant réservée au français et à la scolarisation), et qui ne reflète pas la réalité actuelle en milieu rural d’une fluidité entre les filières d’une part (les mêmes individus pouvant passer par l’école puis l’alphabétisation), entre les filières et les langues d’autre part (avec le développement du bilinguisme scolaire). Cependant, nous recourons au terme d’alphabétisé pour désigner tout individu passé par la filière qu’est l’alphabétisation pour adultes ; s’il a, de plus, été scolarisé, nous le désignons comme « bi-alphabétisé ».

L’arabe est une langue de l’écrit qui, comme le bambara, s’acquiert dans des filières éducatives distinctes, comme nous l’avons vu précédemment (cf. supra introduction générale). L’école coranique est une filière où l’écrit, s’il intervient, est exclusivement en arabe. On doit noter cependant que l’enseignement coranique traditionnel se poursuit au niveau supérieur avec des pratiques systématiques de traduction et d’explication recourant à l’oral au bambara - comme le montrent les travaux de Tal Tamari sur l’exégèse coranique en milieu mandingue (TAMARI, T. 1996). La médersa est une filière qui vise un bilinguisme à l’écrit (franco-arabe). A Kina, l’ouverture d’une médersa date de 2001 ; auparavant, certains villageois ont été scolarisés dans ce type d’établissement, souvent à Fana 97 .

Le terme générique pour désigner une personne ayant acquis des compétences en lecture et/ou écriture (la nature des compétences sera précisée au fil de l’enquête) est celui de « lettré », qu’il faut donc entendre ici au sens large. Ce terme est ambigu en français puisqu’il renvoie non seulement à des compétences acquises mais aussi à l’idée de la maîtrise d’une culture de l’écrit, souvent de la part de professionnels de l’écrit. Il ne faut pas l’entendre de manière aussi spécifique, mais l’idée selon laquelle les compétences sont toujours inscrites dans une culture singulière de l’écrit nous retient ici.

Nous considérons, comme dans les statistiques nationales, la sous-population constituée par les adultes de 15 ans et plus. Nous restreignons (sauf précision contraire) la population considérée au sous-ensemble constitué par les villageois résidant à Kina 98 . Ces deux critères nous donnent un effectif de 631 individus.

Les résultats généraux sont présentés dans les six tableaux 99 suivants (tris à plat), qui distinguent à la fois les langues (français, bambara, arabe) et les compétences (lectorales ou scripturales). L’encadré 3 fournit des précisions sur la construction de ces tableaux, notamment sur les questions filtres utilisées dans le questionnaire.

Tableau 1 Compétences lectorales en bambara. (Sous-population: adultes 15 ans et plus)
Peut lire en bambara Effectifs % en colonne
NR/pas du tout 438 70
Un peu 58 9
Une lettre 135 21
Total  631 100
Tableau 2 Compétences lectorales en français. (Sous-population: adultes 15 ans et plus)
Peut lire en français Effectifs % en colonne
NR/pas du tout 540 85
Un peu 25 4
Une lettre 66 10
Total 631 100
Tableau 3 Compétences lectorales en arabe. (Sous-population: adultes 15 ans et plus)
Peut lire en
arabe
Effectifs % en colonne
NR/pas du tout 560 89
Peut oraliser des passages du Coran 66 10
Peut lire une lettre 5 1
Total  631 100

N. B. Les italiques signalent les cases où figure un pourcentage calculé sur un effectif inférieur à 30. Le pourcentage total peut être différent de 100 en raison de la règle d’arrondi suivie.

