Données statistiques

Le tableau ci-dessous permet de constater que l’aptitude à écrire une lettre (quelle que soit la langue) varie en fonction de l’âge 148 .

Tableau 13 Les compétences scripturales selon l’âge. (Sous-population: adultes de 15 ans et plus résidant à Kina) % en lignes

On constate un écart massif dans la population entre ceux qui sont âgés de moins de 40 ans et ceux qui ont atteint ou dépassé cet âge. Chez les premiers, la part de ceux qui peuvent écrire une lettre est supérieure à la moyenne (taux le plus bas : 20% pour les 20-24 ans) ; chez les seconds elle est bien inférieure, et décroît de manière quasi-continue 149 .

Si l’on s’intéresse plus particulièrement aux plus jeunes, on constate que le taux n’est pas tout simplement dégressif, comme le laisserait supposer l’idée d’une alphabétisation de plus en plus généralisée. On repère un pic pour les trentenaires, plus particulièrement les 30-34 ans. Par ailleurs, la tranche d’âge des 20-24 ans apparaît relativement bien moins alphabétisée que les autres.

Ces variations ne sont-elles pas liées aux migrations, qui sont essentiellement le fait des jeunes 150  ? Les taux de non-résidence élevés, 14% à 28% par classe d’âge, sont le fait des individus âgés de 10 à 29 ans (cf. tableau A-25). Or, on peut faire l’hypothèse que les jeunes migrants sont plus lettrés que ceux qui restent au village. Tout d’abord, une partie d’entre eux sont des élèves du second cycle (à Fana), du lycée (à Dioïla ou Bamako), ou des étudiants. De plus, les autres migrants sont peut-être également plus lettrés, la migration scolaire étant souvent un préalable à une migration économique 151 . Notons que les rapports entre migration et alphabétisation sont sans doute plus complexes. La poursuite de la migration est-elle favorisée par un capital scolaire élevé ? La migration en contexte urbain constitue-t-elle une incitation à l’alphabétisation et une source d’occasions d’apprentissage informel ? Telles sont les questions que nous aurons à reprendre dans la section suivante (1.1.3.3.). Pour l’instant, il nous suffit, à l’aide du tableau donnant les résultats pour l’ensemble de la population (incluant les personnes en migration) de souligner que la population migrante est effectivement plus lettrée : les taux augmentent sensiblement (4 à 8 points) pour toutes les tranches d’âge en dessous de 40 ans, dès que l’on inclut les non résidents (cf. tableau A-26). Sur ce tableau, la moindre performance des 20-24 ans s’estompe. En revanche, le pic des trentenaires subsiste, notamment la performance élevée des 30-34 ans (41% de scripteurs de lettres au sein de cette tranche d’âge). Pour expliquer ce fait, nous allons, selon la méthode suivie jusqu’ici, nous demander s’il se vérifie quelles que soient les langues et les filières considérées.

La répartition des compétences scripturales en bambara selon l’âge suit une distribution proche de celle qui apparaît dans le Tableau 13 (cf. tableau A-27). Le tableau correspondant pour les compétences scripturales en français montre que les trentenaires creusent l’écart dans cette langue (avec des taux qui sont à un niveau près du double de ceux des plus jeunes, cf. tableau A-28).

Pour ce qui est des filières, on peut rappeler tout d’abord que le recrutement de l’école a connu une progression importante 152 . L’augmentation est progressive ; l’examen des données montre même un « boom » scolaire pour les 30-34 ans (parallèle au pic des compétences observé pour cette tranche d’âge), le recrutement dépassant pour la première fois 50% des effectifs. La tranche suivante subit un recul (40% d’individus scolarisés), mais la progression reprend ensuite (respectivement 51% et 16% pour les 20-24 et 15-19 ans).

Les statistiques rejoignent la périodisation qui s’impose quand on connaît l’histoire du village : le décollage des 35-39 ans correspond aux enfants scolarisés à l’ouverture de l’école dans le village voisin de Balan, par lequel le recrutement scolaire devient une réalité à Kina. Le boom scolaire observé chez les 30-34 ans correspond aux premières cohortes recrutées pour l’école de Kina 153 . Nous tâcherons de rendre compte du recul qui suit en examinant le détail de l’histoire du village. On peut faire l’hypothèse que la tranche des 30-35 ans a bénéficié de circonstances particulières liées à la conjonction dans ces années de la présence d’un centre d’alphabétisation dynamique et des débuts de l’école bilingue. Cette hypothèse s’appuie également sur les entretiens menés essentiellement avec des personnes âgées en 2004 de 27 à 35 ans. Cela expliquerait la singularité des performances de cette tranche d’âge, leurs cadets bénéficiant uniquement d’une tendance de plus longue durée à la progression de la scolarisation, mais non de ce contexte singulier.

