1.1.2.3. Compétences lectorales, compétences scripturales

Dans quelle mesure les aptitudes à lire et à écrire sont-elles associées ? Nous allons aborder cette question pour chacune des langues et des filières d’alphabétisation.

Croisant des données qui concernent la même langue de l’écrit, nous construisons ici nos sous-populations de façon à retenir les individus ayant connu des formations similaires (scolarisés pour les compétences en français ; scolarisés à l’école bilingue pour les compétences scolaires en bambara ; alphabétisés, au sens de passés par les sessions d’alphabétisation pour adultes, pour le bambara) 105 . Bien entendu, l’homogénéité de ces groupes est toute relative : une scolarisation d’un an n’est pas équivalente en termes de socialisation à une scolarité poursuivie jusqu’à la fin du premier cycle de l’école fondamentale ; certains scripteurs passent, nous le verrons, par une pluralité de contextes socialisateurs à l’écrit ; les socialisations à l’écrit familiales et migratoires ne sont pas prises en compte ici.

Il s’agit ici d’une première approche de la question, telle que le questionnaire que nous avons passé, assez sommaire, nous permet de l’aborder, et que nous reprendrons en 2ème partie en nous appuyant sur les données issues des entretiens.

Tableau 7 Tous les lecteurs sont-ils des scripteurs ? Le cas du français
Tableau 7 Tous les lecteurs sont-ils des scripteurs ? Le cas du français (Sous-population : scolarisés 15 ans et plus, n=187), % en lignes.

Lecture et écriture sont-elles deux compétences qui vont de pair ? Pour ce qui est du français, on constate que tel est globalement le cas, les effectifs se distribuant pour l’essentiel sur la diagonale. On observe que les non réponses et les réponses « pas du tout » correspondent concernant lecture et écriture. Précisons que dans ce tableau les réponses « pas du tout » indiquent soit des compétences perdues, soit des compétences qui n’ont pas été acquises (cas de personnes scolarisées une seule année par exemple). Une fois effectué le constat d’une correspondance massive entre les deux compétences, on repère que le seul écart à cette distribution diagonale concerne les 14% de lecteurs de lettre en français qui déclarent ne pas pouvoir en écrire une. Notons cependant qu’ils déclarent tous pouvoir écrire « un peu », ce qui interdit de les rapporter à une figure du « lire seulement ».

On peut analyser ce résultat comme un effet de la forme scolaire d’apprentissage. L’école lie en effet lire et écrire comme deux « savoirs élémentaires » 106 . Le cas, minoritaire, des lecteurs peu scripteurs, peut être interprété de deux manières. Soit on considère que la lecture est maîtrisée avant l’écriture : dans ce cas il s’agit d’un processus d’apprentissage « inabouti » ; soit on suppose que les compétences en écriture se perdent avant les compétences en lecture : dans ce cas, ces individus n’auraient plus une compétence d’écriture acquise antérieurement.

On peut également supposer qu’intervient ici la spécificité de la langue française rarement employée à l’oral. On pourrait émettre l’hypothèse selon laquelle lire une lettre en français suppose un travail d’interprétation pour lequel une compétence minimale du français permet de deviner le sens global de la lettre, alors qu’écrire suppose une maîtrise linguistique plus affermie. Cette hypothèse résiste-t-elle à l’examen de la configuration lecture-écriture dans les autres langues ?

Considérons d’abord le cas du bambara écrit acquis dans un contexte scolaire.

Tableau 8 Tous les lecteurs sont-ils des scripteurs ? Le cas du bambara scolaire
Tableau 8 Tous les lecteurs sont-ils des scripteurs ? Le cas du bambara scolaire (Sous-population : scolarisés sauf école classique 15 ans et plus, n=164) Nous avons retenu la sous-population des individus scolarisés sauf ceux qui déclarent avoir été scolarisés dans une école classique, en conservant en revanche ceux qui ne précisent pas le type d’école. , % en lignes.

