Quels usages du terme de génération ?

Ces résultats nous amènent à raisonner ici en termes de « génération lettrée ». Nous ferons jouer dans notre travail deux acceptions du terme de génération, selon une distinction classique dans les travaux qui reposent sur une approche générationnelle (ATTIAS-DONFUT, C. 1991) 157 .

La première, inspirée de travaux sociologiques, nous amène à construire des générations à partir de l’expérience d’une socialisation à l’écrit commune (scolaire ou non) vécue par des individus sur une même période. Nous considérons que des socialisations à l’écrit ont constitué une expérience importante, voire fondatrice dans certains cas, qui justifie que l’on prenne appui sur elles pour associer les individus qui l’ont partagée. C’est l’acception du terme qui nous occupe principalement dans cette 1ère partie, et dont nous allons discuter la pertinence pour notre contexte, en nous demandant notamment si les générations ainsi constituées recoupent ou non les groupes d’âges qui constituent dans les sociétés mandingues des axes de solidarité importants, transversaux aux divisions entre familles et groupes statutaires. La seconde acception du terme de génération, reprend l’usage anthropologique qui distingue des générations selon l’ordre de primauté généalogique. Cette acception rend compte des rapports aînés/cadets et des rapports liés à la filiation, tels qu’ils sont à l’œuvre au sein des familles. Ces usages du terme en sociologie et en anthropologie se distinguent de la construction démographique de la génération qui s’appuie sur le repérage de cohortes de naissance, et qui retient un écart de 25 ans comme constitutif de générations différentes.

Les deux dimensions (expérience commune ; représentation sociale de la filiation) sont en réalité imbriquées : à l’intérieur d’un groupe de pairs (camarades de classe par exemple), les rapports d’aînesse, mais aussi de filiation au sens large (par exemple une relation avunculaire) peuvent lier les individus. Inversement, des personnes issues d’une même fratrie (donc d’une même génération au sens de la filiation), peuvent avoir vécu chacune une expérience socialisatrice fondatrice différente. Par exemple, dans la concession de mon logeur, lui-même a fait partie des premiers alphabétisés du village dans les années 1970 (génération lettrée que nous appellerons 2), ses frères cadets classificatoires ayant pour les uns été scolarisés à Balan (génération lettrée 3), pour les autres fait partie des premières cohortes de l’école du village (génération lettrée 4). Tous ceux-ci relèvent de la même génération, au sens généalogique. La question de la génération au sens de la filiation se pose dans le cas de cette concession à propos de la langue arabe, où l’on repère des stratégies de répartition des enfants dans les différentes filières qui permettent que chacune des trois générations (au sens de la filiation) présentes dans cette concession comporte des lettrés en arabe. Pour envisager la question de la transmission, le recours à cette notion de la génération qui tient compte de la filiation s’impose.

Nous allons discuter ici la pertinence du recours au sens sociologique du terme de génération pour notre contexte.

La génération est définie comme un ensemble de personnes ayant partagé des expériences marquantes durant leur période de formation.

La période retenue est le plus souvent celle de la jeunesse, en tant que période centrale dans les socialisations scolaires et professionnelles des individus. Pour notre part, nous avons élargi le propos à la considération de la période de formation. En effet, pour ce qui est des scolarisés, notre définition de la génération lettrée par une expérience scolaire commune situe bien l’événement partagé dans la jeunesse. En revanche, le cas des alphabétisés est différent, puisque leur formation est intervenue plus tardivement (souvent entre 20 et 30 ans).

Une approche générationnelle des sociétés rurales du Mali suppose que l’on fasse une place dans l’analyse aux classes d’âge, qui sont des solidarités fondées sur l’âge, transversales aux sociétés villageoises. Comment penser l’articulation entre le système éducatif moderne et les classes d’âge ?

Nous pouvons nous reporter à l’ouvrage de Tamba Doumbia qui étudie cette question (DOUMBIA, T. 2001).

Précisons tout d’abord la notion de classe d’âge. T. Doumbia décrit la formation des classes d’âge comme reposant sur le fondement biologique d’une naissance dans un intervalle de temps inférieur à quatre ou cinq ans. Les groupements fondés dans la prime enfance sur un tel critère sont ensuite reconnus socialement et institutionnalisés en quelque sorte par l’expérience commune de l’initiation effectuée en commun, à l’occasion de cérémonies collectives de circoncision pour les garçons, et d’excision pour les filles (op. cit. : 75). Notons que contrairement à ce que décrit ici T. Doumbia pour des périodes antérieures, l’excision ne donne pas lieu dans le village d’enquête à une cérémonie collective ayant valeur d’initiation féminine. Pratiquée sur les fillettes dès leur plus jeune âge (dès un an), selon la tendance actuellement observable au Mali, elle s’effectue dans le cadre privé. La circoncision en revanche, cautionnée par l’islam, reste une initiation subie collectivement par les garçons autour de l’âge de 10 ans, et suivie d’une période de réclusion en commun.

