La condition des femmes en milieu rural

La condition de la femme rurale en général s’inscrit dans le cadre de rapports sociaux de sexe globalement inégaux, les femmes occupant peu de postes de décision politique, n’ayant qu’une autonomie économique limitée et étant largement contraintes dans leurs choix matrimoniaux et de fécondité. Il nous semble toutefois important de rappeler, avec Chantal Rondeau, que ces conditions défavorables dans des sociétés que l’on peut décrire comme patriarcales ne doivent pas conduire à ignorer les marges de liberté (socialement différenciées, selon l’âge et le statut social notamment, mais aussi la trajectoire individuelle) dont disposent les femmes rurales au Mali (RONDEAU, C. 1994) 141 .

Nous nous arrêterons sur deux traits majeurs qui caractérisent la situation des femmes : l’importance du travail féminin ; le caractère précoce et familialement décidé du mariage.

Les femmes en milieu rural assument des tâches à la fois domestiques et agricoles. Selon une enquête publiée en 1991, le temps de travail féminin en zone Mali-Sud s’élève en moyenne à 11 heures par jour, soit 2 h 30 à 3 h de plus que les hommes (ZUIDBERG, L. & DJIRÉ, T. 1992 : 21) 142 . Il s’agit là d’une estimation qui tient compte des travaux domestiques et agricoles au sens large (y compris des activités de cueillette, de transformation de produits, etc.) ainsi que des activités commerciales. Les auteurs signalent la grande variabilité de ce temps sur l’année, qui connaît des pics d’activité agricole 143 et des périodes moins denses. La variation par catégorie d’âge est aussi sensible, mais on doit noter que pour les jeunes filles ce temps s’élève tout de même à 8 ou 9 heures. Pour notre part, nous avons effectivement constaté la moindre disponibilité des femmes, avec lesquelles les possibilités d’entretien étaient réduites au créneau horaire du tout début d’après-midi (« tilegan »), après le repas du midi et avant qu’elles ne se remettent au travail pour chercher du bois, de l’eau et commencer à préparer le repas du soir 144 . Notons cependant qu’une femme dont la belle-fille assure l’essentiel des tâches ménagères (cuisine et lessive) du foyer, et dont le mari pourvoit aux besoins, peut avoir beaucoup plus de temps libre. Tel est le cas de ma logeuse, qui, à 49 ans, a un emploi du temps assez libre, se bornant à superviser le travail effectué par sa belle-fille et la petite sœur de celle-ci, et travaillant pour sa part sans grande contrainte (à filer du coton, à des activités de cueillette et de transformation artisanale).

Le statut de la femme est intimement lié à sa condition d’épouse. Signalons tout d’abord le problème de méthode qui consiste à réaliser une enquête portant sur les femmes à l’échelle d’un village. En effet, compte tenu de la règle virilocale de résidence, ce point de départ nous interdit de suivre l’ensemble des jeunes filles de Kina (il faudrait retrouver toutes les femmes formées à Kina et mariées hors du village), et inversement nous met face à une population de femmes mariées qui n’est que partiellement formée à Kina.

L’endogamie villageoise est toutefois une réalité à Kina : près d’une femme sur deux mariée à Kina est née à Kina (cf. tableau A-24). La grande dispersion des autres lieux de naissance (à part les 4 localités de Fana, et Sondo, Sièro, Balan, dont 7 à 10 femmes sont originaires, aucune ne réunit plus de 5 personnes), et la difficulté à identifier ces lieux avec précision (notamment leur caractère urbain ou rural), nous interdisent de proposer une analyse fine des situations à partir des statistiques. On peut toutefois noter un taux d’alphabétisation des femmes originaires de Kina largement supérieur à celui des autres femmes (15% contre 2%), ce qui rejoint les analyses effectuées précédemment sur le caractère singulier du village (cf. supra 0). On doit relever tout de même parmi les 3 femmes originaires d’autres lieux, le cas de Maïmouna Touré, née à Sanankoroba, un bourg du cercle de Kati, qui est la femme la plus lettrée du village.

Concernant la spécificité des pratiques féminines de l’écrit, nos analyses seront limitées. En effet, nous avons fait le choix d’une approche essentiellement qualitative des pratiques. Du même coup, n’ayant pas pris une décision en amont sur le genre, nous avons travaillé davantage sur les pratiques des hommes, dominantes quantitativement et plus visibles socialement.

