1.1.2.5. Situer Kina

Nous pouvons maintenant revenir sur la spécificité du village de Kina par rapport aux situations décrites à l’échelle nationale ou régionale par les statistiques évoquées en 0.

La comparaison des compétences lectorales et scripturales a permis de constater que dans la totalité des cas la compétence scripturale inclut la compétence lectorale (ce qui justifie d’ailleurs l’usage générique du terme de compétence « scripturale », comme englobant ce que dans les passages plus techniques nous distinguons comme aptitude scripturale ou lectorale).

Nous avons construit une variable score afin d’agréger les résultats concernant les différentes langues. Celle-ci nous permet d’avancer que 19% des adultes de 15 ans et plus résidant à Kina peuvent écrire une lettre dans au moins une des trois langues de l’écrit considérées (français, bambara, arabe). Cette aptitude est déclarée par 9 % des femmes, et 30% des hommes (tableau A-15). Que faire d’un tel résultat ?

Est-il possible d’envisager une critique des autres statistiques disponibles ? Certes, on peut avancer que notre chiffre a des chances d’être plus exact, d’une part par la prise en compte de la variété des langues de l’écrit, d’autre part e par le mode de passation (auprès de chaque foyer, par les mêmes enquêteurs, mon assistant et moi). Mais on peut objecter que notre population n’est pas représentative. Effectivement, nous n’avons pas ici un échantillon construit de la population de la zone Mali-Sud, encore moins du Mali dans son ensemble. On peut rappeler que cela n’invalide pas pour autant les résultats obtenus.

‘Un échantillon non-représentatif peut quand même être utile, pour comparer différents sous-ensembles entre eux, par exemple. On se centrera alors plus sur les différences au sein de l’échantillon que sur le rapport entre l’échantillon et une population plus large. On supposera toutefois en général que les différences observées sont révélatrices de différences plus générales dans la population d’ensemble et l’on devra tout de même se poser la question de la légitimité de cette généralisation, parfois implicite dans les analyses (BLÖSS, T. & GROSSETTI, M. 1999 : 42-43).’

L’usage principal des données obtenues est de faire apparaître des déterminants de l’alphabétisation. Si la question d’une généralisation possible de ces résultats continue de se poser, ce n’est pas au sens d’une extension mécanique des résultats à l’ensemble d’une population plus vaste 128 , mais plutôt comme une hypothèse sociologique, qu’une approche comparative s’appuyant sur des résultats similaires obtenus dans d’autres contextes permettrait seule de soutenir.

Nous procédons ici différemment, en prenant appui sur les statistiques nationales, du moins sur celles d’entre elles qui nous ont à l’examen paru les plus fiables, pour évaluer la singularité du village de Kina.

Pour ce qui est du taux d’alphabétisation, on peut souligner qu’il est élevé à Kina. Le taux de 19% est précisément le taux retenu officiellement à l’échelle du Mali ; mais ce taux ne distingue pas les contextes urbains et ruraux. L’enquête EDSM propose en revanche une telle distinction, livrant comme résultats globaux un taux d’alphabétisation en milieu rural de 10,2% des hommes de 15 à 59 ans et de 2,8% pour les femmes de 15 à 49 ans, contre respectivement 49,4% et 28,5% en milieu urbain.

Si l’on restreint notre population masculine aux moins de 60 ans (afin d’avoir des données comparables) le taux de scripteurs de lettres est à Kina de 33%. De même, en ramenant la population féminine aux moins de 50 ans, on obtient le chiffre de 12%. Ces données nous situent bien au-delà des moyennes rurales : environ trois fois plus concernant les hommes, plus de quatre fois plus pour les femmes. On observe un différentiel masculin/féminin moindre à Kina. On peut noter toutefois que ces chiffres restent inférieurs aux moyennes urbaines. La comparaison avec les taux des villes hors Bamako donne toutefois des résultats proches : 31,3% pour les hommes ; 16,5% pour les femmes (dans ce dernier cas, le différentiel hommes/femmes est plus élevé à Kina). Nous avons donc pour Kina des taux voisins de ceux obtenus dans des villes de province.