On trouve une distribution très proche du tableau précédent concernant le bambara appris à l’école. Ici encore les chiffres se répartissent majoritairement sur la diagonale, avec une dissymétrie en faveur de la lecture (ce que traduisent visuellement les quelques chiffres sous la diagonale). La comparaison des deux tableaux permet de souligner la proximité entre les deux langues, ce que l’on comprend étant donné que le contexte d’apprentissage est le même, l’école. Qu’en est-il de cet autre contexte d’acquisition du bambara écrit, les sessions d’alphabétisation pour adultes ?

Tableau 9 Tous les lecteurs sont-ils des scripteurs ? Le cas du bambara acquis à l’alphabétisation
Tableau 9 Tous les lecteurs sont-ils des scripteurs ? Le cas du bambara acquis à l’alphabétisation (Sous-population : alphabétisés 15 ans et plus, n=114), % en lignes

Dans ce cas également, on observe la même distribution, avec une majorité de personnes déclarant des compétences identiques à l’écrit et à l’oral, et une petite minorité qui peut lire une lettre sans savoir en écrire une. Cela confirme la proximité entre les modes d’apprentissage en vigueur pour l’alphabétisation pour adultes et pour l’école, modes que l’on peut identifier comme « scolaires ».

Pour le français et le bambara, nous disposons d’une autre source concernant les compétences en lecture et en écriture, le test. Les résultats du test (donnés en Annexe 2) concordent-ils avec ceux issus du questionnaire ?

La comparaison entre lecture et écriture (en français et en bambara) y est biaisée par le fait que les deux exercices supposent des compétences scripturales. Il s’agissait d’une part d’une dictée, d’autre part de questions de compréhension. Bien que la forme de l’expression écrite ne soit pas évaluée, toute réponse exacte même réduite à un mot étant considérée comme une bonne réponse, une compétence écrite minimale est requise pour réussir cet exercice. Signalons par ailleurs que les scores numériques ne sont pas comparables entre eux (la dictée étant évaluée sur 5, les questions de compréhension sur 4). Cependant, on constate une correspondance globale.

En bambara, sur 31 participants, seuls deux ont des résultats qui présentent un écart de plus de deux points entre les deux exercices. Une participante, Korotoumou Coulibaly, a écrit une dictée dont la lecture est difficile 108 (score : 1) mais a en revanche bien répondu aux 4 questions de compréhension (pour les réponses desquelles elle a recopié les passages correspondants du texte). A l’inverse, une personne testée a produit une dictée respectant dans l’ensemble les règles orthographiques (score : 5), mais n’a su répondre qu’à 2 questions sur les 4.

En français, sur les mêmes exercices, et pour 15 personnes, on note un cas où apparaît une divergence de résultats (avec le même critère : plus de deux points d’écart). Il s’agit d’une femme qui a les mêmes résultats que Korotoumou Coulibaly citée précédemment : 1 pour la dictée ; 4 pour la compréhension.

On peut donc relever une correspondance d’ensemble entre les résultats en lecture et en écriture donnés par le test et ceux issus du traitement des déclarations en réponse au questionnaire.

Concernant la langue arabe, la situation est plus complexe, dans la mesure où l’arabe ne fait pas l’objet d’un apprentissage formel (du moins dans la population enquêtée, mais la situation devrait évoluer avec l’ouverture de la médersa).

Tableau 10 Lire et écrire en arabe ?
Tableau 10 Lire et écrire en arabe ? (Sous-population : adultes de 15 et plus résidant à Kina passés par l’école coranique, n=350). % en lignes et effectifs entre parenthèses.

Pour l’arabe, les compétences apparaissent plus disparates que pour les autres langues de l’écrit : 5 individus peuvent copier des passages du Coran sans les oraliser, 16 sont dans la situation inverse, et constituent le quart des personnes déclarant une compétence de copie. Etant donnée la faiblesse des effectifs, il est difficile de tirer des conclusions définitives, mais on peut souligner que pour l’arabe coranique (sans accès à la compréhension de la langue), le lien entre compétences lectorales et scripturales paraît plus lâche que pour les langues au contexte scolaire d’acquisition.