Tableau 4 Compétences scripturales en bambara. (Sous-population: adultes 15 ans et plus)
Peut écrire en bambara Effectifs % en colonne
NR/pas du tout 447 71
Un peu 69 11
Une lettre 115 18
Total 631 100
Tableau 5 Compétences scripturales en français. (Sous-population: adultes 15 ans et plus)
Peut écrire en français Effectifs % en colonne
NR/pas du tout 540 85
Un peu 34 5
Une lettre 57 9
Total 631 100
Tableau 6 Compétences scripturales en arabe. (Sous-population: adultes 15 ans et plus)
Peut écrire en arabe Effectifs % en colonne
NR/pas du tout 573 91
Peut copier des passages du Coran 54 9
Peut écrire une lettre 4 1
Total  631 100
Encadré 3 Précisions sur la construction des tableaux statistiques
Sous-populations concernées et filtres Certaines des questions ont été posées suite à des questions filtres : ainsi les questions sur l’aptitude à lire et celle à écrire en français n’ont été posées qu’aux personnes ayant été scolarisées (quelle qu’ait été la durée de la scolarisation) ; les questions sur les compétences en arabe qu’à celles ayant suivi un enseignement coranique (école coranique ou médersa). Cette procédure nous fait manquer les personnes ayant pu apprendre hors de tout cadre formel. En nous appuyant sur les entretiens, nous pouvons avancer que ces cas existent, mais sont rares concernant le français ou l’arabe. Pour ce qui est du bambara, l’ambiguïté du terme de « balikukalan », qui désigne à la fois la filière (l’alphabétisation pour adultes) et le contenu (l’écriture du bambara est souvent appelée de la sorte, même dans d’autres contextes comme celui de l’école, où les enquêtés déclarent paradoxalement que les enfants apprennent le « balikukalan »), a permis d’inclure le cas de personnes n’ayant pas suivi formellement les sessions d’alphabétisation.
Non réponses Nous avons agrégé dans les premiers tableaux les non-réponses aux réponses négatives (modalité : pas du tout). Le problème est bien sûr que cela ne fait pas apparaître les non-réponses « réelles », c'est-à-dire les personnes à qui la question a été effectivement posée et pour lesquelles nous n’avons pas de réponse (ce qui, par exemple, concerne 30 individus pour la question sur la lecture en français, soit 5% des répondants). Nous additionnons dans ces tableaux-ci les non-réponses (constituées pour l’essentiel de l’ensemble des individus auxquels la question n’a pas été posée en raison de leur réponse à une question filtre antérieure - pour la même question : 437 individus) et les réponses négatives (ici : 66 individus). Nous nous référerons à partir de la section suivante à des sous-populations construites en fonction des réponses aux questions filtres afin d’isoler les répondants, et nous ferons figurer les non réponses dans les tableaux lorsque cela nous semble pertinent.
Modalités Nous faisons figurer dans ces tableaux les modalités dans l’ordre des questions posées.
On peut le vague de la première modalité proposée, lire ou écrire « un peu », qui vise simplement à ne pas ignorer la variété des compétences, malgré le caractère sommaire du questionnaire. Dans certains cas, lors de la passation, les enquêtés ont par exemple répondu savoir écrire leur nom, ce qui, comme toute autre réponse positive, a été inclus dans cette modalité. Notons que nous exploitons peu les résultats concernant cette modalité.
Le choix de la modalité « peut lire/écrire une lettre » comme indicateur de la compétence lectorale s’explique mieux. Il a été suggéré par les observations ethnographiques, qui ont permis de souligner qu’il s’agit là d’une compétence utilisée dans le cercle familial et au-delà. En effet, la réception d’une lettre par une personne non lettrée dans la langue d’écriture de la lettre, l’oblige à chercher parmi les personnes de son entourage une personne compétente (de même pour l’écriture, la délégation d’écriture impose la connaissance des personnes auxquelles il est possible de faire appel). Nous reviendrons dans le chapitre consacré à la correspondance en troisième partie sur les processus complexes du choix de la langue d’écriture et les modalités de la délégation (cf. infra 2.3.3). Nous renvoyons aussi à ces développements ultérieurs pour une réflexion sur ce qui est ou non considéré comme lettre. Nous retiendrons ici que l’aptitude à lire et celle à écrire une lettre sont des aptitudes socialement reconnues, ce qui nous a paru important pour les réponses a été donnée par un tiers. Par ailleurs, les entretiens font également ressortir la capacité à lire et écrire une lettre comme un objectif recherché par les candidats à l’alphabétisation, ce qui nous a également orientée dans notre choix d’un indicateur qui renvoie à une pratique de l’écrit attestée sur le terrain.
Effectifs Nous travaillons parfois sur des effectifs réduits. Les cases où figure un pourcentage concernant un effectif strictement inférieur à 30 sont indiquées par des italiques.
Nous avons arrondi les pourcentages à l’unité. En effet, sur un effectif de 631 personnes 1% représente environ 6 individus, donc 0,1 % devient une précision incohérente, puisque cela représente moins d’un individu, or ne peut être plus précis que la réalité indivisible de ces individus.