Observons maintenant les taux d’alphabétisés (c’est-à-dire passés par l’alphabétisation) par tranche d’âge (cf. tableau A-30). On remarque tout d’abord que les plus de 40 ans sont concernés par cette filière (ce qui n’est pas le cas pour l’école). Les meilleurs taux sont ici aussi atteints par les trentenaires (30% d’« alphabétisés » au sens restreint), le taux chutant à 13% pour la tranche d’âge inférieure.

Cette conjonction entre alphabétisation et scolarisation ne peut toutefois suffire à expliquer les compétences plus largement répandues chez les trentenaires que si elle ne concerne pas exclusivement les mêmes individus, autrement dit si les alphabétisés des tranches d’âge entre 30 et 39 ans ne sont pas, pour l’essentiel, des bi-alphabétisés. Or ceux-ci constituent 9 des 16 individus de 35-39 ans à déclarer avoir suivi des sessions d’alphabétisation et 19 des 22 individus de 30-34 ans (contre la quasi-totalité des 25-29 ans : 11 individus sur 12). Il est difficile de raisonner sur des effectifs aussi modestes, cependant, on doit noter que l’alphabétisation pour adultes semble bien avoir, au fil des années, eu un recrutement de plus en plus dominé par les scolarisés. On constate donc que les 35-39 ans ont bénéficié, plus que leurs cadets, de la pluralité de filières éducatives. Cependant, cette donnée semble insuffisante à expliquer le recul à la fois du recrutement scolaire et des compétences acquises, observable pour la tranche d’âge suivante. Les statistiques font donc apparaître une exceptionnalité de la situation éducative pour les 30-34 ans dont nous aurons à rendre compte par l’ethnographie (cf. infra 0).

Nous n’avons jusqu’ici considéré que le bambara et le français. En effet, pour rendre compte des scores généraux rendant compte de l’aptitude à écrire, le cas de l’arabe est négligeable (sur les quatre scripteurs de lettre en arabe, deux sont bi-lettrés, ce qui les incluent de toutes façons dans la population des scripteurs de lettre). Nous pouvons cependant terminer l’examen de la corrélation statistique entre l’âge et les compétences scripturales en envisageant plus précisément le cas de cette langue.

L’âge des cinq lecteurs et/ou scripteurs de lettre en arabe va de 15 à 47 ans. Considérons les compétences lettrées en cette langue définies de manière plus large (cf. supra 0). Pour ce qui est des compétences lectorales (que nous retenons ici car elles nous permettent d’avoir des effectifs moins réduits), on observe un taux de déclarants en progression quasi constante avec l’âge 154 (avec une exception concernant les plus jeunes, que l’on peut attribuer au développement de l’enseignement lié à l’islam, notamment les médersas 155 ). La césure est nette entre les plus de 40 ans et les plus jeunes. Dans ce cas, nous pouvons considérer que l’effet d’âge est important. Il faut en effet distinguer ce qui relève de l’âge au sens de la position dans le cycle de vie 156 , des effets de génération, dans le sens sociologique du terme dont nous détaillons l’usage ci-dessous. Les compétences liées aux écrits coraniques peuvent être acquises à tout âge. Chez les adultes, leur acquisition semble toutefois se faire à la faveur du regain d’intérêt pour la religion qui touche les adultes d’âge mûr (40 ans). Notons que l’on peut rapporter ce phénomène à la fois à un effet d’âge (il est socialement requis de devenir pieux en devenant « vieux »), et à des circonstances plus conjoncturelles (le développement récent au Mali de mouvements religieux, comme la mouvance Ansar Dine dans laquelle s’inscrivent certains villageois). Nos données ethnographiques ne sont pas assez fournies sur le sujet pour nous permettre de trancher entre ces deux hypothèses.

Notes
148.

A la fin de l’Annexe 4, deux graphiques donnent la répartition de la population par tranches d’âges.

149.

Signalons la difficulté à raisonner sur des chiffres obtenus sur des effectifs réduits (moins de 5 lettrés par tranche d’âge à partir de 45 ans).

150.

Du moins pour ce qui est de nos données, où ne figurent que les migrants déclarés par la famille, donc qu’on ne considère pas encore comme établis dans leur lieu de migration.

151.

On peut ajouter qu’ils sont en majorité des hommes (61%).

152.

Cf. le tableau A-29.

153.

On observe un chevauchement entre les dates de naissance des élèves scolarisés à Balan et à Kina. Ceux recrutés à Balan de 1974 à 1978 sont nés entre 1965 et 1971. La première cohorte de Kina, rentrée en 1979, comprend des enfants nés de 1967 à 1973. Parmi les 35-39 ans (âge en 2004), la plupart des scolarisés l’ont été à Balan, mais certains aussi à Kina. Parmi les 30-34 ans, quelques-uns (nés en 1970 ou 1971) ont été scolarisés à Balan. Nous reviendrons sur ce point en .