Si l’on croise les réponses à ces questions sur la lecture et l’écriture en arabe avec celles fournies à la question sur la connaissance orale du Coran (cf. tableaux A-1 et A-2 109 ), on s’aperçoit que c’est parmi ceux qui ont poussé l’apprentissage par cœur du Coran au-delà des sourates nécessaires pour les prières que se recrute l’essentiel des scripteurs et lecteurs. Ainsi, sur les 54 individus pouvant copier des passages du Coran (sans pouvoir écrire une lettre en arabe), 34 ont appris par cœur au moins un « hijibu » 110 et 15 le Coran tout en entier. Les 4 scripteurs d’une lettre en arabe ont appris le Coran tout entier. Concernant la lecture, les résultats sont similaires. Mais on doit noter que la réciproque est fausse : nombreux sont ceux qui ont étudié par cœur le Coran au-delà des sourates des prières, sans pour autant avoir la moindre compétence d’écriture ou de lecture en cette langue (parmi les 125 personnes ayant appris un « hijibu » ou plus mais sans avoir achevé l’apprentissage du Coran, 81 n’ont aucune compétence en lecture en arabe, 89 n’ont aucune compétence en écriture dans cette langue). Comment interpréter ces résultats ? L’apprentissage par cœur de passages du Coran peut s’effectuer soit à l’école coranique, soit auprès d’une personne connaissant des prières. Dans ce dernier cas, on peut imaginer une transmission exclusivement orale. A l’école coranique, le recours à l’écrit existe, sous la forme de la copie, comme nous l’avons vu en introduction. Mais on peut supposer que certains ont perdu ces compétences depuis leur passage à l’école coranique, ou ont acquis une compétence trop minimale pour qu’ils en fassent état.

Quant à la question de l’écriture ou de la lecture d’une lettre, les résultats apparaissent similaires à ceux observés pour les autres langues : 4 personnes conjuguent les deux aptitudes, une seule pouvant lire une lettre et non en écrire une (mais pouvant copier des passages du Coran).

Ainsi, en français et en bambara, les compétences en lecture et en écriture sont généralement le fait des mêmes individus, ce dont peut rendre compte la socialisation scolaire, ou marquée par la forme scolaire, où ces deux apprentissages sont liés.

Le cas de l’arabe est un peu différent. Les personnes ayant appris par cœur des passages du Coran ne déclarent en majorité aucune compétence de lecture ni d’écriture, alors qu’ils ont pu avoir une fréquentation des textes et des pratiques de copie.

Nous reprendrons, dans la 2ème partie, cette question du lien entre lecture et écriture en nous appuyant sur des données ethnographiques.

Le fait que toutes les personnes qui déclarent savoir écrire une lettre (quelle que soit la langue) déclarent pouvoir en lire une, nous permet de considérer les déclarations concernant l’aptitude à savoir écrire une lettre comme indicateur d’un savoir « lire et écrire ».

Notes
105.

Pour plus de détails sur la construction des sous-populations et les questions filtres, nous renvoyons à l’encadré 3.

106.

Sur la « scolarisation des savoirs élémentaires », on peut se reporter à l’article de J. Hébrard (HÉBRARD, J. 1988), sur lequel nous revenons en 2ème partie (cf. infra 2.1.2.1).

107.

Nous avons retenu la sous-population des individus scolarisés sauf ceux qui déclarent avoir été scolarisés dans une école classique, en conservant en revanche ceux qui ne précisent pas le type d’école.

108.

Parmi ses fautes, on peut citer des confusions de lettres importantes : d pour b et pour g ; ɔ pour c.

109.

Les tableaux qui ne figurent pas dans le corps du texte sont donnés en Annexe 4. Ils sont identifiés par la lettre A précédant leur numéro.

110.

Ce terme désigne une division du Coran, cf. supra 1.1.2.2.