Pour T. Doumbia, « le but [des classes d’âge] est de poursuivre la socialisation de leurs membres au-delà des initiations, parallèlement à l’éducation familiale » (op. cit. : 231). Notons que les groupes d’âge, regroupés au sein d’une association (du moins pour les hommes), ont eu des rôles économiques, politiques et rituels importants. Aujourd’hui, le rôle économique perdure (avec à Kina des journées de travail collectif, des cotisations lors de cérémonies importantes, etc.), mais sur notre terrain il semble tout de même limité. Les échanges entre membres d’une même classe d’âge sont en principe égalitaires, ne tenant pas compte, le temps du travail commun, des relations d’aînesse voire de séniorité qui peuvent régir par ailleurs les rapports entre ces individus. En revanche, les relations entre promotions reprennent le modèle aîné/cadet (CAPRON, J. 1977).

On peut revenir maintenant à la question de l’imbrication de cette forme d’organisation sociale avec l’école. Pour T. Doumbia, la scolarisation s’insère harmonieusement dans le système traditionnel. « L’école, tout comme la médersa, constitue une forme moderne de kareya ou classe d’âge » (op. cit. : 196). T. Doumbia repère certes des différences entre les deux formes d’organisation juvénile (l’école étant sélective, mixte, intégrant des enfants de plusieurs localités). Cependant, il affirme que « les jeunes scolarisés et non scolarisés d’une même classe d’âge sont astreints à une camaraderie à vie malgré les contradictions auxquelles ils sont soumis » (op. cit. : 198). On rencontre ici un biais important de cette étude dont l’auteur pose d’emblée que « par leur dynamisme et leur puissance d’adaptation [les classes d’âge] représentent, malgré leur caractère traditionnel, une des voies privilégiées par lesquelles les communautés villageoises parviennent à s’intégrer progressivement dans la vie moderne » (op. cit. : 18). Conflits et contradictions sont presque toujours minorés 158 .

Pour notre part, il nous semble hasardeux de postuler que les générations que nous constituons (et qui incluent pour la plupart des classes d’âge sans en suivre rigoureusement les limites toutefois) sont renforcées par ce phénomène. Nous travaillerons donc sur la manière spécifique dont l’expérience éducative, notamment scolaire, contribue à faire émerger des similitudes objectives voire une conscience commune, sans présupposer que cette dynamique prend la relève de formes plus traditionnelles de solidarités.

Nous avons introduit la notion de conscience commune, qui nous fait passer de la définition minimale de la génération sociologique à une définition que l’on peut qualifier, en suivant la typologie élaborée par Olivier Galland, d’« historique » (GALLAND, O. 1998). La génération au sens « historique » du terme suppose la prise de conscience du caractère partagé de l’expérience commune, perçue comme fondatrice. D’une manière générale, nous retenons ici le sens de génération sociologique pour raisonner en quelque sorte a minima. Nous préciserons pour chaque groupe constitué si la conscience commune est ou non présente.

Ces éléments justifient le choix du sens sociologique du concept de génération dans l’usage que nous faisons de ce terme pour constituer les générations lettrées. Cependant, nous recourons aussi dans l’analyse au sens généalogique du terme, très pertinent dans notre contexte d’une société rurale dont l’organisation repose largement sur les rapports de parenté. Dans ce cas, « le principe de constitution de la génération est lié ici à la filiation : les géniteurs et les enfants issus de ces géniteurs appartiennent à des générations différentes » (GALLAND, O. 1998). Ce sens généalogique du concept de génération, qui combine aînesse générationnelle et séniorité, est le plus utilisé par les anthropologues (HÉRITIER, F. 1981; ABÉLÈS, M. & COLLARD, C. 1985). Nous aurons à le convoquer pour étudier les questions de la transmission familiale de la culture lettrée.

Notes
157.

Les journées d’études Les approches générationnelles : enjeux, avancées, débats, organisée les 13 et 14 novembre 2003 par le Laboratoire Printemps (Université Saint-Quentin-en-Yvelines), donnent une idée de l’importance de cette thématique dans les recherches actuelles en sciences sociales (communications en ligne sur http://www.printemps.uvsq.fr/ ).

158.

Nous suivons la lecture critique que E. Gérard propose de cet ouvrage dans une recension parue dans les Cahiers d'études africaines (GÉRARD, É. 2003).