Concernant l’arabe, nos données ne nous permettent pas de préciser l’étendue du chevauchement des filières. En effet, le type d’études suivi est donné par la réponse à une question fermée à choix unique (« école coranique de village, dugumakalan » ou « médersa »). Cette formulation ne pose pas de problème majeur dans la mesure où la rareté du passage par la médersa, et le fait qu’il s’agisse d’un enseignement plus institutionnalisé que l’école coranique (donc plus déclarable) autorisent à penser que l’essentiel des individus passés par la médersa ont été signalés comme tels. Pour ceux-ci, le passage éventuel par l’école coranique auparavant a été négligé dans les réponses. Ce problème dans la conception du questionnaire interdit toutefois un traitement fin des réponses à cette question.
Notons par ailleurs la complémentarité entre cet enseignement et l’enseignement scolaire en français ou bilingue. Une expérience de l’école coranique est souvent attestée chez les personnes scolarisées (31% des individus scolarisés, tous âges confondus). Il s’agit pour l’essentiel d’une expérience préscolaire, mais celle-ci peut se prolonger durant la scolarisation en dehors du temps scolaire ou encore intervenir après la scolarité.
On peut se demander maintenant s’il y a un cumul des compétences lettrées en arabe et dans les autres langues.
Pour ce qui est des compétences lettrées en langue arabe, le très faible nombre de scripteurs ou lecteurs de lettres en arabe (5 individus) invite à préciser la réponse à cette question en considérant ces cas individuels 124 .
Parmi les quatre scripteurs de lettre en arabe, on trouve le maître actuel de la médersa Abdoulaye Coulibaly (47 ans). Il a été formé dans le cadre de l’enseignement islamique traditionnel, dans des lieux divers du Mali, mais a également bénéficié d’un enseignement plus formalisé, puisqu’il détient un diplôme. Il a accompli la récitation par cœur de l’ensemble du Coran (« ka kuranejigin »). Il n’a pas de compétences lettrées dans les autres langues : il n’a pas été scolarisé, et déclare avoir suivi quelques sessions d’alphabétisation mais sans acquérir de compétences 125 .
On rencontre dans ce groupe deux lettrés en arabe qui ne sont pas originaires du village mais sont actuellement établis à Kina. Dans les entretiens, la figure du lettré en arabe de passage au village est récurrente dans les récits de formation. Il faut souligner que la formation au savoir coranique est dans bien des cas aujourd’hui encore itinérante, ce qui peut rendre compte de ce fait. L’un, Daouda Diarra (40 ans, né à Falako), a un profil très proche de celui d’Abdoulaye Coulibaly. Il est aussi enseignant coranique (il tient l’école coranique du quartier de Kulubalila, et il est sollicité pour des enseignements individuels et informels). N’étant passé ni par l’école ni par l’alphabétisation, il n’a pas non plus de compétences dans les autres langues. Il a été formé dans le cadre de l’enseignement islamique traditionnel (avec récitation complète du Coran).
Binan Dembélé (34 ans, né à Ngolokouna) a quant à lui été à l’école classique 126 jusqu’en 5ème. Il lit et écrit en français ; ayant suivi des sessions d’alphabétisation pendant plus d’un an, il lit et écrit en bambara. Il a lui aussi une formation coranique traditionnelle, au cours de laquelle il a récité le Coran.
Mahamadou Traoré (31 ans) a de même un profil plurilingue : ayant été à l’école bilingue jusqu’en 4ème, il lit et écrit (une lettre) en bambara. Il a eu une formation coranique (avec récitation du Coran).
Le seul enquêté qui déclare pouvoir lire une lettre mais non en écrire en arabe (même s’il peut copier des passages) est un jeune de 15 ans formé à la médersa 127 .
Cette brève revue des cas de personnes déclarant pouvoir lire ou lire et écrire une lettre en arabe permet de repérer la variété des profils, tous masculins cependant. Ces profils vont du lettré en arabe spécialisé de manière exclusive dans cette filière (Daouda Diarra) au profil le plus plurilettré attesté dans le village (Binan Dembélé, le seul à cumuler la compétence de lire/écrire une lettre dans les trois langues de l’écrit en présence). Assez logiquement, la tendance, pour les jeunes formés dans des médersas, est à un élargissement des compétences lettrées (arabe-français, arabe-bambara), même si pour les deux cas considérés, l’apprentissage de l’arabe ne leur permet pas de rédiger une lettre dans cette langue.
On peut s’intéresser maintenant aux aptitudes scripturales et lectorales en écriture arabe définies de manière plus large. Celles-ci concernent des effectifs plus importants : 9% des adultes enquêtés déclarent pouvoir copier des passages du Coran (54 individus sur 631) ; 10% des enquêtés déclarent pouvoir oraliser des passages du Coran (66 individus sur 631).
Observe-t-on des corrélations avec les aptitudes scripturales et lectorales dans les autres langues ? Nous retenons ici une définition large des aptitudes scripturales et lectorales en arabe, en définissant par « lettré » en arabe tout individu qui déclare des aptitudes à la copie pour ce qui est de l’écriture, ou à ce que nous avons défini comme l’oralisation de passages coraniques pour ce qui est de la lecture.
En termes de filière suivie, on constate que parmi les individus qui peuvent au moins oraliser des passages du Coran (ceux qui déclarent cette compétence et ceux qui peuvent écrire une lettre) la part de ceux qui déclarent avoir suivi des sessions d’alphabétisation est plus importante que la moyenne (cf. tableau A-13) : 31% contre 18%. En revanche leur taux de scolarisation est bien inférieur à la moyenne : 11% contre 30% (cf. tableau A-14). Cependant, il est difficile de tirer des conclusions de ces résultats. En effet, les « lettrés » en arabe, toutes aptitudes confondues, ont un profil très particulier : ils sont plus âgés que la moyenne et sont pour la plupart des hommes (64 individus sur 76).
Si l’on s’intéresse maintenant aux compétences proprement dites, on rencontre une difficulté liée au fait que les effectifs de bi-lettrés français-arabe et bambara-arabe sont réduits, même en retenant l’acception large. Quant à la nature de ce qui se transfère, on peut faire l’hypothèse, en nous appuyant sur les résultats de Scribner et Cole, que les aptitudes cognitives communes à l’apprentissage de différentes langues et écriture tiennent essentiellement à des acquis concernant la logique de l’encodage et du décodage (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981 : 253). Une autre dimension de la question que ces statistiques ne permettent pas d’aborder est le sens du transfert de dispositions lettrées. Nos données qualitatives nous permettront de revenir sur ces questions en étudiant comment certains enquêtés rendent compte du passage d’un type d’apprentissage à un autre.
Pour trois d’entre eux, les données du questionnaire peuvent être complétées à partir de données issues d’entretiens enregistrés (A. Coulibaly ; D. Diarra) ou d’un entretien informel (B. Dembélé).
Ce qui ne va pas sans problème pour assurer à son établissement qu’il conserve le label de médersa (qui lui est pour l’instant officiellement reconnu), puisque cela suppose un enseignement bilingue franco-bambara. Il déclare qu’il va recruter une personne compétente quand il aura des classes supérieures.
C'est-à-dire en français seulement.
Mady Traoré (26 ans), avec lequel j’ai effectué un entretien, a le même profil et les mêmes compétences (lire une lettre en arabe, copier des passages du Coran). Il n’est pas inclus ici car il ne réside pas à Kina de manière permanente.