Concernant la scolarisation, nos données nous permettent de donner un taux net de fréquentation scolaire (ou taux net de scolarisation, TNS) 129 . Pour le premier cycle, il est de 46% (53% pour les garçons ; 39% pour les filles) 130 . Il est comparable aux statistiques à l’échelle nationale qui font état d’un taux brut de scolarisation de 46% en 2004 (50% pour les garçons ; 43% pour les filles, source : ISU). Mais ici encore ce taux ne distingue pas les situations urbaines et rurales, ce qui rend la comparaison peu pertinente. On se reportera ici aussi aux données de l’EDSM (2001). Pour le premier cycle, le TNS donné est de 30,6 % en milieu rural (36,6% pour les garçons ; 24,7% pour les filles). Le village de Kina apparaît ici encore plus favorable à la scolarisation que la moyenne rurale (mais sans atteindre le niveau urbain - hors Bamako - de 63,9% pour les garçons ; 53,1% pour les filles). Le taux de scolarisation actuel de Kina est donc plus élevé que la moyenne, mais pas aussi exceptionnel que son taux d’alphabétisation.

Pour expliquer la singularité de la situation éducative de Kina, on peut tout d’abord souligner que les statistiques auxquelles nous recourons pour cette comparaison ne sont pas suffisamment précises. Il faudrait en effet pouvoir distinguer tout d’abord entre zones urbaines et rurales. Au sein de ces dernières, il faudrait à nouveau différencier les zones péri-urbaines et les zones reculées, les villages où existe une école et ceux où ce n’est pas le cas, et ensuite faire des distinctions selon le type d’école, etc. On verrait alors sans doute l’écart entre Kina et les autres villages possédant une école publique s’amenuiser, notamment concernant le taux de scolarisation. La proximité de la ville de Fana et de l’axe routier goudronné Bamako-Ségou joue également sans doute un rôle : là encore, un taux d’alphabétisation qui agrège les données recueillies dans des zones rurales très disparates n’est pas un point d’appui solide.

On peut cependant admettre la singularité du village de Kina, que l’analyse ethnographique de l’histoire du village permettra de souligner. On peut considérer que Kina est un village où sont réunies les conditions optimales pour l’alphabétisation en milieu rural (du moins elles l’ont été). Le fait que le village ait été retenu pour l’expérimentation du bilinguisme (un des 4 premiers villages du Mali) suppose en amont des conditions particulièrement favorables, et a pour effet en aval un suivi particulier (du moins dans les premiers temps). On pourrait donc considérer que les taux d’alphabétisation qui y sont obtenus constituent en quelque sorte la limite supérieure de ces taux en milieu rural.

La singularité du village ne rend pourtant pas caducs les résultats obtenus. Les résultats de l’enquête élargie menée dans d’autres villages nous permettent de souligner que les observations effectuées à Kina ne sont pas, en tant que telles, exceptionnelles. Par exemple, des cahiers personnels tels que ceux recueillis à Kina (sur lesquels nous travaillons en 3ème partie) ont été observés lors du premier séjour de terrain exploratoire dans la région de Koutiala. Cependant, la concentration d’autant de scripteurs de cahiers en un même lieu est sans doute caractéristique de ce village.

Notes
128.

C’est la raison pour laquelle nous ne recourons pas aux outils dits tests statistiques, tel le test du khi-deux, destinés à valider les processus d’inférence des résultats obtenus sur un échantillon représentatif de la population de référence. Sur ce point, on peut se référer aux explications d’O. Martin dans son ouvrage sur l’analyse de données quantitatives (MARTIN, O. 2005 : 30-31).

129.

Rappelons que le TNS est le pourcentage de la population d’âge scolaire (par exemple 7-12 ans si l’on s’en tient au premier cycle) qui fréquente l’école. Le taux brut de scolarisation (TBS) est le rapport entre le nombre d’élèves scolarisés à un niveau donné, quel que soit leur âge, et la population d’âge officiel de fréquentation de ce niveau.

130.

Cf. tableau A-16. Ce taux est obtenu en considérant la population des 8-13 ans, l’âge officiel de fréquentation du premier cycle étant 7-12 ans à la rentrée scolaire, notre propre questionnaire ayant été passé en mars.