On observe premièrement que les individus qui déclarent 100 lire en bambara sont environ deux fois plus nombreux ceux qui déclarent lire en français. Précisons que le Tableau 1 retient tous les individus déclarant lire en bambara, qu’ils aient appris à l’école ou lors des sessions d’alphabétisation, alors que le Tableau 2 concerne le français, acquis à l’école seulement. Pour l’écriture, les chiffres sont moins élevés mais le rapport entre bambara et français est du même ordre (Tableau 4et Tableau 5). Ce constat reste valable si on retient les réponses à la modalité « un peu ».

Nous allons essayer de rendre compte de ce premier résultat dans la section 0, en le rapportant à plusieurs facteurs : nous pouvons faire l’hypothèse que la supériorité des effectifs des alphabétisés en bambara tient au fait qu’aux scolarisés (pour la plupart à l’école bilingue) s’adjoignent les adultes seulement alphabétisés ; nous aurons également à nous demander ce qu’il en est des seuls scolarisés (la scolarisation bilingue favorise-t-elle les acquis en bambara ou en français ?).

Deuxièmement, on observe que les enquêtés sont plus nombreux à déclarer lire une lettre qu’à déclarer en écrire, en bambara comme en français. La différence est toutefois relativement mince. L’agrégation des modalités « un peu » et « peut lire/écrire une lettre » rend d’ailleurs les résultats comparables. La question qui se pose ici est celle de l’articulation entre compétences lectorales et scripturales. Nous allons examiner ce point dans la section suivante (1.1.2.3.).

Enfin, concernant l’arabe, on constate que les effectifs des lecteurs ou scripteurs de lettre 101 sont très réduits (respectivement 5 individus et 4 individus, sur une population de 631 adultes de 15 ans et plus). Sur notre terrain, l’absence de pratiques d’ajami (écriture en graphie arabe d’une autre langue) 102 nous autorise à associer la compétence en écriture arabe (compétence graphique) et celle en langue arabe (compétence linguistique).

Devant le caractère restreint des compétences lectorales et scripturales au sens classique (décodage/encodage d’une langue), nous avons cherché à faire apparaître des compétences lettrées plus larges, à partir des données de l’ethnographie. Pour ce qui est de l’écriture, la modalité intermédiaire a été définie en référence aux pratiques de copie observées (à partir de textes liés à l’islam), qui peuvent avoir des visées didactiques ou magiques. Concernant la lecture, nous nous sommes référée à des modes de lecture coranique qui ne supposent pas un accès nécessaire au sens, du moins dans le détail ; notons tout de même que, sans procéder à une lecture analytique, qui procède par traduction exacte, certains de ceux qui pratiquent ce type de lecture peuvent avoir une idée générale du sens. La distinction entre cette aptitude et celle à lire une lettre en arabe repose essentiellement sur un degré de compétence linguistique. On remarque que ces modalités intermédiaires sont choisies de manière beaucoup plus significatives que l’aptitude à écrire ou lire une lettre : 10% des enquêtés déclarent pouvoir « oraliser » des passages du Coran ; 9% pouvoir en copier.