Nous allons nous référer ici à quelques données qui permettent de situer le contexte. Rappelons tout d’abord que les femmes au Mali sont mariées très jeunes. D’après le rapport de l’EDSM, le pourcentage des femmes actuellement âgées de 25 à 49 qui étaient déjà en union à 15 ans est de 25%. L’âge médian au premier mariage est en milieu rural de 16,2 ans, l’âge médian à la première naissance de 18,5 ans. Le taux de fécondité est en milieu rural de 7,3 enfants par femme. Le rapport note l’importance du niveau d’instruction comme facteur qui influence l’âge de la primo-nuptialité.

‘On observe, par contre, une relation positive entre le niveau d’instruction et l’âge médian à la première naissance. Ainsi, les femmes du niveau secondaire ou plus ont eu leur premier enfant 3,6 ans plus tard que celles qui sont sans instruction ([22,2 ans contre]18,6 ans). Par contre, entre les femmes sans instruction et celles de niveau primaire 145 , on n’observe aucune différence significative (18,6 ans [pour les femmes non scolarisées] contre 18,9 ans [pour celles ayant atteint le niveau primaire]) (EDSM 2001 : 53).’

Si l’on s’intéresse plus précisément à la fécondité des adolescentes, le constat se vérifie, avec cette fois une différence entre les femmes qui ont atteint la fin du premier cycle et celles qui n’ont pas été scolarisées.

‘Par ailleurs, de manière générale, il y a une corrélation négative entre le niveau d’instruction et la précocité de la fécondité ; les proportions les plus élevées de femmes ayant commencé leur vie féconde s’observent chez les adolescentes sans instruction (47 %) et chez celles ayant un niveau primaire (32 %). En revanche, seulement 16 % d’adolescentes qui ont atteint le niveau secondaire ou plus ont déjà un enfant ou sont enceintes, soit trois fois moins que les adolescentes sans instruction et deux fois moins que celles du niveau primaire (EDSM 2001 : 55).’

Les mêmes tendances apparaissent concernant l’âge médian de la première union, qui passe de 16,1 pour les femmes sans instruction à 21,8 pour les femmes ayant un niveau secondaire ou plus (EDSM 2001 : 87).

Que conclure de ces chiffres ? On pourrait émettre l’hypothèse, qui semble implicitement favorisée par les auteurs du rapport, selon laquelle l’instruction donne les moyens à la jeune fille de résister à la pression de son entourage en faveur du mariage. Une telle hypothèse pose d’abord un problème d’ordre méthodologique, du fait que ces deux facteurs sont mutuellement dépendants. En effet, le mariage et la première naissance sont les raisons les plus souvent avancées dans les entretiens pour justifier l’abandon des études. On pourrait donc tout aussi bien considérer que c’est le retard à l’âge du mariage qui permet à certaines jeunes filles de poursuivre des études 146 .

Il faut en réalité souligner la pluralité des facteurs qui sont ici liés. Les stratégies de scolarisation sont largement le fait des familles, de même que les choix matrimoniaux. On peut donc penser que le statut socio-économique de la famille joue ici. D’une part, la rentabilité matérielle (la dot) et sociale du mariage d’une fille va être recherchée à plus ou moins court terme. D’autre part, le fait que les responsables (les tuteurs, parents ou non) de la jeune fille soient ou non lettrés peut intervenir. On doit également prendre en compte le fait que la scolarisation poussée, en milieu rural, a pour effet l’éloignement de la jeune fille du village, lui procurant une expérience urbaine qui retarde son mariage et lui procure de nouveaux modèles, expérience que ses tuteurs peuvent appréhender.

On peut conclure sur ce point en soulignant l’intrication de facteurs (matériels et sociaux) qui jouent à des niveaux différents, sur des décisions qui sont largement familiales, mais où la jeune fille peut prendre une part plus ou moins active selon les cas.

Les données présentées expliquent aussi largement les difficultés de l’alphabétisation féminine dans son ensemble, même si les obligations des femmes varient selon qu’elles sont mariées ou non.

Pour une femme mariée, le fait même de pouvoir se rendre à des cours d’alphabétisation dans le village dépend de l’autorisation de son mari et des frères de celui-ci.

Au cours des entretiens avec les femmes, cette situation apparaît, très souvent indirectement dans des silences ou des hésitations, parfois de manière explicite comme dans cet entretien avec Sarata Camara (28 ans ; école bilingue 5ème) 147 .

On peut relever la récurrence des tournures passives, qui traduisent une double contrainte : on l’a choisie pour l’alphabétisation, mais cela a été demandé à ses beaux-frères.

L’enquête de Laura Puchner, menée dans des villages plus au sud de la zone cotonnière sur l’alphabétisation des femmes confirme ce point (PUCHNER, L. 2003). Elle montre les grandes difficultés que rencontre la mise en place de l’alphabétisation féminine, les femmes étant à la fois peu disponibles et peu motivées, les hommes freinant sans le dire le processus de leur mieux.

Les compétences lettrées sont donc fortement sexuées : la domination des hommes apparaît à la fois quantitative, et qualitative, à la fois en termes de niveau atteint et de rentabilité sociale de ces compétences (nous reviendrons sur ce dernier point). Cependant, des exceptions apparaissent, ainsi que des différences entre les filières, l’école apparaissant relativement plus favorable que l’alphabétisation pour adultes à des réussites féminines. Nous verrons que l’histoire de l’alphabétisation dans le village d’enquête permet de rendre compte de ce phénomène (cf. infra 0).

Le second déterminant majeur de l’alphabétisation est celui de l’âge.

Notes
141.

Son étude souligne également la disparité des situations régionales, puisqu’elle s’appuie sur des études de cas menées dans des régions dogon, sénoufo et minyanka.

142.

Source : Département de la Recherche sur les Systèmes de Production Rurale (DRSPR), Commission technique sur les systèmes de production rurale. Synthèse des résultats de la campagne 1990/1991, DRSPR Volet Fonsébougou, IER/DRSPR Sikasso, 1991.

143.

C. Rondeau donne ainsi des durées de 16h à 17h pour les journées de travail des femmes sénoufo et minyanka auprès desquelles elle a enquêté (RONDEAU, C. 1994).

144.

Il s’agit de leur emploi du temps en saison sèche où elles ne sont pas occupées aux champs.

145.

Nous conservons cette dénomination des auteurs, mais rappelons qu’au Mali les 6premières années d’école constituent le premier cycle de l’enseignement fondamental.

146.

Le lien entre alphabétisation et nuptialité précoce établi dans ce rapport s’inscrit dans une problématique plus large qui associe l’éducation des femmes à la réduction de la fécondité. Si « l’existence d’une forte corrélation négative entre l’éducation, notamment celle des femmes, et la fécondité est un fait stylisé quasiment universel, (…) la mesure dans laquelle cet effet est causal reste à préciser » (BAUDELOT, C. LECLERCQ, F. CHATARD, A. et al. 2004). Pour ce qui est du régime démographique de l’Afrique subsaharienne, on peut se référer à une synthèse qui s’appuie précisément sur les données des Demographic and Health Surveys, enquêtes menées du milieu des années 1980 au début des années 1990 dans 14 pays africains dont le Mali (AINSWORTH, M., BEEGLE, K. & NYAMETE, A. 1996). Ces auteurs constatent que l’effet de la scolarisation sur la fécondité ne devient significatif qu’à partir de la fin de la scolarité primaire.

147.

L’ensemble des échanges, entre l’enquêté(e), mon interprète-assistant (Int.) et moi (AM) est restitué. L’interprète est identifié comme tel, mais il faut préciser d’emblée que ce travail a été effectué par plusieurs personnes (pour l’essentiel, deux des enseignants de l’école du village). La traduction conserve par défaut l’intégralité de ces échanges (lorsque certaines traductions de l’interprète sont inutiles à la compréhension de l’interaction, elles sont omises ; cela est systématiquement signalé). Les italiques signalent mes traductions. Dans la plupart des cas, comme ici, une traduction globale suit les échanges. Lorsque l’enquêté s’exprime en français, en passant ponctuellement au bambara, notre traduction figure entre crochets au sein du texte original. Sur les choix de transcription du bambara, nous renvoyons à la note préliminaire. L’Annexe 1 décrit les différentes séries réalisées et donne les guides d’entretien utilisés.