Signalons dès maintenant que nous avons aussi posé des questions sur les connaissances coraniques orales. Nous désignons par là l’apprentissage par cœur de tout ou partie du Coran, sans préjugé du recours ou non à des procédures écrites de mémorisation pour acquérir ces connaissances. Le degré maximal d’achèvement de cette compétence consiste en la récitation complète du Coran. Il s’agit ici d’une compétence pour laquelle un mode d’objectivation est donné, non par l’acquisition d’un titre scolaire proprement dit, mais sous la forme d’une reconnaissance sociale (la récitation publique constituant une cérémonie importante). Nous reviendrons sur cette performance désignée en bambara par l’expression « ka kurane jigin », litt. descendre le Coran (cf. supra 2.2.1.3). En l’absence d’une connaissance complète du texte coranique, la mesure de l’apprentissage a été donnée, par les enquêtés eux-mêmes, en nombre de hijibu, de l’arabe aḥzâb 103 , terme qui désigne un soixantième du texte coranique. Calquée sur l’expression utilisée pour le Coran, la formulation « kaSabijigin » désigne l’apprentissage jusqu’à récitation possible de l’une de ces divisions 104 .

La question du cumul des compétences se pose ici encore : les lettrés en arabe sont-ils davantage lettrés en français et en bambara que ceux qui n’ont pas de compétences dans cette langue ? (cf. supra 0).

Poursuivons l’analyse selon les deux axes qui se dégagent à la lecture de ces tableaux. Quelle est la configuration des aptitudes lectorales et scripturales ? Comment s’articulent les compétences dans les trois langues de l’écrit ?

Notes
94.

Notons que notre questionnaire n’inclut pas de questions sur les compétences en calcul. Nous raisonnons donc dans cette 1ère partie exclusivement sur les aptitudes lectorales et scripturales. Nous reprendrons la question des pratiques de comptes à partir des données ethnographiques dans la 2ème partie (notamment en 2.4.1).

95.

Il faut toutefois rester conscient de l’anachronisme que constitue la reprise de ce terme pour des époques antérieures à l’expérimentation du bilinguisme scolaire.

96.

Rappelons que le premier cycle de l’école fondamentale (ou simplement « premier cycle »), qui dure 6 ans, de la 1ère à la 6ème, est équivalent à notre primaire.

97.

Cela concerne 28 adultes sur les 631 individus de plus de 15 ans résidant à Kina interrogés en 2004.

98.

Ce critère ramène la population à 1336 individus (sur 1458 enquêtés au total).

99.

En l’absence d’autre indication de source, les tableaux sont issus du traitement de notre questionnaire.

100.

Nous reprenons la terminologie habituelle selon laquelle les données obtenues sont des « déclarations » des enquêtés, par commodité, mais il faut indiquer qu’il s’agit à la fois des déclarations faites par les intéressés, quand ils étaient présents, et de celles faites par des tiers, en leur absence (notons que nos données ne nous permettent pas de distinguer ces deux cas).

101.

Dans cette 1ère partie où nous commentons des données statistiques, les expressions « scripteur de lettre » ou « lecteur de lettre » désignent des individus ayant déclaré pouvoir écrire ou lire une lettre en telle ou telle langue. Il s’agit d’expressions commodes, employées sans préjuger de la réalité de la pratique épistolaire. Nous verrons dans la 2ème partie que déclarer pouvoir écrire ou lire une lettre ne signifie pas que des occasions de le faire soient avérées.

102.

Dans nos entretiens, nous avons très régulièrement posé des questions à ce sujet. Rares sont les enquêtés à être ne serait-ce qu’avertis de l’existence de ce genre de pratiques.

103.

Nous reprenons le terme arabe dans la transcription qu’en donne par C. Fortier dans son article sur l’apprentissage coranique en Mauritanie (FORTIER, C. 2003). Précisons que nous nous remettons pour les transcritions de l’arabe à l’usage des chercheurs que nous citons. Pour les formules courantes, nous avons été aidée par F. Zappa.

104.

L’expression renvoie à l’apprentissage de la dernière division du Coran qui comprend les sourates les plus courtes, les plus utilisées pour les prières. Le terme « Sabi » vient des premières syllabes de la sourate 87 « Le Très-Haut », par laquelle débute la 60ème division du Coran. Pour toutes les citations du Coran, nous nous référons à la traduction de J. Berque (BERQUE, 2002 [1990]).